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L’apport
fondamental du christianisme à la civilisation a été d’établir une
distinction entre le politique et le religieux, fondée sur deux phrases du
Christ : « Mon royaume n'est pas de ce monde » et
« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. ».
Dans
son livre Le vrai génie du christianisme, le professeur Jean-Louis
Harouel écrit : « La disjonction chrétienne du politique et du
religieux constitue la source du succès de l’Occident. C’est d’elle qu’est
née la liberté de l’individu, laquelle est à l’origine non seulement des
libertés publiques européennes mais encore de la dynamique occidentale. C’est
en effet à la désintrication du spirituel et du temporel, à la dissociation
du sacré et du profane, qu’il faut rapporter l’invention par l’Europe
occidentale – et non par d’autres grandes civilisations – du progrès
technique et du développement économique, dont bénéficie aujourd’hui une
grande partie de l’humanité. L’avènement de la science et de la technique
moderne est certes un miracle européen, mais plus profondément encore un
miracle chrétien. »
Mais
le dualisme chrétien entre le temporel et le spirituel n’est pas un long
fleuve tranquille. C’est une longue marche qui fut souvent entravée par le
retour du monisme, sous la forme de l'augustinisme politique et juridique (la
loi de l’État est au service de la loi divine) ou du millénarisme (absorption
messianique du politique par le religieux).
L’augustinisme
politique et juridique
Ainsi au
Moyen-âge, l’Église et les monarchies chrétiennes héritèrent du modèle
politique des grands empires du passé, que les historiens de nos jours
appellent le système théologico-politique. C’est un système de pouvoir sacral
où le chef politique est aussi un chef religieux, un médiateur entre
l’ici-bas et l’au-delà.
Dans
les sociétés médiévales, le pouvoir politique fonde sa légitimité, son
autorité et son unité sur la foi, qu’elle soit chrétienne ou musulmane.
Ce sont des sociétés caractérisées par l’unanimisme politico-religieux. Par
conséquent, ceux qui ne sont pas de la même foi, ceux qui sortent de cette
unanimité, sont traités comme des parias car ils mettent directement en
danger l’autorité politique et religieuse à la fois.
Cette
alliance de l’Église et de l’État pour imposer la foi et les mœurs fut
également justifiée par une doctrine qui eut la faveur des théologiens
pendant longtemps : « l’augustinisme politique ». Bien que
cette doctrine soit une déviation de la pensée de Saint Augustin, elle fut
longtemps enseignée. Il s’agit d’une forme de millénarisme qui part d’une
vision pessimiste de l’homme : l’homme sans la grâce ne peut quasiment
rien. L’ordre naturel est trop fragile, trop corrompu par le péché. Il faut
que l’Église impose la foi et christianise la société par la force si
nécessaire car les hommes sont trop faibles par eux-mêmes pour préparer leur
salut. Chez Saint Augustin, l’idée était nuancée mais fut très vite
interprétée faussement par certains théologiens : l’État devait devenir
le bras séculier de l’Église pour instaurer une société parfaitement
chrétienne et faire advenir le Salut. Il fallait éradiquer le mal par tous
les moyens pour qu’enfin arrive le Jugement Dernier.
Le
conflit de l’Église et de l’État
Cela
n’a pourtant pas empêché l’Église de revendiquer très tôt son autonomie par
rapport au pouvoir politique, tandis que celui-ci essayait de revendiquer sa
suprématie par rapport au pouvoir religieux. C’est le fameux conflit du trône
et de l’autel au Moyen-âge.
Dans
le cadre de ce conflit, la Magna Carta de 1215 est l’une des avancées
juridiques les plus importantes de l’histoire occidentale en faveur d’un
gouvernement représentatif et limité. Un groupe de barons s’opposa au roi Jean
Sans Terre à Runnymède et le força à signer la Magna Carta Libertatum – ou la
Grande Charte. La Magna Carta garantissait à tout homme libre la sécurité
contre toute ingérence illégale envers sa personne ou sa propriété et la
justice pour tous. La capacité du roi à augmenter ses revenus fut limitée,
l’Église obtint la garantie d’une certaine indépendance et les libertés des
municipalités furent confirmées.
Paradoxalement,
ce conflit entre le pape et le roi permit progressivement une séparation des
sphères temporelle et spirituelle et donc une plus grande liberté. Mais,
malgré cette concurrence bénéfique, il y eut encore une très forte unanimité
sociale en Europe et il était considéré comme intolérable que des gens
puissent s’exclure de la foi commune, c’est-à-dire de la communauté
culturelle. C’est pourquoi, les principes énoncés dans cette charte
excluaient de leurs garanties les non-chrétiens, qui étaient traités comme
des citoyens de seconde zone. Il n’y avait pas encore de pluralisme possible
dans un tel système politico-religieux, hérité de l’empire romain.
Au
XIVe siècle, Guillaume d’Occam mobilise les Évangiles pour contester le
pouvoir temporel du pape. Mais il faudra attendre le XXe siècle pour voir se
clarifier la doctrine originelle du christianisme, longtemps occultée par
l’augustinisme politique : le dualisme du politique et du religieux.
Une
interprétation erronée du christianisme : la religion d’État
Selon
Jean-Louis Harouel, « Il y a deux conceptions religieuses de la manière de
changer le monde : la manière chrétienne et la manière millénariste. La
manière chrétienne de changer le monde consiste à se changer soi-même pour se
consacrer aux autres (…) Toute autre est la manière dont les esprits
millénaristes pensent pouvoir changer le monde. Ils prétendent le faire en
changeant la société, ce qui veut dire concrètement, en changeant les autres
! En les changeant par la contrainte, voire par la violence. Le projet
d’établissement du Royaume de Dieu sur terre vise à construire une sainteté
collective par des méthodes totalitaires. »
En
effet, les valeurs évangéliques sont des valeurs individuelles de progrès
moral, de perfection, de sainteté. Elles ne sont pas destinées à régir la vie
sociale. L’éthique biblique crée un devoir de traiter l’autre comme son
semblable. Mais ce devoir reste purement éthique, il n’entraîne pas
d’obligation juridique, ni de sanction pénale. Or ces valeurs, une fois
laïcisées et transformées en religion séculière d’État, deviennent des règles
de droit imposées sous la menace de lourdes sanctions judiciaires. Un exemple
parmi d’autres, souligné par Jean-Louis Harouel, est la pénalisation de toute
forme de discrimination au travers des lois Pleven, Gayssot et Taubira. Selon
lui, « l'antiracisme est une religion séculière, qui a pris le relais du
socialisme et du marxisme. C'est une nouvelle figure de l'égalitarisme
absolu, au nom de la réalisation du paradis sur terre. » Et il ajoute :
« La punition judiciaire du blasphème et du sacrilège est de retour.
C'est une immense régression par rapport au droit pénal du XIXe siècle et du
premier XXe siècle, qui ignorait délibérément les fautes contre la religion,
au nom de la distinction du spirituel et du temporel. »
Dans cette
perspective, l’actuelle religion séculière étatique est la négation de la
distinction du politique et du religieux. Elle est un nouvel avatar du
monisme païen et une menace pour la liberté.
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