Suite
de l’article précédent
Existe-t-il
une incompatibilité intrinsèque entre le christianisme comme tel et les
valeurs libérales ? Une synthèse des deux est-elle possible ?
De
prime abord, il semble y avoir une antinomie stricte entre christianisme et
libertés, de telle sorte qu’on ne puisse rendre possible les libertés qu’en
supprimant Dieu ou l’Église et inversement. En effet, la religion s’identifie
à l’autorité d’une loi transcendante, tandis que les libertés modernes
semblent se définir inversement par l’absence d’autorité supérieure.
Aussi l’Église a-t-elle longtemps lutté contre les libertés intellectuelles
politiques et religieuses, par la censure et l’Inquisition. L’affaire
Galilée, par exemple, est emblématique de ce conflit, mais aussi la
condamnation du libéralisme par les papes au XIXe siècle.
Pourtant
le christianisme n’a aucun problème spécifique avec l’idée que l’homme est
libre. La Bible enseigne que l'homme est créé à l'image de Dieu, en dépit du
péché originel. Et puisque Dieu est libre, l’homme l’est aussi. Alors comment
comprendre ce malentendu, cristallisé par la révolution française ?
La
condamnation du libéralisme théologique par les papes du XIXe siècle
L’avènement
des libertés individuelles, à partir du XVIIIème siècle notamment, avec les révolutions
modernes, eût pour effet indirect la déchristianisation. Car en France tout
particulièrement, ces libertés individuelles ont été revendiquées contre
l’Église. Mais comme nous l’avons vu, l’Église avait exercé un pouvoir
oppressif parce qu’elle s’appuyait sur l’État pour imposer aux gens la foi ou
pour punir ceux qui déviaient de la foi. Ces relations abusives entre
l’Église et l’État ont eu un effet logique : le rejet de la foi par
beaucoup.
Ainsi,
au XIXème siècle, quand l’Église s’est retrouvée confrontée à l’athéisme et à
une attitude agressive à son égard, beaucoup de théologiens et d’hommes
d’Église ont pensé que le seul moyen de défendre la foi était de restaurer un
État catholique autoritaire, conformément à la doctrine de l’augustinisme
politique dont nous avons parlé. Le mot libéralisme a alors été rejeté comme
signifiant l’athéisme ou le relativisme. Le libéralisme économique et
politique a été confondu par l’Église avec la négation de sa propre autorité,
c’est-à-dire avec un libéralisme théologique.
D’où
logiquement sa condamnation par les papes. Citons Grégoire XVI en 1832 dans Mirari
Vos qui est une encyclique, c’est-à-à-dire un document faisant autorité
pour la foi. Il y affirme « De cette source empoisonnée de
l’indifférentisme, découle cette maxime fausse et absurde, ou plutôt ce
délire : qu’on doit procurer et garantir à chacun la liberté de
conscience. » En 1854, dans l'Encyclique Quanta Cura, Pie IX à
son tour condamne « cette opinion erronée, on ne peut plus fatale à
l’Église catholique et au salut des âmes, et que notre prédécesseur
d’heureuse mémoire Grégoire XVI appelait un délire, à savoir que la liberté
de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme ; qu’il
doit être proclamé dans tout État constitué et que les citoyens ont droit à
la pleine liberté de manifester hautement et publiquement leurs opinions,
quelles qu’elles soient, par la parole, par l’édition ou autrement, sans que
l’autorité ecclésiastique ou civile puisse en rien le limiter. »
Pourtant,
fait majeur de notre temps, depuis le Concile Vatican II, l’Église a renoncé
définitivement à tout millénarisme politique, c’est-à-dire à toute tentative
d’identifier la norme spécifiquement religieuse avec la loi de l’État.
La
reconnaissance de la liberté religieuse au XXe siècle
Le
monolithisme médiéval, hérité des structures politiques de l’Antiquité, a
longtemps empêché l’Église d’appliquer son dualisme de la foi et du pouvoir
politique. Toutefois, lors du concile Vatican II avec la déclaration Dignitatis
Humanae (1965), l’Église a revu et corrigé sa pratique au sujet des
libertés. Elle a fait sienne une pratique issue du monde profane, dont elle a
reconnu la conformité avec sa propre doctrine : dans un régime libéral,
les chrétiens doivent renoncer à conquérir l’État pour lui demander de
christianiser d’en haut la société. Les libertés individuelles, bien
comprises sont conformes à la raison comme à la foi, car elles s’enracinent
dans une vision chrétienne de la personne humaine, image et ressemblance de
Dieu.
Au
Concile Vatican II, l’Église a reconnu la légitimité du droit civil au
pluralisme. Dignitatis Humanæ précise qu’il s’agit d’un droit à « la
liberté ou immunité de toute contrainte en matière religieuse ». La liberté
religieuse signifie donc simplement la non-intervention du pouvoir civil en
matière de religion ou d’opinion. « Cette liberté consiste en ce que tous les
hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part soit des
individus, soit des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit.
» Le droit à la liberté religieuse est donc un droit négatif, c’est-à-dire le
droit de ne pas être empêché de penser ou d’agir par soi-même.
Cela
signifie qu’aucune loi pénale ne doit être proposée, ni l'ombre d'une contrainte
infligée à la foi ou aux opinions de quiconque. Aucune foi ou conviction ne
doit être imposée par le pouvoir politique.
Comment
expliquer que, malgré ce conflit très dur au XIXe siècle, un tel retournement
de situation a pu voir le jour au Concile Vatican II ?
Il
y a deux raisons à cela :
La
première raison, c’est l’expérience américaine. Comme l’a bien montré Alexis
de Tocqueville, la nation américaine a été fondée sur l’union de la liberté
et de la religion et non sur leur opposition. Des gens, opprimés en Europe,
sont partis fonder une nation sur la liberté de pratiquer sa religion, y
compris dans la sphère publique et sur la liberté d’entreprendre. C’est
pourquoi la notion de séparation entre l’Église et l’État aux États-Unis n’a
pas du tout le même sens qu’en Europe. L’État est laïc parce que la loi
commune est une loi humaine, ce n’est pas la loi de Dieu. Il y a bien une
autonomie de la sphère politique par rapport à la sphère religieuse et en
même temps il y a une forte unité culturelle entre la foi, les mœurs et la
vie publique. L’expérience américaine a permis de comprendre que le fait d’un
pouvoir politique autoritaire n’était absolument pas consubstantiel au
christianisme. Au Concile Vatican II, c’est un jésuite américain, le père
John Courtney Murray, qui a fourni les arguments qui manquaient aux évêques.
La
deuxième raison, c’est l’expérience des pays totalitaires dans les pays de
l’Est. Il y a un évêque qui a joué un grand rôle au Concile Vatican II et
particulièrement dans la rédaction de Dignitatis Humanae, c’est le
polonais Karol Wojtyła, futur pape Jean Paul II. Ayant connu la persécution
religieuse, d’abord par les nazis puis par les communistes, il avait compris
l’importance de la liberté religieuse et la nécessité pour les chrétiens de
revendiquer cette liberté contre les tyrannies modernes.
C’est
donc la réunion de ces deux expériences, l’expérience totalitaire en Europe
et l’expérience libérale américaine, qui a permis à l’Église de comprendre
enfin qu’elle devait revendiquer pleinement la liberté religieuse.
Dissocier
le libéralisme théologique du libéralisme profane
Voici
comment le cardinal Newman définissait le libéralisme au XIXe siècle : « l’erreur
par laquelle on soumet au jugement humain les doctrines révélées, qui, par
leur nature, le surpassent, en sont indépendantes ; erreur par laquelle on
prétend déterminer, en pesant leurs mérites intrinsèques, la vérité et la
valeur des propositions qui s’appuient uniquement pour être reçues sur
l’autorité de la parole divine. » (Apologia pro vita sua, Desclée
de Brouwer, 1967, p. 474.) C’est bien le libéralisme théologique qui est ici
visé sous sa plume. Cela n’a jamais empêché Newman de militer pour les
libertés civiles, en particulier la liberté d’enseignement. Encore une fois,
la vérité ne saurait être imposée, ni par la menace, ni par la loi. En
revanche, « La conscience a des droits parce qu’elle a des
devoirs » écrivait-il, dont le premier est d’obéir à la vérité.
Ce
n’est donc pas tant le principe libéral de la non-coercition de l’État en
matière religieuse qui posa problème à l’Église au XIXe siècle, que le
présupposé qui l’accompagna souvent, à savoir la revendication d’une
indépendance complète de la conscience à l’égard de toute norme morale
objective, ce qu’on appelle le relativisme.
L’affirmation
d’un tel présupposé chez de nombreux libéraux anti-chrétiens comme Voltaire
rendit le libéralisme inacceptable aux yeux de l’Église. Pourtant, il n’y a
aucun rapport nécessaire entre le principe des libertés individuelles et ce
présupposé philosophique ou théologique du relativisme. Mais il faudra
attendre Vatican II pour que l’Église en prenne conscience et décide de
reconnaître à son tour la légitimité du pluralisme.
Aujourd’hui il n’est plus question pour
l’Église d’établir le règne terrestre de Dieu par la sacralisation
d'institutions supposées chrétiennes par essence, la monarchie de droit
divin ou la social-démocratie… L’enjeu pour les chrétiens, c’est la
préservation d'un espace de liberté pour la société civile, sans lequel il
n'est pas de vie morale authentique ni d'évangélisation possible.
Il
faut donc dissocier le libéralisme théologique – que l’Église rejette
conformément à sa doctrine – du libéralisme profane, politique ou économique,
qui n’entrave en rien sa mission d’évangélisation mais lui permet au
contraire d’exercer une influence morale et religieuse. En réalité, une
société libre offre des possibilités nouvelles et infinies de construire une
société à la fois plus humaine et plus conforme aux principes de l’Évangile.
La question de la compatibilité entre
la morale religieuse et le libéralisme économique peut toutefois se poser.
Elle sera étudiée dans un prochain article.
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