A Caracas,
au Venezuela, une hyperinflation fulgurante a complètement vidé les rayons
des magasins avant même que le prix du pétrole ne soit divisé par deux. C’est
ce qu’illustre William Neuman dans son article
écrit pour le NYT.
Mary
Noriega, une assistante de laboratoire, doit faire la queue pendant des
heures avec 1.500 autres personnes juste pour acheter de quoi manger,
« alors que des soldats armés contrôlent les cartes d’identité pour
s’assurer à ce que personne n’achète des produits de base plus d’une ou deux
fois par semaine ». Madame Noriega est forcée de troquer avec ses
voisins pour mettre de la nourriture dans son assiette.
Dans la
nouvelle de Thomas Mann sur la vie à Weimar, en Allemagne, intitulée « Disorder and Early Sorrow », une mère de famille, Frau Cornelius, fait
face au même problème :
Le sol ne cesse jamais de se défaire sous ses pieds, et tout semble
chamboulé. Elle nous parle de ce qui occupe constamment son esprit : les
œufs. Ils doivent être achetés aujourd’hui. Six-mille marks par unité, et
seule une petite quantité sera vendue aujourd’hui, dans un seul magasin, à
quinze minutes d’ici ».
Paul
Cantor, dans son analyse de la nouvelle de Mann, intitulée « Hyperinflation
and Hyperreality: Thomas Mann in Light of Austrian Economics »,
souligne qu’une intervention gouvernementale dans l’économie en entraîne une
autre. Ayant produit des raretés sur le marché par leurs politiques
inflationnistes, les autorités introduisent de nouvelles régulations pour
contrer l’irrationalité qu’elles ont-elles-même créée ».
Il n’est
pas difficile de comprendre ce que The Economist a
baptisé la « phobie de
l'Allemagne pour l'hyperinflation ». Le premier magazine
d’économie du monde se demande « jusqu’où ces leçons demeurent
appropriées. La déflation pose aujourd’hui un risque plus grand que
l’inflation en Europe ».
Mais
beaucoup se souviennent encore du jour où le taux de change du mark contre le
dollar est passé de 4,2 pour un à 4,2 trillions pour un en novembre 1923. La
nouvelle de Mann nous montre que malgré la débauche monétaire, les gens
trouvent un moyen de survivre.
Aucun foyer n’a droit à plus de cinq œufs par semaine ; c’est
pourquoi souvent, les jeunes de la famille entrent dans les magasins un par
un, et utilisent de faux noms, ce qui leur permet d’obtenir vingt œufs pour le
foyer Cornelius.
Dans une
scène de vie qui imite un art qui autrefois imitait la vie, le peuple du
Venezuela achète de la lessive, de l’huile végétale et de la farine de maïs
(qui sont tous sujets aux restrictions du gouvernement).
Chaque achat est entré dans une base de données, ce qui fait que les
acheteurs n’essaient pas d’acheter les mêmes produits régulés deux fois en
une semaine au moins.
Des soldats contrôlent la file à l’extérieur, des policiers sont déployés
à l’intérieur et des fonctionnaires du gouvernement vérifient les cartes
d’identité, s’assurent qu’elles ne sont pas falsifiées – ou qu’il ne s’agisse
pas d’immigrants dont les visas ont expiré. Un fonctionnaire des services
d’immigration et d’identification a précisé que tout contrevenant serait
arrêté.
A
Caracas, il est bien moins facile d’avoir le gouvernement. Comme nous
l’indique le Times, les pénuries et les longues files d’attente sont devenues
de coutume au Venezuela, mais avec la baisse du prix du pétrole.
Le gouvernement a envoyé des troupes patrouiller les files les plus
longues. Certaines régions ont interdit aux gens d’attendre devant les
magasins pendant la nuit, et des fonctionnaires du gouvernement sont postés
près des entrées, prêts à arrêter tout citoyen qui tenterait de contourner le
système de rationnement.
Le
secteur de l’assistance médicale a beaucoup souffert des pénuries. Les salles
d’opération ont été fermées pour plusieurs mois malgré des listes d’attente
longues de plusieurs centaines de patients. Un chirurgien d’une clinique
privée est parvenu à maintenir ouverte une salle d’opération en faisant entrer
illégalement des médicaments essentiels depuis les Etats-Unis.
Thomas
Mann nous montre à quelle vitesse la monnaie a perdu sa valeur sous la
république de Weimar.
Avant que les jeunes n’arrive, Frau Cornelius doit s’emparer de son
panier de courses et se rendre en ville à bicyclette pour transformer en
provision la liasse de monnaie qu’elle tient dans ses mains et qu’elle n’ose garder
plus longtemps de peur qu’elle ne perde encore de la valeur.
Le NYT a
un photographe à Caracas, dont la photo ci-dessus vaut plus qu’un millier de
mots.
« La
situation devrait encore se dégénérer, puisque c’est le pétrole qui maintient
le pays à flot », a expliqué Luis Castro, un infirmier de 42 ans, qui
faisait la queue avec des centaines d’autres devant un magasin de quartier.
Il est arrivé à six heures du matin avec sa femme et son fils de six ans,
mais à 11h30, il n’avait toujours pas passé la porte. « Nous commençons
à nous habituer à faire la queue, et quand vous vous habituez à quelque
chose, on ne vous donne que des miettes de pain ».
Cantor
explique que pendant que l’hyperinflation en ruine certains, d’autres font
fortune. Dans son diaporama, le Times montre l’image d’un spéculateur de
Caracas, qui fait fortune en vendant du savon, du beurre et de l’huile de
cuisson sur le marché noir.
Dans son
livre « The Downfall of Money: Germany’s Hyperinflation and the Destruction of the
Middle Class », Frederick
Taylor écrit que « ceux qui ont des revenus moyens et n’ont pas accès
aux produits agricoles ou au marché des changes sont forcés de chasser et de
faire la queue pour de la nourriture – parce que leurs revenus ne leurs
permettent pas d’acheter ce dont ils ont besoin mais aussi parce que
l’hyperinflation génère des pénuries ».
Les
agriculteurs ne veulent pas se séparer de leurs produits pour du papier sans
valeur. « Dans ce qui devient rapidement une économie de troc, les plus
agiles et les plus futés, sans mentionner les plus malhonnêtes, sont en haut
de la chaîne alimentaire. Dans les zones rurales, les médecins demandent à
être réglés en produits alimentaires par les fermiers qu’ils traitent ».
Les
travailleurs ont commencé à être payés au jour le jour, et ils s’en vont
chaque soir avec leur femme acheter tout ce qu’ils peuvent. Ils vont ensuite
à la banque pour acheter d’importe quelle devise stable disponible. Des
banques ont ouvert leurs portes pour faire face à cette demande. Deutsche
Bank avait 15 succursales en 1923. Dix ans plus tard, elle en avait 242. Son
nombre d’employés a été multiplié par quatre. En 1921, 67 nouvelles banques
ont ouvert, 92 autres en 1922, et 401 en 1023-24.
L’activité
économique n’a pas été à l’origine du besoin en de nouvelles banques.
« Les banques ont été surchargées d’ordres d’achat et de vente sur le
marché des changes, et le public a intégré la bourse en masse ».
« L’effondrement
de la monnaie est devenue synonyme de l’effondrement de la morale »,
écrit Taylor. La chair humaine était en vente dans les
« cabarets », et pas seulement sous la forme de prostituées
traditionnelles, mais aussi de fils et filles de familles de classe moyenne
nouvellement dépossédées et qui avaient rejoint le marché du sexe – on les
échangeait de préférence contre des cigarettes, des métaux précieux et des
devises autres que les marks papier.
Alors
que l’inflation fait disparaître l’épargne de la classe moyenne, les jeunes
femmes n’ont plus de dot à offrir. « Quand la monnaie perd toute sa
valeur, écrit une femme, le système sur lequel repose le mariage est détruit,
et il en va de même pour l’idée de rester chaste jusqu’au mariage ».
L’auteur
cite l’histoire écrite par l’écrivain russe Ilya Ehrenburgh
au sujet d’une soirée passée avec des amis de la colonie d’immigrés de
Berlin. Il écrit avoir terminé la nuit dans un appartement bourgeois
parfaitement respectable, dans lequel on leur servait de la limonade allongée
d’un peu d’alcool.
Avant que deux filles n’entrent, complètement déshabillées, et commencent
à danser. La mère regardait les invités, pleine d’espoir : peut-être que
ses filles pourraient les satisfaire et qu’ils paieraient bien, en dollars.
« C’est ça que nous appelons la vie, a soupiré la mère. Mais ce n’est
rien de plus que la fin du monde ».
Paul
Krugman, qui a gagné le Prix Nobel, et que les hyperinflationophobes
ont toujours ennuyé, a écrit que « ce n’est pas l’hyperinflation de 1023
qui a amené Hitler au pouvoir, mais la déflation et la dépression de Brüning.
Les obsessions pour une monnaie saine et un étalon or, et non l’impression
monétaire excessive, est à blâmer ».
Vraiment ? En
1923, Hitler a dit lui-même que « Notre misère se fera plus grande. Les
escrocs s’en sortiront. Mais les gens décents qui ne spéculent pas seront
écrasés ; d’abord les plus petits, puis aussi ceux d’en haut. Mais les
escrocs resteront, petits comme grands. Parce que l’Etat lui-même est devenu
un escroc et un arnaqueur. Le plus grand de tous les voleurs ! »
Hitler ne parlait
pas d’une monnaie stable, mais de l’impression monétaire excessive par un
Etat de voleurs. Krugman lui-même a répété ces propos dans un article :
L’hyperinflation
est en fait un phénomène très bien compris, et ses causes ne sont pas
particulièrement controversées parmi les économistes. Elle concerne
principalement les revenus : lorsqu’un gouvernement ne peut plus
augmenter les taxes ou emprunter de l’argent pour financer ses dépenses, il
se tourne vers la création monétaire et tente de tirer de grosses quantités
de monnaie de son seigneuriage – de tirer des revenus de la création
monétaire. L’inflation en découle, qui pousse à son tour les gens à maintenir
leur épargne, ce qui signifie que les planches à billet doivent tourner
encore plus rapidement pour acheter les mêmes quantités de ressources, et
ainsi de suite.
Un
gouvernement hors de contrôle qui ne peut plus emprunter ou taxer
suffisamment ne peut plus payer ses factures. C’est arrivé au Zimbabwe, à l’Iran,
au Venezuela… quel pays sera le prochain sur la liste ?
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