« Pendant
quatre siècles, tout homme a été non seulement son propre prêtre, mais aussi
son propre professeur d'éthique, et la conséquence en est une anarchie qui menace
même le consensus minimum autour des valeurs nécessaires à l'ordre
politique. » Richard Weaver, Ideas Have Consequences
Né en 1910 à
Weaverville, Caroline du Nord, Richard M. Weaver est un conservateur
traditionaliste qui fut d’abord socialiste avant de fréquenter l'Université
Vanderbilt de Nashville, marquée par le mouvement des Agrariens du Sud,
mouvement de contestation du modernisme. Weaver devient alors l'héritier
intellectuel de John Crowe Ransom, Robert Penn Warren, Donald Davidson, et Allen
Tate, agrariens célèbres et grands défenseurs du christianisme, du
gouvernement de Jefferson, des traditions rurales et de la civilité du Sud.
Spécialiste de littérature anglaise à
l'Université de Chicago, Richard Weaver a déploré ce qu'il considère comme un
déclin de la civilisation depuis le Moyen Âge chrétien. En 1948, dans un
livre célèbre, Ideas have consequences (Les Idées ont des
conséquences) il a retracé ce déclin en remontant aux travaux de
Guillaume d'Ockham († 1349). Il
a aussi mis en garde contre la montée de la spécialisation scientifique et
l’hégémonie de la méthode expérimentale. Enfin, sur le plan social et politique, il défend la
liberté individuelle couplée avec le devoir et la responsabilité sociale.
C’est le concept de « liberté disciplinée ». L’idée de droit naturel est
au cœur du travail de Richard Weaver, c’est-à-dire l'idée que les lois
positives doivent suivre la structure de l'être qui peut être découverte dans
la nature des choses, en particulier dans la nature humaine.
Aux origines de la crise du monde moderne
Ideas Have
Consequences est un
ouvrage de philosophie dans la mesure où son auteur tente d'analyser les
caractéristiques de la désintégration moderne en les renvoyant à l’unité d’une
cause première. Pour Weaver, l'explication du déclin de la civilisation doit
être recherchée dans le domaine des idées. Notre façon de penser affecte la
façon dont nous agissons, et les tendances intellectuelles qui prévalent dans
une société déterminent son caractère moral et politique. Y a-t-il eu, dans
les siècles qui précèdent, un mauvais virage sur la route qui a conduit aux
illusions contemporaines ?
Selon Weaver,
le moment crucial date de la fin du Moyen Âge, du conflit entre les réalistes
et les nominalistes scolastiques. Les réalistes acceptent l'idée de Platon
selon laquelle il existe des formes idéales, ou des essences universelles
dont les choses particulières dans le monde ne sont que de simples
approximations. Aristote a rectifié ce point de vue en récusant l’existence
d’un monde séparé des Idées. Néanmoins, il conserve l’idée que les formes
sont irréductibles à la matière et qu’elles constituent la réalité
ontologique du monde.
Guillaume
d'Occam a contesté cette idée en affirmant que les noms généraux ne sont que
des commodités de langage plutôt qu'une haute expression des réalités
ontologiques. Ce n’est pas une question de simple sémantique :
La
question finalement en cause est de savoir s'il existe une source de vérité
supérieure, et indépendante de l'homme, et la réponse à cette question est
décisive pour le destin de l'humanité. Le résultat pratique de la philosophie
nominaliste est de bannir la réalité perçue par l'intellect et de poser la
réalité de ce qui est perçu par les sens. Avec ce changement dans
l'affirmation du réel, toute la culture prend le virage de l'empirisme
moderne.
L’abandon du
« réalisme logique » a des conséquences. Le nihilisme est une
conséquence du nominalisme. Le refus des universaux, ajoute Weaver, signifie
« la négation de tout ce qui transcende l'expérience », et donc la négation
de la possibilité d'une vérité absolue, ce qu’il appelle le nihilisme. Et
lorsque les vérités morales disparaissent, c’est la civilisation qui entre en
décadence.
La métaphysique du conservatisme
Le grand
intérêt de Richard Weaver, c’est qu’il explore le soubassement philosophique
du conservatisme. Selon Weaver, un conservateur est un réaliste, qui croit
que la réalité possède une structure indépendante de sa propre volonté et son
désir. Le monde était là avant lui et continuera d’exister après lui, avec ou
sans son consentement. Cette structure autonome ne se compose pas seulement
du monde physique, mais aussi de nombreuses lois, principes et finalités qui
régissent le comportement humain. Bref, la métaphysique du conservatisme est
le réalisme classique de Platon et d’Aristote.
Le
conservateur « réaliste » affirme l'existence d'un ordre objectif
de formes ou d'universaux qui définissent la nature des choses, y compris la
nature humaine, et ce qu'il cherche à conserver ce sont ces institutions qui
marquent la reconnaissance et le respect de cet objectif global
Au contraire,
tous les « radicaux » et les « libéraux » veulent imposer des lois
à la réalité, contre cette structure du réel. Ils ne croient pas que les
choses existent au-dessus et au-delà de la portée de l'homme. Autrement dit,
l'homme peut faire ce qu'il veut et les lois du monde doivent se plier à
toutes ses envies. Les radicaux agissent au mépris de la nature. À l’opposé,
le conservateur apprend à commander à la nature en lui obéissant.
Weaver a
vigoureusement défendu le droit inviolable à la propriété privée, le nommant
« le dernier droit métaphysique. » Il a utilisé cette formule pour
souligner que le droit à la propriété privée existe indépendamment de son
utilité sociale. Cela dit, il avait une conception économique et sociale
proche du distributivisme de H. Belloc et G. K. Chesterton et n’a pas défendu
la propriété privée dans toute son extension, comme l’ont fait certains
penseurs réalistes, notamment dans l’école autrichienne, à la suite des
scolastiques.
La crise du droit naturel
Le principe du droit naturel, issu de la
tradition catholique, a connu une forte renaissance dans les années 1950, même
parmi des écrivains non catholiques comme Walter Lippmann, Peter
Viereck ou Leo Strauss. La
reconnaissance du fait qu’il existe une « loi naturelle » qui détermine ce
qui est objectivement bien ou mal est inextricablement lié au réalisme
classique. La « nature humaine », telle qu'elle est comprise par la théorie
traditionnelle du droit naturel, peut être définie en vertu de la
participation de chaque être humain à la forme ou à l’essence humaine qui le
constitue invariablement. En outre, cette nature indique à l’intelligence
certaines fins naturelles et l’existence d’un bien objectif pour l’être
humain.
À l’époque
moderne, explique Weaver, une nouvelle doctrine de la nature est apparue,
rendant incompréhensible cette doctrine classique du droit naturel, héritée
d’Aristote et de Cicéron. En effet, la pensée occidentale depuis Guillaume
d'Occam s'est tournée vers la compréhension du monde par la méthode
expérimentale plutôt que par la pensée conceptuelle. La nature avait
longtemps été considérée comme l’imitation d’un modèle transcendant. La
science a désacralisé la nature en la réduisant à une machine.
Cette révision
a eu deux conséquences importantes pour l'enquête philosophique. Premièrement,
elle a encouragé l’étude expérimentale de la nature, la science moderne,
faisant admettre l’idée fausse que la science dévoilait l’essence de la
nature. Deuxièmement, par la même opération, elle a supprimé la doctrine des
formes imparfaitement réalisées. Aristote avait reconnu un élément
d’inintelligibilité du monde, mais la conception de la nature comme un
mécanisme rationnel a expulsé cet élément. L'expulsion de l'élément
d'inintelligibilité dans la nature a été suivie par l'abandon de la doctrine
du péché originel. Si la nature physique est la totalité et si l'homme fait
partie de la nature, il est impossible de le penser comme souffrant d’un mal
constitutionnel; ses fautes doivent désormais être attribuées à sa simple
ignorance ou à une certaine forme de misère sociale. C’est la doctrine de la
bonté naturelle de l'homme.
Depuis que
l'homme s’est proposé de ne pas aller au-delà des apparences du monde, il
doit considérer comme sa plus haute vocation intellectuelle d’interpréter les
données fournies par les sens. La question de savoir pour quoi le monde a été
fait devient désormais sans signification, parce qu’une telle demande suppose
quelque chose d'antérieur et de supérieur à la nature dans l'ordre des
existants. Ainsi, ce n'est pas le fait mystérieux de l'existence du monde qui
intéresse l'homme moderne, mais les explications de la façon dont le monde
fonctionne afin de le dominer par la technique.
Dans un recueil d’articles publié après
sa mort, on trouve un essai intitulé : « Conservatism and
Libertarianism : The Common Ground. » (« Conservatisme et
libertarianisme : le terrain d’entente »). Selon l’auteur il y a
deux facettes de la pensée conservatrice. D'un côté, il y a ceux qui mettent
l'accent sur la compréhension du monde à travers des principes hérités de
l’histoire. De l’autre, il y a ceux qui s’efforcent d'examiner les choses à
la racine et de formuler des théories cohérentes. Les libertariens sont
plutôt de ce côté-là et les traditionalistes de l’autre. Weaver défend la
nécessité d’un équilibre entre les deux.
À
lire :
Richard Weaver, Ideas Have
Consequences, 1948.
Richard Weaver, The Ethics of
Rhetoric, 1953.
Richard Weaver, Visions of Order The
Cultural Crisis of Our Time, 1964.
Richard Weaver, Life without Prejudice
and Other Essays, 1965.
In Defense of Tradition: Collected
Shorter Writings of Richard M. Weaver 1929-1963
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