|
« La liberté individuelle n'est possible que dans le
contexte d'une pluralité d'autorités sociales, de codes moraux et de traditions historiques, servant d’obstacles intermédiaires
à la puissance de l'État sur l'individu. » R. Nisbet, « Conservatives and Libertarians: Uneasy
Cousins », Modern Age, XXIV,
Hiver 1980.
Robert A. Nisbet, sociologue et historien né en 1918, a enseigné dans les deux départements
d'histoire et de sociologie à l'Université de l'Arizona et à l'Université
Columbia. Après sa retraite, il a continué à travailler comme chercheur à
l'American Enterprise Institute. Il a été aussi membre
élu de l'American Philosophical Society et de l'Académie américaine des arts
et des sciences. Au moment de sa mort, en 1996, il avait écrit 17
livres et acquis la réputation d’être l'un des plus originaux et des plus
influents théoriciens de la société américaine de sa génération.
Le conservatisme traditionnel est le fil conducteur qui
unit presque tous les travaux de Robert Nisbet. À la suite de Tocqueville et de Frédéric Le
Play, il a défendu dans son œuvre l'importance des communautés locales et des
institutions sociales intermédiaires entre l’individu et l’État. Il a dénoncé
la confusion du social et du politique, conduisant à la destruction des
communautés naturelles. Il a mis en garde contre le progrès continu du
pouvoir central de l'État et s’est opposé, pour cette raison, au militarisme
des gouvernements de gauche comme de droite. George Nash, auteur d’un livre de référence sur l’histoire
du mouvement conservateur américain (The Conservative Intellectual
Movement in America since 1945), considère Robert Nisbet, avec Russell Kirk
et Richard Weaver, comme l'un des trois plus remarquables intellectuels
conservateurs traditionnalistes.
La
tradition communautaire
Nisbet note
l’existence de deux traditions dans la pensée sociale et politique
occidentale :
1° la
conviction développée par Hobbes, Rousseau, Bentham et d’autres, que le
gouvernement doit avoir un contrôle total sur toutes les institutions et les
groupes naturels. Pour eux, le pouvoir exercé au nom du peuple est par nature
illimité.
2° la
conviction exprimée par Cicéron, Thomas
d'Aquin, Burke, Tocqueville, Proudhon et Le Play, qu'il existe et
qu’il faut maintenir une séparation nette entre les institutions sociales et l'État en tant que tel, entre le social et le
politique.
Le dogme démocratique, comme on le voit chez Rousseau, est que des
structures telles que les écoles publiques pourraient faire aussi bien, voire
mieux que les familles et les parents pour élever et instruire les enfants.
Contre ce dogme, Nisbet défend l'attachement des conservateurs aux institutions sociales issues de la
communauté locale. Selon lui, elles sont mieux à même de répondre aux besoins
humains que les gouvernements eux-mêmes. En d'autres termes, les familles
élargies peuvent faire un meilleur travail d'aide sociale que les programmes
étatiques, et les écoles privées réussissent mieux et à moindre coût que les
écoles publiques. C’est pourquoi, selon Nisbet, la décentralisation et la
subsidiarité sont des valeurs conservatrices par excellence. Les conservateurs
encouragent le volontariat ainsi que l'accent mis sur le pouvoir local et sur
le quartier. Si nous voulons avoir une société
aussi libre que stable, il faut réhabiliter le prestige et l’autonomie du
secteur privé, par opposition au secteur public.
Une des
raisons pour lesquelles le totalitarisme a pu si facilement s’imposer au
cours du XXe siècle, suggère d’ailleurs Nisbet, rejoignant ici Hannah Arendt,
c'est que les hommes, dépouillés de leur identité sociale traditionnelle, ont
aspiré à mettre quelque chose à sa place. Ce sentiment d'appartenance a été
rempli par l'État totalitaire, qui s'est développée sur les ruines de ces
associations intermédiaires. Il a offert à des hommes déracinés une source de
sens, servant ainsi de substitut à l'identité sociale des petites
associations, supprimées ou marginalisés par la bureaucratie massive.
La
croissance continue du pouvoir exécutif central
La plupart des
grands philosophes politiques modernes en Occident, de Hobbes à nos jours,
ont pris comme point de départ de leur réflexion sociale l'idée d'une
assemblée unique ou d’un État central tout-puissant. Ce pouvoir est posé
juridiquement et temporellement comme antérieur et supérieur à toutes les
communautés. Or, selon Nisbet, c’est ce modèle d'association politique qui
s’est imposé en Occident depuis la Révolution française. C’est pourquoi les
différentes autorités traditionnelles et communautaires que sont la
famille, la communauté locale, l'église, ou d'autres, ont été de plus en plus
subordonnées au pouvoir de l'État central.
Ainsi, aux États-Unis, avec
le New Deal, est apparu le Welfare State, développé à l’échelle
nationale, dont les programmes n'ont jamais été réduits après la Grande
Dépression. Ensuite, avec la Seconde Guerre
mondiale, le système social et éducatif est devenu peu à peu beaucoup plus
centralisé, exerçant une influence significative sur les communautés locales.
Nisbet
rappelle que, contrairement à la croyance populaire, les penseurs de gauche
n’ont jamais été opposés à la guerre en soi. Ils ont toujours trouvé beaucoup
de potentiel révolutionnaire dans la guerre. « Napoléon, écrit-il, a été
le modèle parfait de la révolution ainsi que de la guerre, pas seulement en
France mais dans presque toute l'Europe, et même au-delà. Marx et Engels
étaient deux étudiants qui souhaitaient la guerre, profondément
reconnaissants à l’égard de sa capacité à initier des changements
institutionnels à grande échelle. De Trotsky à Mao et Chou En-Lai, l'uniforme
du soldat a toujours été l'uniforme de la révolution. »
Dans Twilight
of Authority (1975), Nisbet montre un certain scepticisme quant à
l’engagement américain dans la guerre et dénonce la militarisation des
sociétés occidentales sous le masque de la démocratie humanitaire (voir le
chapitre The Lure of Military Society, p. 146-193). Les intellectuels
de gauche ont été pratiquement unanimes à favoriser l'entrée des États-Unis
dans la Première Guerre mondiale quand ils ont compris quelle opportunité
elle représentait pour opérer un changement institutionnel. De plus,
« en temps de guerre beaucoup de réformes, d'abord défendues par les
socialistes, ont été acceptées par des gouvernements capitalistes », ajoute
Nisbet. « La péréquation des richesses, l'impôt progressif, la
nationalisation des industries, l'augmentation des salaires et les régimes
d'assurance chômage, les régimes de retraite, ont tous été réalisés en temps
de guerre. »
Conservateurs
et libertariens
Il est
difficile, écrit Nisbet, d'imaginer une combinaison plus contradictoire avec
le conservatisme traditionnel que l'aventurisme militaire et la croisade
idéologique qui a marqué la fin de la Guerre Froide. Dans Conservatism : Dream and Reality (1986),
un mince volume d’une centaine de pages,
Robert Nisbet fournit peut-être la meilleure discussion de ce qu’est le
conservatisme.
Le
conservatisme américain partage avec le libertarianisme plusieurs idées
communes. Le conservatisme, explique Nisbet, peut être
considéré tout aussi clairement que le libertarianisme comme une philosophie
ancrée dans l'opposition à l'étatisme. Il insiste sur le fait que la
philosophie du conservatisme a toujours été catégorique sur le caractère
sacré de la propriété. Il cite Russell Kirk et Richard Weaver à cet effet :
la propriété et la liberté sont indissolublement liées. Deuxièmement,
il y a un large consensus entre les conservateurs traditionalistes et
les libertariens sur ce que devrait être l'égalité légitime dans la société. Cette
égalité est, en un mot, juridique. Nisbet renvoie à Burke et à Mill sur cette
question. Pour l'un comme pour l'autre, l'égalité devant la loi est
indispensable à l'épanouissement de la liberté individuelle.
En
revanche pour les conservateurs, la liberté, bien qu'importante, n'est qu'une
des nombreuses valeurs nécessaires à la société juste. Non seulement la
liberté peut mais doit être limitée lorsqu’elle montre des signes
d'affaiblissement ou lorsqu’elle risque de mettre en danger la sécurité nationale,
l'ordre moral ou encore le tissu social.
L'ennemi
commun aux libertariens et aux conservateurs est ce que Burke appelle le
pouvoir arbitraire. Mais, ajoute Nisbet, du point de vue conservateur, ce
type de puissance devient presque inévitable quand un peuple se met à
ressembler à celui de Rome au cours des décennies qui ont précédé l’ascension
d'Auguste en 31 avant JC, à celui de Londres dans la période antérieure
à Cromwell, à celui de Paris avant l'avènement de Napoléon à la tête de
France, à celui de Berlin pendant la majeure partie de Weimar, et certains
diraient, à celui de New York dans les années 1970. Ce n'est pas la liberté,
mais le chaos et la licence qui dominent lorsque les autorités morales et
sociales – celles de la famille, du voisinage, de la communauté locale,
et celles de la religion – ont perdu leur attrait
pour les êtres humains.
Selon
Nisbet, il faut reconnaître la différence très importante entre les diverses
formes de coercitions : celle de la famille, de l'école et de la communauté
locale et celle de l'État bureaucratique centralisé. L
À lire
Robert Nisbet, The Quest for
Community, 1953
Robert Nisbet, The Sociological Tradition, 1966
Robert Nisbet, La tradition sociologique, PUF, 1984.
Édition de poche, PUF, « Quadrige », 2000.
Robert
Nisbet, Twilight of Authority, 1975
Robert
Nisbet, The
History of the Idea of Progress, 1980
Robert Nisbet, Conservatism: Dream and
Reality, Milton Keynes, GB, Open
University Press, 1986
Nicolas
Kessler, « Une approche de l’œuvre de
Robert Nisbet (1913-1996) », L’Année sociologique,
2000, n°1, p. 147 à 194
|
|