« La politique qui nous fera
entrer dans le XXIe siècle ne sera pas économique, mais culturelle. » Russell Kirk, The cultural
conservatives, in Four lectures on the “Varieties of the Conservative
Impulse”, The Heritage Foundation.
Professeur de
littérature à l’Université du Michigan, surnommé « le Sorcier de
Mecosta », Russell Kirk est un penseur traditionaliste, prodigieusement
savant, né en 1918. Il se décrivait lui-même comme un romantique
(« Bohemian tory »). Disciple de Burke et de J. H. Newman, ami de
Wilhelm Röpke, il fut le fondateur de la revue Modern Age et l’auteur
en 1953 d’un livre-phare pour tous les conservateurs américains : The
Conservative Mind, from Burke to Eliot. Ce livre est considéré comme le
point de départ du mouvement conservateur appelé aussi New Conservatism,
deux ans avant la création de la National Review par William F.
Buckley Jr.
Kirk contribua
souvent à cette revue qui deviendra la tribune privilégiée des conservateurs.
Une polémique célèbre l’opposa d’ailleurs au rédacteur en chef Frank Meyer,
puis aux libertariens, sur la question de l’individualisme. Kirk défendait un
point de vue strictement traditionnaliste, rejetant ce qu’il nommait
l’« atomisme social ». (Voir plus bas, ainsi que la notice
consacrée à Frank S. Meyer).
En 1964, il
contribue au lancement de la campagne de Barry Goldwater. La même année, il
se convertit au catholicisme et épouse Annette Courtemanche, l’une de ses
étudiantes. Par la suite, il a toujours entretenu des liens d’amitié avec
Ronald Reagan qui a souvent rendu publiquement hommage à sa pensée. Proche de
l’Heritage Foundation, il y a prononcé plus de cinquante conférences dans les
dix dernières années de sa vie. Il est mort en 1994.
Une
généalogie du conservatisme
L’ouvrage
majeur de Kirk a été écrit dans le cadre d’une thèse de littérature à l’université
de Saint Andrews en Écosse. Selon Lee Edwards, historien du mouvement
conservateur,
The Conservative Mind constitua une prouesse académique remarquable, faisant la
synthèse des idées des principaux penseurs et chefs politiques conservateurs anglo-saxons
de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle. Kirk mit ainsi brillamment
en évidence l’existence d’une tradition conservatrice typiquement américaine
remontant à l’époque des Pères fondateurs de la République. Dès lors, avec ce
seul livre, il parvint à rendre le conservatisme intellectuellement
acceptable aux États-Unis. Bien plus, c’est lui qui est à l’origine du nom
même de « mouvement conservateur ».
Le livre
commence avec Edmund Burke, le père du conservatisme moderne. Burke, nous rappelle
Kirk, est de formation scolastique. Il adhère aux principes de
l’essentialisme classique, c’est-à-dire à la doctrine d’une nature humaine
universelle. Sa défense des traditions et de l’héritage du passé, contre la
table rase des révolutionnaires français, tient à son réalisme
aristotélicien. La raison a besoin de l’expérience, c’est en elle qu’elle
puise les principes de son développement. De même la société moderne a besoin
de s’appuyer sur les traditions morales pré-modernes, sur un certain nombre d’institutions
et d’ordres intermédiaires forgés par la sagesse des siècles. Mais Burke est
aussi un libéral qui s’est battu en faveur des libertés parlementaires et qui
avait une grande admiration pour Adam Smith, dont il partageait les vues sur
l’économie politique. Kirk voit aussi en Tocqueville un disciple de Burke.
Dans le livre
de Kirk, John Adams figure comme le fondateur du conservatisme américain.
Celui qui fut le second président des États-Unis a développé dans sa Défense
de la Constitution du Gouvernement des États-Unis une conception de la
liberté sous la loi, très opposée à la conception française d’une liberté
au-dessus des lois, compatible avec un gouvernement illimité.
L’esprit
conservateur : une politique de la prudence
Le
conservatisme de Russell Kirk (comme le traditionalisme en général) est
marqué par un certain pessimisme anthropologique et culturel. Il s’oppose à
l’utopie de la perfectibilité infinie de l’homme et au culte de la raison.
Enfin, il est sensible au déclin de la civilisation et aux conséquences
sociales du rejet de l’ordre naturel, un thème commun à Leo Strauss ou Eric
Voegelin, ses contemporains.
C’est la
primauté du spirituel qui caractérise l’esprit conservateur, selon Kirk. Dans
son livre, Kirk rappelle à ses lecteurs que les problèmes politiques sont
fondamentalement des « problèmes religieux et moraux » et que pour se
ressourcer, une société a besoin de puiser au-delà du politique et de
l’économique. Pour autant, cette primauté du spirituel n’est pas du moralisme,
elle peut s’incarner dans le politique et l’économique. Mais il n’y a pas de
politique sans un principe spirituel qui la fonde.
Dans son Program
for Conservatives, Russel Kirk identifie deux piliers : l'État
de droit et un ordre moral transcendantal. L'État doit être fort dans ses
tâches régaliennes mais accomplissant pour le reste une « cure
d'humilité ». Les conservateurs luttent contre toute forme de
collectivisme. Ils défendent les corps intermédiaires et la subsidiarité. Par
ailleurs, devant la « crise morale issue de l'orientation scientiste et
matérialiste de la fin du Moyen-Âge », il s'agit de réhabiliter la Loi
naturelle, socle de la civilisation chrétienne.
Le
conservatisme de Kirk est un « conservatisme fondé sur des
principes » (« principled conservatism ») par
opposition à toute forme d’idéologie ou de système abstrait. Le conservatisme
n’est pas une idéologie de droite mais un ensemble de principes prudentiels,
c’est-à-dire acquis par l’expérience et la sagesse des générations. « Le
conservateur est une personne qui essaye de conserver le meilleur de nos
traditions et de nos institutions, et de concilier cela avec une réforme
nécessaire de temps en temps. »
Selon lui, la
guerre moderne est fille de la démocratie de masse et de l’interventionnisme
étatique. En 1991, lors d’une conférence à l’Heritage Foundation, il avait
dénoncé l’imprudence et la futilité des motifs invoqués par George Bush pour
la première guerre du Golfe. Il avait prédit : « Nous devons nous
attendre à souffrir pendant une longue période d’une grande vague d’hostilité
envers les États-Unis ».
L'ordre est
une condition nécessaire pour la liberté.
La
liberté individuelle, c’est la thèse conservatrice par excellence, n'est
possible que dans le contexte d'une pluralité d'autorités sociales, de codes
moraux et de traditions historiques. D’où l’insistance de Burke et de
Tocqueville sur le rôle joué par les associations et les autorités naturelles
(comme la famille, les églises) contre le pouvoir « arbitraire » du
gouvernement politique.
C'est
l'existence de l'autorité dans l'ordre social qui permet d'éviter les
empiétements du pouvoir dans la sphère privée. La société civile, en tant que
distincte de l’État, est un réseau ou un tissu de ces autorités naturelles ou
culturelles dans lesquelles l’individu peut exercer concrètement sa liberté
et sa responsabilité. Renforcer la société civile, c’est donc conserver et
protéger la pluralité des autorités : l'autorité des parents sur les enfants,
du prêtre vis-à-vis des croyants, de l'enseignant sur l'élève, du maître sur
l'apprenti, et ainsi de suite. Une
société bien ordonnée, selon Kirk, doit être composée d'un mélange
d'aristocratie et la démocratie.
Ainsi les
Pères fondateurs ont essayé de créer un gouvernement fondé sur trois corps de
principes : éthiques, politiques et économiques. La croyance en Dieu et
le respect de la loi naturelle sont les principes éthiques. La justice,
l’ordre et la liberté sont les principes politiques. Enfin, le libre marché
et la libre entreprise sont les principes économiques. Le libre marché est le
système économique le mieux adapté à la nature humaine c’est-à-dire aux
exigences de la justice, de l'ordre et de la liberté. Un système de libre
marché concurrentiel favorise la justice – « à chacun le sien » –
en permettant aux individus de promouvoir leurs talents et leur travail. Il
favorise l’ordre parce qu’il permet à chacun de servir ses intérêts et ses
ambitions. Enfin, le libre marché favorise la liberté parce qu'il est fondé
sur des choix librement consentis. Là où la liberté économique est érodée, la
liberté morale et politique commence à disparaître.
À
lire
Russell
Kirk, The Conservative Mind: From Burke to Eliot, 1953.
Russell
Kirk, A Program for Conservatives, 1954.
Russell
Kirk, American Cause, 1957.
Russell
Kirk, The Roots of American Order, 1974.
Russell
Kirk, The Portable Conservative Reader, 1982.
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