Samuel Huntington, (1927-2008)

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Published : February 18th, 2015
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Category : Today's Editorial

 

 

 

 

« Si le XIXème siècle a été marqué par les conflits des États-nations et le XXème par l’affrontement des idéologies, le siècle prochain verra le choc des civilisations car les frontières entre cultures, religions et races sont désormais des lignes de fracture. » Samuel Huntington, Le Choc des Civilisations.

 

Né le 18 avril 1927 à New York d'un père éditeur et d'une mère écrivain, Samuel Phillips Huntington a été diplômé de la prestigieuse Université Yale à 18 ans et a commencé à enseigner à Harvard à 23 ans, jusqu’en 2007. En 1968, dans Political Order in Changing Societies, il suggère que les pays en voie de développement ne sont pas toujours susceptibles de créer des institutions démocratiques libérales. Il fonde le journal Foreign Policy en 1970 et devient conseiller auprès du président Carter avec Zbigniew Brzezinski.

En 1993, il publie un article intitulé : The clash of civilization? Devant l’ampleur des réactions suscitées par son article, Huntington écrit en 1996 un livre au titre éponyme qui a été traduit en français : Le Choc des Civilisations (1997). Le livre relance le débat au point de passer aux États-Unis et dans le monde occidental comme la contribution la plus importante à l’étude des relations internationales depuis le début de la Guerre froide en 1947.

La thèse de Huntington est qu’en dépit des apparences le monde évolue vers l’éclatement plutôt que vers l’unification, vers les clivages et les rivalités plutôt que vers la paix. L’effondrement de l’empire soviétique en 1989 pouvait laisser présager une ère d’apaisement par l’unification des peuples autour du modèle occidental de la démocratie libérale. Et dans l’euphorie générale, nombreux sont ceux qui ont pensé que nous allions assister à la réalisation d’une civilisation universelle.

 

L’utopie monoculturaliste

 

L’utopie multiculturaliste consiste à renier l’héritage culturel d’un pays pour créer un pays aux civilisations multiples, c’est-à-dire un pays n’appartenant à aucune civilisation et dépourvu d’unité culturelle. Mais cette utopie, selon Huntington, est le corollaire symétrique d’une autre utopie : le monoculturalisme ou l’empire démocratique, aveugle à la richesse variée des cultures.

 

Ainsi, pour Francis Fukuyama, le consensus mondial croissant autour des droits de l’homme, de la démocratie et de l’économie libérale constituerait une sorte de « point final de l’évolution idéologique de l’humanité ». (La Fin de l’Histoire ou le Dernier Homme, Champ, Flammarion, 1992. Voir notre notice consacrée à Fukuyama). En apparence, la fin des blocs et la mondialisation des échanges économiques semblent donner raison à Fukuyama. Cependant, cette mondialisation n’implique en fait aucun mondialisme politique, selon Huntington, c’est-à-dire aucune démocratie mondiale. Au contraire, on assiste à une multiplication de conflits sanglants. Ce que l’affrontement des blocs nous a masqué pendant 40 ans, c’est que les civilisations non occidentales, principalement asiatique et musulmane, ont désormais pris en main leur propre destin. Elles revendiquent de plus en plus une supériorité morale et culturelle sur l’Occident.

 

Par exemple, à propos de l’Islam, Huntington écrit : « le problème central pour l’Occident n’est pas le fondamentalisme islamique. C’est l’Islam, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l’infériorité de leur puissance. Le problème pour l’Islam n’est pas la CIA ou le ministère américain de la Défense. C’est l’Occident, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de l’universalité de leur culture et croient que leur puissance supérieure, bien que déclinante, leur confère le devoir d’étendre cette culture à travers le monde. Tels sont les ingrédients qui alimentent le conflit entre l’Islam et l’Occident » (p. 239).

 

Cela signifie que la menace réside moins dans l’action violente des groupes extrémistes que dans le mouvement général et profond de retour à l’Islam qui signifie la remise en cause radicale du modèle occidental. On assiste à un phénomène culturel de réveil religieux semblable à celui de la Réforme aux XVIème et XVIIème siècles avec son cortège d’affrontements sanglants.

Selon le professeur Huntington, le risque principal de la période d’après Guerre froide, c’est l’éclatement d’une guerre mondiale entre les États-phares des grandes civilisations. Dans ce contexte, le conflit entre l’Occident et l’Islam constitue à ses yeux le conflit le plus important de notre époque. En effet, il n’y a pas aujourd’hui de conflit majeur qui n’oppose une société islamique à une société non islamique. La frontière du monde musulman, du Maroc à l’Indonésie, est une ligne de front continue.

 

Le concept de civilisation

Ce que montre Huntington tout au long de son livre, c’est que « la modernisation n’est pas synonyme d’occidentalisation ». Les peuples non occidentaux connaissent un développement économique florissant mais ne sont pas prêts à brader leurs valeurs culturelles et religieuses. La suprématie de la langue anglaise, du dollar et du Big Mac n’est qu’un phénomène superficiel qui n’a pas d’influence en profondeur sur les sociétés.

 

Prenons par exemple l’affaire Rushdie. Ce n’est ni un scientifique, ni un manager, ni un industriel que l’Islam a condamné, c’est un écrivain qui a osé faire une lecture occidentalisée et libertaire du Coran. La civilisation universelle sur le modèle occidental est un mythe, mieux encore, une utopie dangereuse car elle suscite un sentiment violent de rejet de la part de cultures qui se sentent bafouées.

 

Ainsi, pour lui, la véritable clé de l’histoire n’est pas d’ordre économique mais d’ordre culturel. Ce n’est pas un postulat mais un constat. « La réussite économique de l’Extrême-Orient prend sa source dans la culture asiatique. De même les difficultés des sociétés asiatiques à se doter de systèmes politiques démocratiques stables. La culture musulmane explique pour une large part l’échec de la démocratie dans la majeure partie du monde musulman » (p. 22). C’est pourquoi, selon Huntington, il faut faire le deuil d’un optimisme excessif consistant à croire que les échanges économiques suffisent à instaurer la paix sociale et l’ordre international. De même, contrairement à l’analyse marxiste toujours bien vivante, les affrontements qui viendront n’auront pas lieu « entre riches et pauvres, entre groupes définis selon des critères économiques, mais entre peuples appartenant à différentes entités culturelles » (p. 20).

 

La thèse repose donc sur le concept de civilisation qui se définit comme l’entité culturelle la plus large avant l’unité du genre humain et se caractérise essentiellement par la religion. À la suite de Max Weber, d’Oswald Spengler, d’Arnold Toynbee et de Fernand Braudel, précurseurs en la matière, Huntington compte huit civilisations dans le monde actuel : les civilisations occidentale, islamique, orthodoxe, chinoise, japonaise, hindou et latino-américaine, l’Afrique apparaissant seulement comme une civilisation en formation.

 

Objections et réponses

 

De nombreux critiques lui ont reproché le manque de consistance du concept de civilisation, son caractère artificiel au regard des conflits internes et des disparités qui subsistent dans chacune de ces grandes unités. Un tel découpage est-il pertinent ? On ne peut nier qu’il s’agit d’une interprétation globale de la politique mondiale actuelle, avec tout ce que cela comporte de grossissement. Le choc des civilisations se donnerait comme un modèle opératoire qui prétendrait rendre compte de tout ce qui se produit en politique internationale. Mais ce n’est certainement pas le cas, répond par anticipation Samuel Huntington dans sa préface. Il fournit simplement « une lentille plus signifiante et plus utile que tout autre paradigme pour considérer les évolutions internationales ».

 

De plus, le propos de Huntington n’est pas celui d’un réactionnaire, antimoderne et anti-américain comme on a pu l’écrire. Il ne remet pas en cause l’universalité des droits de l’homme et il s’agit bien pour lui de travailler à la paix dans le monde. Seulement il lui semble que la politique étrangère menée par l’Occident au nom des droits de l’homme s’assimile le plus souvent à de l’impérialisme masqué et ne conduit qu’à l’exacerbation des conflits. « Parvenues à l’indépendance politique, les sociétés non occidentales veulent se libérer de la domination économique, militaire et culturelle de l’Occident (...) Les aspirations universelles de la civilisation occidentale, la puissance relative déclinante de l’Occident et l’affirmation de plus en plus forte des autre civilisations suscitent des relations généralement difficiles entre l’Occident et le reste du monde » (p. 200-201).

 

En effet la domination occidentale du monde qui a connu son apogée au début du XXème siècle touche désormais à sa fin. La population occidentale ne représente plus guère que 10% de la population mondiale. L’Occident connaît de plus un véritable « déclin moral » et même « un suicide culturel » constitué par le développement de comportements antisociaux (crimes, drogues, violences), le déclin de la famille, le déclin du « capital social » (associations de bénévoles), la faiblesse générale de l’éthique et la désaffection pour le savoir (baisse du niveau scolaire). À cela il faut ajouter la tentation pour les États-Unis de se couper de leurs racines européennes.

 

L’utopie multiculturaliste

 

Le multiculturalisme préconisé à l’intérieur des frontières est une idéologie qui renie l’héritage culturel occidental supposé honteux, au profit des cultures non européennes, supposées victimes de la méchanceté des blancs. Mais, ajoute Huntington, « du déclin naît le risque d’invasion. (...) Le problème majeur pour l’Occident est le suivant : indépendamment de tout défi extérieur, est-il capable d’arrêter le processus de déclin interne et d’inverser la tendance ? L’Occident peut-il se renouveler ou verra-t-il se poursuivre ce pourrissement interne accélérant son déclin et/ou sa subordination à d’autres civilisations plus dynamiques économiquement et démographiquement ? » (p. 335-336).

 

Pour Samuel Huntington, la tendance multiculturelle s’est manifestée dans les années quatre-vingt-dix sous l’administration Clinton qui a fait de la défense de la diversité un de ses objectifs. Et de fait, depuis 1993, les politiques publiques, les décisions judiciaires, les pratiques de recrutement des entreprises, les pédagogies dans les écoles publiques sont devenues multiculturelles. Clinton a composé son administration entièrement sur la base du « traitement préférentiel ». C’est ce qu’on appelle aux États-Unis l’Affirmative Action, la politique de discrimination positive. Il s’agit d’un ensemble de mesures législatives élaborées depuis Kennedy et destinées à promouvoir l’intégration des noirs, dans les universités et les emplois publics, par l’imposition de quotas. 

 

Le contraste avec le passé est frappant. En effet, les Pères fondateurs étaient conscients de cette diversité et de sa richesse mais ils savaient aussi qu’elle représentait une menace. C’est pourquoi ils ont fait de l’unité nationale leur principal objectif. Huntington cite ainsi Théodore Roosevelt : « le moyen le plus sûr pour conduire cette nation à la ruine, serait de la laisser devenir un assemblage confus de nationalités rivales ». Il ajoute : « Les responsables politiques américains, dans les années quatre-vingt-dix, ont non seulement favorisé cette tendance, mais ils ont systématiquement défendu la diversité plutôt que l’unité du peuple qu’ils gouvernent ».

 

Et Huntington de conclure : « les monoculturalistes veulent que le monde soit comme l’Amérique. Les multiculturalistes veulent que l’Amérique soit comme le monde. Une Amérique multiculturelle est impossible parce qu’une Amérique non occidentale ne peut être américaine. Un monde multiculturel est inévitable parce qu’un empire mondial est impossible » (p. 353).

 

Un livre à lire

 

Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, Odile Jacob, 2004

 

Pour Huntington, la survie de l'Occident et de l'Europe dépend de la réaffirmation par les Américains de leur identité occidentale. C’est pourquoi en 2004, il publie un livre consacré à l’identité : Who are we? Sa thèse est que la culture anglo-protestante est centrale dans l'identité américaine : « L'Amérique est née protestante ». Elle est composée de quatre éléments principaux : une langue (anglais); une religion (le protestantisme dissident), des convictions politiques (défendre la liberté, l'individualisme et l'autonomie gouvernementale) et enfin une race (blanche).

 

Actuellement, aux États-Unis, plus de la moitié des immigrants viennent de pays hispanophones. Or c'est la première fois dans son histoire que la moitié des nouveaux arrivants sont les locuteurs d'une seule langue qui n'est pas l'anglais. L'autre singularité de l'immigration hispanique, outre son ampleur, c'est qu'elle est en provenance de pays proches des États-Unis – le Mexique et les autres pays de l'Amérique centrale. La question que pose Huntington, face à l'ensemble des phénomènes inédits que constitue l'afflux de ces populations, est celle de l'aptitude de cette vague d'immigration à s'assimiler aussi facilement que les précédentes aux valeurs de la société américaine. Et il s’inquiète du fait que les États-Unis sont de moins en moins une nation constituée d'individus dotés de droits et d'une culture commune et de plus en plus un conglomérat de groupes raciaux et culturels défendant leurs intérêts propres.

 

Bibliographie sélective

 

Samuel Huntington, The Crisis of Democracy: On the Governability of Democracies, New York University Press, 1975.

Samuel Huntington, American Politics: The Promise of Disharmony, Belknap Press of Harvard University Press, 1981.

Samuel Huntington, The clash of civilizations and the remaking of world order, Simon and Schuster, 1996.

Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.

Samuel Huntington, Who are we?, Simon and Schuster, 2004.

Samuel Huntington, Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, Odile Jacob, 2004.

 

 

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Damien Theillier est professeur de philosophie en terminale et en classes préparatoires à Paris. Il est l’auteur de Culture générale (Editions Pearson, 2009), d'un cours de philosophie en ligne (http://cours-de-philosophie.fr), il préside l’Institut Coppet (www.institutcoppet.org).
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