« Si le XIXème siècle a été marqué par les
conflits des États-nations et le XXème par l’affrontement des idéologies, le siècle
prochain verra le choc des civilisations car les frontières entre cultures,
religions et races sont désormais des lignes de fracture. » Samuel
Huntington, Le Choc des Civilisations.
Né le 18 avril 1927 à New York d'un père éditeur et d'une
mère écrivain, Samuel Phillips Huntington a été diplômé de la prestigieuse
Université Yale à 18 ans et a commencé à enseigner à Harvard à 23 ans,
jusqu’en 2007. En 1968, dans Political Order in Changing Societies, il
suggère que les pays en voie de développement ne sont pas toujours
susceptibles de créer des institutions démocratiques libérales. Il fonde le
journal Foreign Policy en
1970 et devient conseiller auprès
du président Carter avec Zbigniew Brzezinski.
En 1993, il publie un article intitulé : The clash of
civilization? Devant l’ampleur des réactions suscitées par son article,
Huntington écrit en 1996 un livre au titre éponyme qui a été traduit en
français : Le Choc des Civilisations (1997). Le livre relance le
débat au point de passer aux États-Unis et dans le monde occidental comme la
contribution la plus importante à l’étude des relations internationales
depuis le début de la Guerre froide en 1947.
La thèse de Huntington est qu’en dépit des apparences
le monde évolue vers l’éclatement plutôt que vers l’unification, vers les
clivages et les rivalités plutôt que vers la paix. L’effondrement de l’empire
soviétique en 1989 pouvait laisser présager une ère d’apaisement par
l’unification des peuples autour du modèle occidental de la démocratie
libérale. Et dans l’euphorie générale, nombreux sont ceux qui ont pensé que
nous allions assister à la réalisation d’une civilisation universelle.
L’utopie monoculturaliste
L’utopie multiculturaliste consiste à renier l’héritage
culturel d’un pays pour créer un pays aux civilisations multiples,
c’est-à-dire un pays n’appartenant à aucune civilisation et dépourvu d’unité
culturelle. Mais cette utopie, selon Huntington, est le corollaire symétrique
d’une autre utopie : le monoculturalisme ou l’empire démocratique, aveugle
à la richesse variée des cultures.
Ainsi, pour Francis Fukuyama, le consensus mondial
croissant autour des droits de l’homme, de la démocratie et de l’économie
libérale constituerait une sorte de « point final de l’évolution
idéologique de l’humanité ». (La Fin de l’Histoire ou le
Dernier Homme, Champ, Flammarion, 1992. Voir notre notice consacrée à
Fukuyama). En apparence, la fin des blocs et la mondialisation des échanges
économiques semblent donner raison à Fukuyama. Cependant, cette
mondialisation n’implique en fait aucun mondialisme politique, selon
Huntington, c’est-à-dire aucune démocratie mondiale. Au contraire, on assiste
à une multiplication de conflits sanglants. Ce que l’affrontement des blocs
nous a masqué pendant 40 ans, c’est que les civilisations non occidentales,
principalement asiatique et musulmane, ont désormais pris en main leur propre
destin. Elles revendiquent de plus en plus une supériorité morale et
culturelle sur l’Occident.
Par exemple, à propos de l’Islam, Huntington écrit :
« le problème central pour l’Occident n’est pas le fondamentalisme
islamique. C’est l’Islam, civilisation différente dont les représentants sont
convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l’infériorité de
leur puissance. Le problème pour l’Islam n’est pas la CIA ou le ministère
américain de la Défense. C’est l’Occident, civilisation différente dont les
représentants sont convaincus de l’universalité de leur culture et croient
que leur puissance supérieure, bien que déclinante, leur confère le devoir
d’étendre cette culture à travers le monde. Tels sont les ingrédients qui
alimentent le conflit entre l’Islam et l’Occident » (p. 239).
Cela signifie que la menace réside moins dans l’action
violente des groupes extrémistes que dans le mouvement général et profond de
retour à l’Islam qui signifie la remise en cause radicale du modèle
occidental. On assiste à un phénomène culturel de réveil religieux semblable
à celui de la Réforme aux XVIème et XVIIème siècles avec son cortège
d’affrontements sanglants.
Selon le professeur Huntington, le risque principal de
la période d’après Guerre froide, c’est l’éclatement d’une guerre mondiale
entre les États-phares des grandes civilisations. Dans ce contexte, le
conflit entre l’Occident et l’Islam constitue à ses yeux le conflit le plus
important de notre époque. En effet, il n’y a pas aujourd’hui de conflit
majeur qui n’oppose une société islamique à une société non islamique. La
frontière du monde musulman, du Maroc à l’Indonésie, est une ligne de front
continue.
Le concept de civilisation
Ce que montre Huntington tout au
long de son livre, c’est que « la modernisation n’est pas synonyme
d’occidentalisation ». Les peuples non occidentaux connaissent un
développement économique florissant mais ne sont pas prêts à brader leurs
valeurs culturelles et religieuses. La suprématie de la langue anglaise, du
dollar et du Big Mac n’est qu’un phénomène superficiel qui n’a pas
d’influence en profondeur sur les sociétés.
Prenons par exemple l’affaire
Rushdie. Ce n’est ni un scientifique, ni un manager, ni un industriel que
l’Islam a condamné, c’est un écrivain qui a osé faire une lecture
occidentalisée et libertaire du Coran. La civilisation universelle sur le
modèle occidental est un mythe, mieux encore, une utopie dangereuse car elle
suscite un sentiment violent de rejet de la part de cultures qui se sentent
bafouées.
Ainsi, pour lui, la véritable clé de l’histoire n’est pas
d’ordre économique mais d’ordre culturel. Ce n’est pas un postulat mais un
constat. « La réussite économique de l’Extrême-Orient prend sa source
dans la culture asiatique. De même les difficultés des sociétés asiatiques à
se doter de systèmes politiques démocratiques stables. La culture musulmane
explique pour une large part l’échec de la démocratie dans la majeure partie
du monde musulman » (p. 22). C’est pourquoi, selon Huntington, il faut
faire le deuil d’un optimisme excessif consistant à croire que les échanges
économiques suffisent à instaurer la paix sociale et l’ordre international.
De même, contrairement à l’analyse marxiste toujours bien vivante, les
affrontements qui viendront n’auront pas lieu « entre riches et pauvres,
entre groupes définis selon des critères économiques, mais entre peuples
appartenant à différentes entités culturelles » (p. 20).
La thèse repose donc sur le concept de civilisation qui se
définit comme l’entité culturelle la plus large avant l’unité du genre humain
et se caractérise essentiellement par la religion. À la suite de Max Weber,
d’Oswald Spengler, d’Arnold Toynbee et de Fernand Braudel, précurseurs en la
matière, Huntington compte huit civilisations dans le monde actuel : les
civilisations occidentale, islamique, orthodoxe, chinoise, japonaise, hindou
et latino-américaine, l’Afrique apparaissant seulement comme une civilisation
en formation.
Objections et réponses
De nombreux critiques lui ont reproché le manque de
consistance du concept de civilisation, son caractère artificiel au regard
des conflits internes et des disparités qui subsistent dans chacune de ces grandes
unités. Un tel découpage est-il pertinent ? On ne peut nier qu’il s’agit
d’une interprétation globale de la politique mondiale actuelle, avec tout ce
que cela comporte de grossissement. Le choc des civilisations se donnerait
comme un modèle opératoire qui prétendrait rendre compte de tout ce qui se
produit en politique internationale. Mais ce n’est certainement pas le cas,
répond par anticipation Samuel Huntington dans sa préface. Il fournit
simplement « une lentille plus signifiante et plus utile que tout autre
paradigme pour considérer les évolutions internationales ».
De plus, le propos de Huntington n’est pas celui d’un
réactionnaire, antimoderne et anti-américain comme on a pu l’écrire. Il ne
remet pas en cause l’universalité des droits de l’homme et il s’agit bien
pour lui de travailler à la paix dans le monde. Seulement il lui semble que
la politique étrangère menée par l’Occident au nom des droits de l’homme
s’assimile le plus souvent à de l’impérialisme masqué et ne conduit qu’à
l’exacerbation des conflits. « Parvenues à l’indépendance politique, les
sociétés non occidentales veulent se libérer de la domination économique,
militaire et culturelle de l’Occident (...) Les aspirations universelles de
la civilisation occidentale, la puissance relative déclinante de l’Occident
et l’affirmation de plus en plus forte des autre civilisations suscitent des
relations généralement difficiles entre l’Occident et le reste du
monde » (p. 200-201).
En effet la domination occidentale du monde qui a connu
son apogée au début du XXème siècle touche désormais à sa fin. La population
occidentale ne représente plus guère que 10% de la population mondiale.
L’Occident connaît de plus un véritable « déclin moral » et même
« un suicide culturel » constitué par le développement de
comportements antisociaux (crimes, drogues, violences), le déclin de la
famille, le déclin du « capital social » (associations de
bénévoles), la faiblesse générale de l’éthique et la désaffection pour le
savoir (baisse du niveau scolaire). À cela il faut ajouter la tentation pour
les États-Unis de se couper de leurs racines européennes.
L’utopie multiculturaliste
Le multiculturalisme préconisé à l’intérieur des
frontières est une idéologie qui renie l’héritage culturel occidental supposé
honteux, au profit des cultures non européennes, supposées victimes de la
méchanceté des blancs. Mais, ajoute Huntington, « du déclin naît le
risque d’invasion. (...) Le problème majeur pour l’Occident est le suivant :
indépendamment de tout défi extérieur, est-il capable d’arrêter le processus
de déclin interne et d’inverser la tendance ? L’Occident peut-il se
renouveler ou verra-t-il se poursuivre ce pourrissement interne accélérant
son déclin et/ou sa subordination à d’autres civilisations plus dynamiques
économiquement et démographiquement ? » (p. 335-336).
Pour Samuel Huntington, la tendance multiculturelle
s’est manifestée dans les années quatre-vingt-dix sous l’administration
Clinton qui a fait de la défense de la diversité un de ses objectifs. Et de
fait, depuis 1993, les politiques publiques, les décisions judiciaires, les
pratiques de recrutement des entreprises, les pédagogies dans les écoles
publiques sont devenues multiculturelles. Clinton a composé son
administration entièrement sur la base du « traitement
préférentiel ». C’est ce qu’on appelle aux États-Unis l’Affirmative
Action, la politique de discrimination positive. Il s’agit d’un
ensemble de mesures législatives élaborées depuis Kennedy et destinées à
promouvoir l’intégration des noirs, dans les universités et les emplois
publics, par l’imposition de quotas.
Le contraste avec le passé est frappant. En
effet, les Pères fondateurs étaient conscients de cette diversité et de sa
richesse mais ils savaient aussi qu’elle représentait une menace. C’est
pourquoi ils ont fait de l’unité nationale leur principal objectif.
Huntington cite ainsi Théodore Roosevelt : « le moyen le plus sûr pour
conduire cette nation à la ruine, serait de la laisser devenir un assemblage
confus de nationalités rivales ». Il ajoute : « Les responsables
politiques américains, dans les années quatre-vingt-dix, ont non seulement
favorisé cette tendance, mais ils ont systématiquement défendu la diversité
plutôt que l’unité du peuple qu’ils gouvernent ».
Et Huntington de conclure : « les
monoculturalistes veulent que le monde soit comme l’Amérique. Les
multiculturalistes veulent que l’Amérique soit comme le monde. Une Amérique
multiculturelle est impossible parce qu’une Amérique non occidentale ne peut
être américaine. Un monde multiculturel est inévitable parce qu’un empire
mondial est impossible » (p. 353).
Un livre à lire
Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des
cultures, Odile Jacob, 2004
Pour Huntington, la survie de l'Occident et de l'Europe
dépend de la réaffirmation par les Américains de leur identité occidentale.
C’est pourquoi en 2004, il publie un livre consacré à l’identité : Who
are we? Sa thèse est que la culture anglo-protestante est centrale dans
l'identité américaine : « L'Amérique est née protestante ». Elle
est composée de quatre éléments principaux : une langue (anglais); une
religion (le protestantisme dissident), des convictions politiques (défendre
la liberté, l'individualisme et l'autonomie gouvernementale) et enfin une
race (blanche).
Actuellement, aux États-Unis,
plus de la moitié des immigrants viennent de pays hispanophones. Or c'est la
première fois dans son histoire que la moitié des nouveaux arrivants sont les
locuteurs d'une seule langue qui n'est pas l'anglais. L'autre singularité de
l'immigration hispanique, outre son ampleur, c'est qu'elle est en provenance
de pays proches des États-Unis – le Mexique et les autres pays de l'Amérique
centrale. La question que pose Huntington, face à l'ensemble des phénomènes
inédits que constitue l'afflux de ces populations, est celle de l'aptitude de
cette vague d'immigration à s'assimiler aussi facilement que les précédentes
aux valeurs de la société américaine. Et il s’inquiète du fait que les
États-Unis sont de moins en moins une nation constituée d'individus dotés de
droits et d'une culture commune et de plus en plus un conglomérat de groupes
raciaux et culturels défendant leurs intérêts propres.
Bibliographie sélective
Samuel Huntington, The Crisis of Democracy: On the Governability of Democracies, New
York University Press, 1975.
Samuel Huntington, American Politics: The Promise of Disharmony, Belknap Press of Harvard University Press, 1981.
Samuel Huntington, The
clash of civilizations and the remaking of world order, Simon and Schuster, 1996.
Samuel Huntington, Le choc des
civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
Samuel Huntington, Who
are we?, Simon and Schuster, 2004.
Samuel Huntington, Qui
sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, Odile Jacob,
2004.
|