Alors que les ondes ne cessent
plus de cracher des flash infos sur les « abus d’opiacés des Américains »,
vous avez peut-être réalisé que très peu d’efforts sont nécessaires pour
comprendre ce qui se cache vraiment derrière cette épidémie, qui se trouve
être que la vie de tous les jours aux Etats-Unis est devenue effroyablement
déprimante, vide et dénuée de sens pour une grande portion de la population. Si
vous voulez une preuve de notre incapacité à construire une histoire
cohérente concernant ce qui se passe dans ce pays, la voilà.
Je vis dans un coin des
Etats-Unis où il est facile de lire ces conditions sur le paysage environnant
– les rues de centre-ville désertes, et plus encore après la nuit tombée ;
les maisons laissées à l’abandon qui tombent au fil des mois dans la
décrépitude ; les fermes délabrées et leurs granges qui s’écroulent,
leurs moissonneuses qui rouillent sous la pluie, leurs pâturages envahis de
sumac ; et les chaînes de magasins parasites qui poussent telles des
tumeurs en périphérie des villes.
Vous pouvez les lire sur les
corps de ceux qui se promènent sur la nouvelle place publique, ou devrais-je
dire au supermarché : prématurément âgés, l’air malade et engraissés par
toute cette malbouffe pensée pour plaire à ceux qui se noient dans le
désespoir, pour servir de consolation mortelle à des vies autrement peuplées
d’heures creuses, de télé-réalité, de jeux vidéo et de mélodrames familiaux
concoctés pour donner quelque sens à des existences autrement dénuées d’évènements
ou d’efforts.
Ce sont là des gens à qui on a
volé les rôles sociaux et économiques. Ce à quoi ils travaillent n’a aucune
importance. Ils n’ont aucun espoir de jours meilleurs – et puis, de toute
façon, cette même notion a été réduite à des fantaisies absurdes de luxe à la
Kardashian, de confort maximum pour le seul objectif de rendre possible la
dramatisation de soi. Et rien de dramatise plus une vie désespérée qu’une dépendance
à la drogue. Les drogues concentrent l’esprit, comme l’a un jour dit Samuel
Johnson, un peu comme attendre d’être pendu.
C’est la dépendance névrotique
des Etats-Unis aux études supposément « scientifiques » qui s’est
trouvée exhibée dans les articles sur le mystère des abus d’opiacés. Jamais
encore une société n’avait étudié autant pour en apprendre si peu – et c’est
exactement là ce qui se passe quand ce qui sont essentiellement des questions
de conduite sont observées à la manière de sciences. C’est une attitude qui
repose sur l’idée fausse selon laquelle, si suffisamment de statistiques sont
compilées relativement à un sujet spécifique, il devient possible de le
contrôler.
La dépendance aux opiacés n’est
qu’un racket supplémentaire, cette fois-ci personnel, au sein d’une culture
de rackets qui s’approche inéluctablement d’un échec significatif, pour la
simple raison que les rackets sont malhonnêtes, que la malhonnêteté
omniprésente est en conflit avec la réalité, et que la réalité a toujours le
dernier mot.
Ce qu’il y a d’étrange dans la
lecture de ce paysage de désespoir, c’est qu’il est possible d’y percevoir
les fantômes de la finalité et de la signification. Avant 1970, ma petite
ville comptait au moins cinq usines, toutes pensées pour fonctionner grâce à
l’énergie hydraulique (hydro-électriques) du fleuve Battenkill, un affluent
de l’Hudson. Les ruines de ces entreprises sont encore visibles aujourd’hui,
leurs murs de briques aux toits béants, leurs grillages tordus qui n’ont plus
rien à protéger.
Les fantômes du commerce sont
eux-aussi visibles dans le squelette de Main Street. Ils étaient autrefois
des entreprises qui appartenaient à ceux qui vivaient en ville, qui en
employaient d’autres qui y vivaient également, et qui achetaient toutes
sortes de choses cultivées ou faites aux alentours. Chaque niveau d’activité
offrait à la vie de chacun un sens, une signification particulière, même si
le travail était parfois difficile. Ensemble, ces activités formaient un
riche réseau d’interdépendance, un réseau de vies humaines et d’histoires
familiales.
Ce qui m’effroie aujourd’hui, c’est
la facilité avec laquelle le pays tout entier accepte les forces qui ont mené
à la destruction de ces relations. Aucun des articles d’actualité, aucune des
« études » menées sur les opiacés ne remet en question la logique
mortelle qu’est la destruction systématique des économies locales par WalMart
et les autres corporations du même type. Les médias voudraient nous faire
croire que nous accordons plus de valeur aux « bonnes affaires » qu’à
n’importe quelle autre dynamique sociale. En fin de compte, nous n’avons
aucune idée de ce dont nous parlons.
Comme je l’explique depuis maintenant
des années, nous devrons certainement traverser un effondrement de nos
arrangements actuels pour que notre pays puisse retrouver un certain sens d’accomplissement
et de signification. Dans un sens, je suis assez content de voir échouer les
chaînes de magasin, qui emportent avec elles l’un des grands fardeaux qui
accablent la vie américaine. Trump n’était qu’un symptôme du désir du public
de voir s’installer une nouvelle disposition des choses. Il sera emporté par
l’effondrement des rackets, y compris de celui de l’immobilier sur laquelle
il a construit sa propre carrière. Une fois que l’effondrement aura commencé,
et que sera tombé à genoux le plus toxique de tous les rackets, celui de la
finance contemporaine, il y aura beaucoup à faire. Les Américains pourraient
bientôt redevenir trop occupés pour s’en résoudre aux abus d’opiacés, et
pourraient enfin dériver une certaine satisfaction des choses qui les
occupent.