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Depuis
plusieurs siècles, l'utilisation de la monnaie de papier à la
place de monnaie métallique est source d'inflation, de
dépréciation, de malinvestissements
et de bulles financières. Nous traversons aujourd'hui la
dernière en date des crises économiques provoquées par
cette fraude à grande échelle.
Même
en l'absence d'une banque centrale, les gouvernements pouvaient avoir recours
à la monnaie de papier en imposant aux citoyens et aux entreprises
l'utilisation de titres de dette. On a eu recours à cette pratique
lors de pratiquement toutes les guerres et tous les bouleversements
politiques de l'histoire récente, comme les révolutions
française et américaine. Les conséquences étaient
les mêmes qu'aujourd'hui. La présence d'une banque centrale (la
Banque d'Angleterre a été créée en 1694, mais
elles n'existent que depuis 1913 aux États-Unis et 1934 au Canada) et
la disparition de l'étalon-or ne font qu'en décupler les effets
pervers.
Ce qu'on sait peu, c'est que le premier cas d'utilisation de papier-monnaie
en Amérique du Nord, et l'un des premiers dans le monde, est survenu
au Canada. Tous ceux qui ont suivi un cours d'histoire du Québec et du
Canada se souviennent (ou devraient se souvenir!) de la fameuse monnaie
créée à partir de jeux de cartes par l'intendant de la
Nouvelle-France Jacques de Meulles en 1685. Cette
solution à ce qu'on percevait comme une pénurie d'argent est
souvent présentée dans les livres d'histoire comme
« ingénieuse » et
« originale ». Et pourtant, elle a
entraîné les effets pervers habituels associés à
une monnaie de papier qui ne s'appuie sur aucune contrepartie
métallique, en plus d'affaiblir l'économie de la colonie et de
contribuer à sa chute.
J'ai donné le
18 mars 2006 une présentation sur ce sujet à l'occasion de l'Austrian Scholars Conference organisée par l'Institut Ludwig von Mises à Auburn, en Alabama. Comme les
questions monétaires sont à l'avant-plan de l'actualité
ces jours-ci, j'ai pensé qu'il serait intéressant de la
traduire et la publier sur le Blogue du QL (la version anglaise
est déjà parue sur le site de l'Institut Mises ainsi que dans le QL).
Par ailleurs, dans un geste dont ses dirigeants ne perçoivent sans
doute pas l'ironie, la Monnaie royale canadienne a émis il y a trois
mois, à l'occasion du 400e anniversaire de la fondation de
Québec, une
pièce de 15$ qui reproduit un valet de coeur
utilisé comme monnaie en Nouvelle-France. La pièce
rectangulaire en argent sterling coloré avec une bordure
plaquée or (qui se vend 89,95$ avant taxe), est la première
d'une série de quatre qui seront émises pour les
collectionneurs. J'ai évidemment sauté sur l'occasion pour m'en
procurer une. Il s'agit d'un fabuleux outil pédagogique pour attirer
l'attention de ceux à qui je raconte cette histoire de monnaie de
carte!
M.M.
La monnaie de carte en Nouvelle-France
La première expérience de papier-monnaie en
Amérique du Nord
Tout
le monde sait que la Nouvelle-Orléans a été
fondée par les Français. Mais la région de l'Alabama
où nous nous trouvons aujourd'hui faisait également partie de
l'empire français en Amérique du Nord au 18e siècle. Non
loin d'ici, au nord de Montgomery, se trouvait un fort militaire
appelée Fort Toulouse.
Les Français contrôlaient un tiers du continent à
l'époque.
Cependant, la raison
pour laquelle je dois faire cette présentation en anglais aujourd'hui
est bien entendu que les Français ont perdu la presque totalité
de cet empire en 1763, à la fin de la Guerre de sept ans – ou ce
que les Américains appellent « the French and Indian War ».
Les Français
étaient de grands explorateurs mais, comme le dit l'adage, leur empire
était un géant avec des pieds d'argile. Bien que la France ait
été de loin le pays le plus peuplé d'Europe – elle
comptait 20 millions d'habitants en 1700, comparativement à six millions
en Angleterre et au Pays de Galles – elle a envoyé très
peu de colons par-delà l'Atlantique. La plupart des dix millions de
Canadiens français qui vivent au Canada et aux États-Unis
aujourd'hui sont les descendants d'une dizaine de milliers de colons seulement
qui sont restés sur ce continent.
Les Huguenots
n'avaient pas le droit de s'établir dans la colonie et des centaines
de milliers d'entre eux ont émigré ailleurs en Europe et en
Amérique du Nord. Mais la principale raison pour laquelle si peu de
Français ont traversé l'Atlantique est qu'il n'y a pas
grand-chose à faire au Canada – non pas à cause du
climat, auquel les colons se sont rapidement adaptés, mais en raison
de l'incroyable stupidité des politiques économiques
françaises.
Comme en Angleterre et ailleurs en Europe, le mercantilisme était bien
évidemment la doctrine officielle en France. La colonie était
considérée comme une source de matières premières
au profit de la mère patrie. Le commerce des fourrures avec les
Indiens constituait sa principale activité économique. Cela
aurait pu permettre aux colons d'accumuler des capitaux pour
développer d'autres activités. Mais durant la majeure partie de
cette période, ce commerce était contrôlé par un
monopole, et les profits étaient rapatriés en France au lieu
d'être réinvestis au Canada.
Il n'y avait pas
beaucoup d'opportunités d'investissement de toute façon. On
pouvait produire très peu de choses de façon rentable au
Canada. Mis à part les petits métiers d'artisans, la plupart
des activités industrielles étaient interdites parce qu'on
considérait qu'elles feraient concurrence aux producteurs de la
métropole. Les prix des divers produits étaient
contrôlés. Et, ce qui était sans doute la politique la
plus stupide de toutes, le commerce avec les voisins – les colonies
anglaises au sud – était interdit, bien que la contrebande
fût largement répandue.
L'une des choses que
le Français ont particulièrement mal
gérées a été la monnaie. Jusqu'aux années
1660, quand il n'y avait encore que quelque 3000 colons français
installés dans la vallée du Saint-Laurent, les échanges
économiques dans la colonie avaient eu lieu principalement au moyen du
troc. Les peaux de castor étaient la marchandise la plus
fréquemment échangée, mais d'autres types de
pelleteries, ainsi que de l'alcool, ont également servi de moyens
alternatifs d'échange. Les communautés religieuses apportaient
une certaine quantité d'argent métallique et, une fois l'an, le
roi envoyait une importante somme servant à payer l'administration et
les soldats stationnés dans la colonie. La majeure partie de cet
argent était toutefois versé aux commerçants de la
métropole pour payer les marchandises importées et ramené
en France.
Le gouvernement a
commencé à manipuler la monnaie en 1661, en ordonnant que la
valeur des pièces en circulation au Canada soit de 25%
supérieure à leur valeur nominale en France. On souhaitait
ainsi inciter l'importation de monnaie, promouvoir la monétisation des
échanges économiques et intégrer l'activité
économique coloniale à celle de la mère patrie. Cette
surévaluation a bien sûr eu des effets pervers. Elle a
provoqué un afflux de pièces françaises de mauvaise
qualité contenant une forte proportion de cuivre, alors que les
marchands n'acceptaient que des pièces d'or et d'argent comme moyen de
paiement. Selon la plupart des observateurs, le niveau des prix au Canada a
augmenté progressivement pour tenir compte de la surévaluation
de sorte que le pouvoir d'achat de la monnaie métropolitaine est
resté inchangé à long terme.
Dans son livre sur
l'histoire de la monnaie et les banques aux États-Unis (History of Money and Banking
in the United States, p. 51), Murray Rothbard
écrit que, en dehors de la Chine médiévale, le monde
n'avait jamais vu de papier-monnaie jusqu'à ce que le gouvernement
colonial du Massachusetts émette des titres de dette en 1690. Dans une
note de bas de page, il explique cependant que la seule exception a
été une curieuse forme de papier-monnaie émis cinq ans
plus tôt au Québec, connue sous le nom de « monnaie
de carte »(1).
Vous ne serez pas
surpris d'apprendre que la guerre et le protectionnisme ont eu quelque chose
à voir avec l'apparition du papier-monnaie, autant en Nouvelle-France
qu'au Massachusetts. Pour simplifier un peu, les deux empires se faisaient
concurrence pour contrôler la région des Grands Lacs, qui
représentait alors la nouvelle frontière du commerce de la
fourrure. Les marchands hollandais et anglais d'Albany, dans la colonie
new-yorkaise, étaient en mesure d'offrir un prix plus
élevé que les Français pour les fourrures de castor, ce
qui leur permettait d'attirer certains des alliés indiens des
Français, ainsi que des aventuriers français qui faisaient la
contrebande de pelleteries. Ces marchands distribuaient également des
armes à leurs alliés iroquois et les encourageaient à
attaquer les convois de Français et leurs alliés indiens.
Les
Français étaient constamment en guerre avec les Iroquois. En
1684, des soldats additionnels étaient arrivés de France pour
une nouvelle campagne contre eux. Toutefois, à l'automne de cette
année, les crédits budgétaires annuels envoyés
dans la colonie par le roi de France n'arrivèrent pas. L'intendant de
la colonie, Jacques de Meulles, n'avait plus de
fonds pour payer les fonctionnaires coloniaux et les troupes. (L'intendant
était ce qu'on pourrait appeler le plus haut fonctionnaire de la
colonie, deuxième seulement dans la hiérarchie derrière
le gouverneur qui représentait le roi.)
En Juin 1685, il décida d'émettre ses propres notes de
crédit. Comme le bon papier se faisait rare, il recueillit les cartes
à jouer de la colonie et émit de la monnaie de papier de
différentes valeurs, en y apposant son sceau et sa signature. En vertu
d'une ordonnance, les cartes obtinrent cours légal et les
commerçants furent obligés de les accepter.
Dans
un premier temps, l'émission de la monnaie de carte n'eut pas d'effet
inflationniste. La valeur des cartes était garantie par des fonds qui
étaient censés arriver de France et elles ont été
intégralement rachetées lorsque ces fonds sont arrivés.
Du point de vue des autorités, elles avaient aussi l'avantage de
n'avoir aucune valeur pour les habitants de New York et de la
Nouvelle-Angleterre. Elles ne pouvaient donc être utilisées pour
commercer avec eux et contribuer ainsi à une sortie de capitaux
– le commerce et l'exportation de devises étant bien sûr
des phénomènes condamnables dans la
perspective mercantiliste qui dominait à l'époque.
Cinq ans plus tard, Français et Anglais étaient à
nouveau en guerre les uns avec les autres. En 1689, au cours de la Glorieuse
Révolution, Guillaume d'Orange avait accédé au trône
d'Angleterre et Jacques II avaient fui en France. En Amérique du Nord,
des incursions militaires avaient lieu des deux côtés de la
frontière et on préparait des plans d'invasions majeures. Un
projet français d'envahir la ville de New York et d'en expulser la
population ne fut jamais complété. Toutefois, au cours de
l'été 1690, une flottille de 32 navires avec 2000 hommes
à bord quitta Boston, pendant que 2500 soldats anglais et combattants
indiens marchaient vers le nord pour envahir la vallée du Saint-Laurent.
Heureusement pour mes ancêtres, le mauvais temps, la chance et une
épidémie de variole parmi les troupes sauvèrent la
Nouvelle-France. (C'est durant cette bataille que le comte de Frontenac dira
fameusement à l'envoyé du commandant anglais William Phips qu'il répondrait à ses demandes
« par la bouche de mes canons ».)
Les Anglais durent
retourner à Boston sans butin. Les soldats rouspétaient pour
avoir leur compensation et on craignait une mutinerie. Le gouvernement du
Massachusetts tenta sans succès d'emprunter de l'argent des marchands
de Boston. En décembre 1690, il décida d'imprimer pour 7000 livres de titres
de papier et, comme l'explique Rothbard, promit
« qu'il les rachèterait avec de l'or ou de l'argent dans
quelques années grâce à ses recettes fiscales et que plus
aucun titre de papier ne serait émis. De manière
caractéristique, les deux parties de cette promesse furent rapidement
jetées par-dessus bord: le montant limite d'émission fut
dépassé en quelques mois, et toutes les notes continuèrent
de circuler pendant près de 40 ans. » Le Massachusetts
émettra à nouveau de grandes quantités de papier-monnaie
après l'échec d'une autre expédition contre
Québec en 1711.
Comme on pouvait s'y
attendre, au Canada aussi, l'intendant développa la mauvaise habitude
d'émettre de la monnaie de carte. À mesure que la confiance
s'installait dans la nouvelle monnaie, la population commençait en
effet à la considérer comme un avoir stable et à en
conserver une certaine proportion au lieu d'en demander le remboursement au
complet chaque année. Mais au lieu de garder des réserves de
pièces métalliques afin de couvrir la monnaie de carte encore
en circulation, les autorités coloniales augmentèrent leurs dépenses.
Elles commencèrent également à émettre de la
monnaie de carte au-delà de ce que la quantité de fonds
envoyés annuellement par le gouvernement français aurait
dû permettre. Les cartes étaient certainement très
utiles, mais les prix commencèrent tout de même à grimper
à mesure que les gens réalisaient qu'il y en avait une
quantité de plus en plus grande en circulation.
Au début des années 1700, la Guerre de succession d'Espagne
s'étend aux colonies française et anglaise d'Amérique du
Nord. Les dépenses militaires augmentaient continuellement et la
croissance de la quantité de monnaie de carte dépassait
largement celle du budget colonial. En 1705, la couronne française
refusa de racheter la totalité des cartes qu'on lui avait
présentées, ce qui signifiait concrètement une
dévaluation de la monnaie de carte. Les autorités coloniales répondirent
par la création de plus de papier-monnaie. L'inflation était
galopante et l'économie coloniale en débandade. En 1714, la
Couronne décida de se débarrasser de ce système et de
racheter les cartes à la moitié de leur valeur nominale.
Pendant quelques
années, la situation monétaire est revenue à ce qu'elle
était avant 1685. Diverses tentatives furent faites pour procurer
à la colonie une monnaie stable, ce qui n'entraîna que plus de
confusion. En 1729, une nouvelle émission de monnaie de carte fut
effectuée. Cependant, celle-ci n'était plus à ce
moment-là la seule forme de papier-monnaie, ni la plus importante. Le
gouvernement commença à émettre des billets
d'ordonnance, qui étaient échangeables contre des lettres de
change auprès du Trésor, dans les régions où les
pièces métalliques et même la monnaie de carte se
faisaient rares. Contrairement à la monnaie de carte, ces billets
pouvaient être émis par à peu près n'importe quel
officier de l'armée et le contrôle de leur émission
échappait autant à l'intendant qu'au gouvernement de la
métropole. L'inflation monétaire ainsi créée
correspondait en fait à un impôt pour financer des
dépenses militaires(2).
La situation continua
de se détériorer jusqu'à la chute de Québec et de
Montréal en 1759 et 1760, qui mit fin au régime
français. Ces années de guerre furent marquées par un
effondrement économique et une hausse des prix qui ressemblait
à de l'hyperinflation. Au cours des négociations de paix, la
France accepta de convertir la monnaie de carte ainsi que les titres de dette
du Trésor en débentures portant intérêt, avec des
escomptes allant de 50 à 80%. Toutefois, le gouvernement
français étant essentiellement en faillite, ces obligations
perdirent graduellement de la valeur et, en 1771, elles n'en avaient plus
aucune.
Un
historien québécois, Gérard Filteau,
a écrit:
Ce qu'il y a de remarquable au système financier canadien, c'est qu'il
inaugure un nouveau genre de circulation, appelé à un grand
avenir: les cartes sont les premiers billets de banque mis en circulation. Un
autre fait remarquable, c'est que le pays ne détient aucune valeur,
aucune réserve monétaire pour garantir son papier
monnaie. Celui-ci n'est qu'un signe représentatif, empruntant
sa valeur à l'honnêteté du gouvernement et à la
bonne volonté du trésor royal. Une telle garantie uniquement
morale est insuffisante puisqu'elle lie la valeur de la monnaie à la
bonne conduite de quelques fonctionnaires, en lui faisant subir des
fluctuations suivant la probité des hommes ou les hasards de la
politique(3).
Au
moment de la conquête, il n'y avait que 70 000 colons en
Nouvelle-France, par comparaison avec plus d'un million dans les colonies
anglaises du sud. Le papier-monnaie a aidé à
déstabiliser et à freiner le développement
économique et démographique de la Nouvelle-France. Il a
contribué à la chute de l'empire français en
Amérique du Nord. Plus tard, il jouera un rôle important dans
les révolutions française et américaine. Aujourd'hui,
malheureusement, il est utilisé dans le monde entier et il continue de
fausser les calculs économiques.
1. On parle bien ici des premiers
exemples de « government paper money », de papier-monnaie émis
par un gouvernement. Pour ce qui est du papier-monnaie émis par des
banques, il semble que ce précédent historique occidental soit
survenu quelques années plus tôt en Suède, dans les 1660.
Comme ce fut le cas en Nouvelle-France et dans tous les autres cas
jusqu'à nos jours, la « banque de Palmstruch »,
du nom de son fondateur Johan Palmstruch, a
émis une trop grande quantité de billets comparativement
à ses réserves, ce qui a provoqué sa faillite quelques
années plus tard. Voir Stockholms Banco.
2. Robert Armstrong, Structure and
Change: An Economic History of Quebec, p. 33-36. Voir également sur le rôle de la monnaie de
carte pendant tout le régime français le chapitre sur la
Nouvelle-France dans Le dollar
canadien: une perspective historique, par James Powell.
3. La Naissance d'une Nation:
Tableau de la Nouvelle-France en 1755, p. 195
Martin Masse
Le Quebecois
Libre
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