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Cette présentation
a été donnée en anglais le 18 mars 2005 à la Austrian Scholars Conference tenue à l’Institut Ludwig von Mises à Auburn en Alabama.
Dans
L’Action humaine, Ludwig von Mises
écrit:
Le rôle historique de la théorie de la division du travail,
telle que développée dans la tradition de
l’économie politique britannique par des auteurs allant de Hume
à Ricardo, a consisté à démolir
complètement toute doctrine métaphysique à propos de
l’origine et du fonctionnement de la coopération sociale. Elle a
complété l’émancipation spirituelle, morale et
intellectuelle de l’humanité inaugurée par la philosophie
épicurienne. (Note: ma traduction de Human
Action)
Voici une affirmation qui ne pêche pas par ambiguïté.
L’épicurisme, nous dit Mises, a inauguré
l’émancipation spirituelle, morale et intellectuelle de
l’humanité. On retrouve plusieurs autres passages dans ses
livres où il mentionne cette philosophie sous un éclairage
très favorable, mais sans jamais expliquer en détail pourquoi.
Et même si beaucoup d’attention a été
consacrée à l’influence d’Aristote, de Thomas
d’Aquin, des scolastiques, des libéraux français et
d’autres penseurs sur les idées autrichiennes, personne à
ma connaissance ne s’est penché sur Épicure.
Sur quoi Mises se
base-t-il donc pour déclarer une telle chose à propos
d’une philosophie qui a tant été décriée
depuis deux mille ans? Des piles énormes de livres consacrés
à Platon, Aristote et d’autres philosophes de
l’Antiquité sont publiés chaque
année. Mais si vous allez dans une bibliothèque universitaire,
vous trouverez normalement à peine un ou deux rayons contenant des
volumes sur l’épicurisme – et on parle ici de tous ceux
qui ont été publiés au cours du dernier siècle.
L’épicurisme
a été en grande partie oublié. Et lorsqu’il fait
l’objet d’une mention, c’est habituellement l’image
déformée propagée depuis l’Antiquité qu’on
reprend. L’épicurisme serait, nous dit-on, la philosophie du
« mangeons, buvons et amusons-nous car demain nous
mourrons ». En anglais, un Epicure est un individu
dépravé et irresponsable qui ne s’intéresse
qu’aux plaisirs charnels. D’un point de vue autrichien, nous
dirions qu’il a des préférences temporelles très
élevées.
J’ai même
lu un
article sur LewRockwell.com affirmant que l’hédonisme
débridé des épicuriens avait joué un rôle
important dans la transformation de la Rome antique d’une
république en un empire. Il n’existe pourtant pas la
moindre preuve historique qu’ils ont eu ce type d’influence, et
les épicuriens étaient de toute façon tout le contraire
d’un groupe de dévergondés. Leur objectif était d’obtenir
la tranquillité de l’esprit. Il est vrai qu’ils
considéraient tout plaisir, y compris ceux de la chair, comme un bien.
Mais ils cherchaient d’abord à atteindre le bonheur en
planifiant leur vie à long terme de la façon la plus
rationnelle possible.
L’éthique
épicurienne peut être condensée dans cette phrase de la Lettre à Ménécée:
« Car ce n'est pas une suite ininterrompue de jours passés
à boire et à manger, ce n'est pas la jouissance des jeunes garçons
et des femmes, ce n'est pas la saveur des poissons et des autres mets que
porte une table somptueuse, ce n'est pas tout cela qui engendre la vie
heureuse, mais c'est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute
circonstance les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut
éviter, et de rejeter les vaines opinions d'où provient le plus
grand trouble des âmes. »
Laissez-moi vous
présenter brièvement Épicure. Il est né en 341
av. J.-C., six années seulement après la mort de Platon. Il
avait
18 ans quand Alexandre le Grand est mort. Ce dernier événement
sert de ligne de démarcation aux historiens entre la période
classique des cités-États grecques et la période
hellénistique, pendant laquelle les généraux
d’Alexandre et les dynasties qu’ils ont créées ont
régné sur de vastes royaumes dans ce qui était
l’empire perse. Épicure a établi son école dans un
jardin à la périphérie d’Athènes.
Très peu de ce qu’il a écrit dans de nombreux livres
s’est rendu jusqu’à nous. Heureusement, un manuscrit de
l’oeuvre poétique de son disciple
romain Lucrèce, qui vécut au premier siècle avant notre
ère, De rerum natura
ou De la nature des choses, a été redécouvert au
15e siècle.
Grâce à
cette découverte, l’épicurisme a eu une influence majeure
sur le développement de la science contemporaine. Épicure avait
emprunté et raffiné l’hypothèse atomique de
philosophiques précédents et la plupart des scientifiques et
des philosophiques européens de la Renaissance et des siècles
qui ont suivi ont étudié et commenté le De rerum natura. La physique
épicurienne, qui explique que les mondes émergent
spontanément des interactions de millions de particules minuscules,
apparaît encore de nos jours étonnamment
moderne. C’est le seul récit scientifique que nous a
légué l’Antiquité que l’on peut encore lire
et trouver pertinent aujourd’hui.
Parmi les penseurs
anglophones qui ont été influencé par
l’épicurisme, on retrouve Hobbes, Mandeville, Hume, Locke,
Smith, et plusieurs des moralistes britanniques jusqu’au 19e
siècle. Ils se sont non seulement penchés sur la théorie
atomique, mais aussi sur l’éthique développée par Épicure,
sur ses idées concernant l’origine de la société,
son explication évolutionniste (bien avant Darwin) du monde et sur
d’autres aspects de sa philosophie.
À mon sens,
l’épicurisme est ce qui se rapproche le plus d’une
philosophie libertarienne dans
l’Antiquité. Platon, Aristote ou les stoïciens
étaient tous des étatistes à divers degrés. Ils
glorifiaient l’engagement politique et élaboraient des
programmes politiques pour leur auditoire de riches aristocrates bien
placés dans la société. Épicure se concentrait
plutôt sur la recherche individuelle du bonheur, conseillait de ne pas
s’impliquer en politique à cause des tracas personnels que cela
apporte, et considérait la politique comme une activité sans
pertinence réelle.
Son école
accueillait les femmes et les esclaves. Il n’avait aucun programme
politique à proposer et on ne retrouve dans son enseignement aucune
notion de vertu, d’ordre ou de justice dans un sens collectiviste. Au
contraire, la recherche du bonheur nécessitait que les individus
soient le plus libres possible de planifier leur propre vie. Pour lui, comme
le dit l’une de ses
maximes, « Le juste de la nature est une garantie de
l'utilité qu'il y a à ne pas se causer mutuellement de tort et
de ne pas en subir. »
Dans
une lettre à William Short envoyé en 1819, Thomas Jefferson
écrit: « Je suis moi aussi un épicurien. Je
considère que les doctrines authentiques (et non celles qu’on
lui impute) d’Épicure contiennent tout ce que la Grèce et
Rome nous ont laissé de rationnel dans la philosophie
morale. » Mais ce qui est aussi intéressant, c’est
que même nos amis les marxistes trouvaient qu’Épicure
était un grand philosophe. Marx lui-même a consacré sa
thèse de doctorat aux différences entre l’atomisme
d’Épicure et de son prédécesseur Démocrite.
La plupart des livres
consacrés à l’épicurisme publiés en France
au 20e siècle ont été écrits par des marxistes
(je suppose qu’on pourrait dire cela de la plupart des livres
publiés en France sur n’importe quel sujet au 20e
siècle…!). Je possède un petit livret sur Lucrèce
publié dans les années 1950 dans une collection intitulée
Les classiques du peuple. Dans la section Avertissement, l’auteur
remercie les spécialistes soviétiques des questions relatives
à Lucrèce et au matérialisme antique pour «
quelque originalité sur certains points » que l’on
pourrait reconnaître à son étude.
Marx a trouvé
dans l’épicurisme une conception matérialiste de la
nature qui rejetait toute téléologie et toute conception
religieuse des réalités naturelles et sociales. Et pour revenir
à Mises, c’est aussi précisément ce qui l’attirait.
La section de L’Action humaine où l’on retrouve la
citation que j’ai lue au début s’appelle « Une
critique des conceptions holistes et métaphysiques de la
société ». Mises y dénonce toutes les
doctrines sociales qui ne s’appuient pas sur le rationalisme,
l’utilitarisme et le libéralisme, qui, écrit-il,
« doivent nécessairement engendrer des guerres et des
guerres civiles jusqu’à ce qu’un des adversaires soit
annihilé ou soumis ».
Comme la plupart
d’entre vous le savent, Mises incluait les courants du droit naturel
dans ces doctrines non scientifiques, un point crucial sur lequel Rothbard et beaucoup d’autres de ses disciples
contemporains étaient en désaccord avec lui. Il
défendait plutôt une position utilitariste, selon laquelle
« La loi et la légalité, le code moral et les institutions
sociales, ne sont désormais plus vénérés comme
des décrets insondables que les cieux nous ont imposés. Leur
origine est humaine, et le seul critère qu’on devrait leur
appliquer est celui de leur utilité au regard du bien-être des
hommes. »
Épicure avait
conçu sa philosophie en réaction aux concepts platoniciens de
Raison avec un R majuscule, de Bien, de Beauté, de Devoir, et
d’autres notions absolues possédant une existence propre dans un
quelconque monde surnaturel. Pour Épicure, ce qui est moral est ce qui
apporte du plaisir aux individus dans un contexte où il n’existe
pas de conflits sociaux. Le sage épicurien respectera le contrat
social et ne causera de tort à personne non pas pour se conformer
à quelque injonction morale imposée d’en haut, mais
simplement parce que c’est la façon la plus commode de garantir
son bonheur et de maintenir sa tranquillité d’esprit.
Mises affirme la
même chose lorsqu’il réitère son attachement
à l’utilitarisme, qui considère les règles de la
moralité non comme des absolus, mais comme des moyens pour les
individus d’atteindre leurs fins par la coopération sociale.
Dans son livre Le Socialisme, il écrit: « Les
évaluations éthiques correspondant à ‘bon’
et à ‘mauvais’ ne peuvent être appliquées
qu’au regard des fins que l’action cherche à atteindre.
Comme Épicure l’a exprimé (…) Un vice sans
conséquence préjudiciable ne serait pas un vice. Puisque
l’action n’est jamais sa propre fin, mais plutôt le moyen
d’atteindre une fin, on ne peut définir un acte comme bon ou
mauvais qu’au regard des conséquences de cet acte. »
Pour Mises, l’épicurisme avait inauguré
l’émancipation de l’humanité
précisément parce qu’il menait à l’utilitarisme.
Les fondements
mêmes de la praxéologie, la logique de l’action humaine,
reposes sur des concepts épicuriens. Épicure déclare que
la nature force tout être vivant à chercher le plaisir et
à éviter la douleur. Lorsqu’ils atteignent leur but, les
êtres se retrouvent dans un état de satisfaction et de repos que
l’on peut appeler bonheur ou tranquillité d’esprit.
L’ataraxie est le terme utilisé par Épicure pour
décrire un parfait état de satisfaction, celui d’un
être libéré de tout malaise.
En lisant les
premières pages de L’Action humaine, on croirait lire un
traité épicurien. Mises explique dans la section
« Les conditions préalables à l’action
humaine » que « Nous appelons contentement ou
satisfaction cet état de l’être humain qui
n’entraîne et ne peut entraîner aucune action. (…)
L’incitation qui amène un homme à agir est toujours un
malaise ou une quelconque insatisfaction. Un homme parfaitement satisfait de
sa situation n’aurait aucune motivation à changer quoi que ce
soit. » Il ajoute une référence à John Locke qui,
dans son Essai sur l’entendement humain, utilise le même
type d’explication. Deux pages plus loin, Mises mentionne
l’ataraxie épicurienne et défend de nouveau
Épicure contre les attaques des « écoles de pensée
théologiques, mystiques et autres qui s’appuient sur une
éthique hétéronome* » qui, écrit-il,
« n’ont pas ébranlé les fondements de
l’épicurisme parce qu’elles ne pouvaient soulever
d’autre objection que son indifférence envers les plaisirs
‘élevés’ et ‘nobles’ ».
Dans la même
veine, Mises ridiculise l’anthropomorphisme naïf qui consiste
à appliquer des caractéristiques humaines à des
entités divines définies comme parfaites et omnipotentes.
Comment une telle entité peut-elle être conçue comme un
être qui planifie et qui agit, ou comme une personnalité en
colère, jalouse et susceptible d’être soudoyée, tel
qu’on le voit dans de nombreuses traditions religieuses? Comme Mises
l’écrit encore une fois dans L’Action humaine,
« Un être qui agit est insatisfait de sa situation et
n’est donc pas tout-puissant. S’il était satisfait, il
n’agirait pas, et s’il était tout-puissant, il aurait
depuis longtemps radicalement mis fin à son
insatisfaction. »
Dans un article traitant
des implications de l’action humaine publié sur le site de
l’Institut Mises il y a deux ans, Gene Callahan
se penchait sur cette question et affirmait qu’autant qu’il
sache, la façon dont Mises applique les leçons de la
praxéologie à un possible être suprême fait preuve
d’une grande originalité. En réalité, Mises a directement
emprunté cette idée à l’épicurisme.
Épicure affirmait que puisque les dieux sont parfaits et
entièrement satisfaits de leur existence, ils ne pouvaient en aucune
façon être impliqués dans les affaires des hommes. Il
était ridicule de les craindre et inutile de tenter d’en obtenir
des faveurs par des prières ou des sacrifices. À cause de cela,
on l’a soupçonné d’être athée, ce qui
explique en grande partie pourquoi il a été tant
vilipendé par des auteurs chrétiens au fil des siècles.
On peut retrouver de
nos jours des groupes
de néo-épicuriens sur le Web. Il y a plusieurs
années, j’ai joint une liste de discussion sur
l’épicurisme et j’ai découvert à mon grand
étonnement que la plupart des participants étaient des libertariens, dont de nombreux objectivistes ou
ex-objectivistes. On trouve sur Internet des
articles discutant des similarités entre l’objectivisme et
l’épicurisme, et comment Ayn Rand a
été influencé par Épicure.
Ce n’est
qu’un autre exemple des nombreux liens entre cette philosophie antique
et la tradition libérale classique et libertarienne.
Comme je l’ai mentionné au début, très peu a
été écrit sur ce sujet ou sur l’épicurisme
en général d’ailleurs. Je n’ai eu que le temps de
présenter un bref tour d’horizon de certains de ces liens. J’espère
que d’autres étudiants et chercheurs y verront des avenues de
recherche intéressantes et qu’ils exploreront les divers chemins
qui mène d’Épicure à Mises.
*Hétéronome:
Qui reçoit de l’extérieur les lois qui le gouvernent;
contraire d’autonome
Martin Masse
Le Quebecois Libre
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