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Une écrasante montagne et un gigantesque trou

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Paul Jorion.
Published : March 23rd, 2010
2044 words - Reading time : 5 - 8 minutes
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Ce texte est un « article presslib’ » (*)


Si les enjeux n’étaient pas ce qu’ils sont, incommensurables, les atermoiements qui se multiplient actuellement en deviendraient presque risibles. Dans l’actualité immédiate, on pense à la Grèce et l’inimaginable histoire qui nous est racontée, échappant des doigts de tous ceux qui auraient du la retenir. L’image même d’une période qui se termine, d’une construction amenée à se déliter.

Sur tous les sujets essentiels, la même profond indécision prévaut, le même surplace se poursuit. Que ce soit à propos de la régulation financière, où rien de significatif n’est toujours réellement entamé, ou bien de la relance de l’économie et de l’emploi, à propos de laquelle les gouvernements oscillent entre incantations et résignation. Où allons-nous  ? Ils ne le savent pas, ce qui peut nous chagriner, et nous non plus, ce qui est plus embêtant.

Une crise financière et économique mondiale majeure est survenue sans crier gare, et l’on constate avec effarement que les artisans initiaux du désastre prétendent poursuivre leurs jeux dangereux (pour les autres), faisant avec arrogance barrage aux réformes, tandis que les représentants pourvus de la légitimité du pouvoir apparaissent – n’ayons pas peur des mots – comme les marionnettes d’un théâtre de la dérision et de l’absurde. Mettant en scène leurs déplacements et déclamant leurs discours avec comme unique viatique l’irrésolution de leur propos.

Après avoir proclamé la fin des idéologies – afin de mieux faire prévaloir la leur, toute empreinte d’une religiosité de pacotille dont le cours a chuté – ils sont désormais face à leur propre impuissance, jamais en panne de discours mais ne pouvant pas sortir de leur texte.

Une seule chose semble désormais leur importer, tel un dernier refuge qu’ils ne peuvent abandonner, l’expression d’une ultime cohérence : la traque impitoyable contre l’ennemi public n°1, le déficit du même nom. Les fortes résolutions ne manquent pas, dont on verra à l’usage ce qui en subsistera, lorsqu’il faudra les appliquer. Car la croissance économique faisant faux-bond, c’est avec les seules restrictions budgétaires qu’ils vont devoir remplir la mission. Quitte à, pour certains, s’accrocher à la perspective illusoire d’un accroissement de leurs exportations. Calcul qui repose, dans le cas des Etats-Unis, sur l’idée folle qu’il serait possible d’inverser les flux commerciaux avec les pays émergés afin qu’ils deviennent positifs en net.

Pour le coup, suite à la crise financière et économique, dans lesquelles nous venons à peine de nous installer, on pénétrerait, ce scénario respecté, dans une crise sociale majeure dont il faudra alors se donner les moyens politiques. Parions que devant cette perspective, le surplace va autant que possible durer, présenté au nom d’une sagesse dont nous serons appelés à ne pas douter. Mais jusqu’à quand ? et à quel prix quand même ?

Même si cela va prendre un petit peu de temps, le système capitalisme est en train de s’effondrer de lui-même, à l’image de ces immeubles que l’on aide à s’écrouler et dont la chute paraît, tout du moins au début, très lente. En retard sur les prévisions de ceux qui ont assisté, à vrai dire tout aussi surpris, à l’écroulement du système qui se revendiquait du socialisme et dont on pensait qu’il allait lui aussi éternellement durer. Après avoir rompu dans la révolution avec le capitalisme, puis entamé avec lui une farouche guerre froide puis une fausse compétition.

Il ne sort au final que des vaincus de l’affrontement Est-Ouest. Personne, en effet, ne les a poussés ni l’un ni l’autre pour les faire tomber. Tel que dans le rêve décidément prémonitoire de Nabuchodonosor, roi de Babylone, ils se sont révélés être des colosses aux pieds d’argile. Leurs contradictions secondaires ont pris le pas sur leurs contradictions principales, aurait pu depuis sentencieusement conclure le Président Mao. Poursuivant sur cette lancée, on pourrait même remarquer que le socialisme s’est révélé impossible dans un seul pays – pour faire référence aux discussions de l’époque – et que le capitalisme est en train de périr après s’être étendu à tous.

L’épisode que nous sommes en train de vivre, la crise de la dette, n’est pas seulement diffusé en Europe. On ne suit pas assez, de ce point de vue, la situation du Japon. Fort de sa puissance exportatrice, ce dernier a su financer sa colossale dette publique par ses propres moyens – avec le concours de son épargne, mais celle-ci commence à se tarir – et des artifices financiers, dont les effets ne sont pas davantage inépuisables. Enfin, on va prochainement beaucoup parler de la plus importante de la reine de toutes les dettes, celle des Etats-Unis, un simple calcul montrant qu’elle a atteint des proportions telles qu’elle peut plus être remboursée (qu’elle est devenue perpétuelle). Mais, pour revenir à l’Europe, on y assiste actuellement à un bien curieux spectacle.

Les pays de la zone euro viennent de s’engager dans un nouveau petit jeu. C’est à qui va montrer du doigt le déficit du voisin (son partenaire commercial), pour le dénoncer et le sommer, afin qu’il soit efficacement combattu, d’entrer en dépression économique. Un jeu fort dangereux, vu le poids des échanges économiques au sien de la zone. Tout se passe comme si les plus prospères rêvaient qu’ils allaient tirer seul leur épingle de ce fragile jeu de mikado. Tandis que la Commission de Bruxelles, réduite depuis longtemps à l’impuissance, place ses derniers espoirs dans un « renforcement de la surveillance dans la zone euro » (oubliant au passage un Royaume-Uni laissé à ses affres !) et pour le reste s’en remet à Dieu, même s’il s’appelle FMI.

Craignant une nouvelle campagne de déstabilisation de l’euro, les dirigeants Européens (Jean-Claude Trichet vient de les rejoindre) partent en croisade contre les spéculateurs armés de CDS nus. Ils n’iront pas bien loin, car ils ne disposent pas de la clé permettant de fermer la porte de leur arsenal. Celle-ci se trouve à Washington, actuellement confiée au Sénat des Etats-Unis d’Amérique, qui peine à dégager les contours d’une indulgente réforme bipartisane des produits dérivés. Enfin, pour couronner le tout, il ne vient même plus à l’idée de quiconque ne serait-ce que de modestement envisager l’étude d’une initiative européenne de relance économique. Tout semble indiquer qu’il ne reste plus qu’à courber le dos.

Une vérité s’impose, à ce stade de la crise, qu’il est difficile d’énoncer. On ne voit pas comment, faute d’approfondissement de celle-ci, où ses acteurs pourraient trouver les ressources d’initiatives de rupture. S’interroger sur ce qui y fait obstacle, c’est admettre sans même avoir à chercher plus loin qu’ils sont partie prenante d’un système dont ils ne peuvent se désolidariser. Ces deux logiques pour l’instant s’affrontent, doit-on s’interdire d’espérer que la première crée quelques surprises ?

Parmi les descriptions actuelles possibles de la crise, il en est une qui, plus que tout autre, témoigne de la totale irrationalité du système. Le meilleur du monde, était-il prétendu sans appel. Nous sommes face à une écrasante montagne et un gigantesque trou. La montagne est bâtie de capitaux à la recherche des meilleurs rendements, ou bien de refuges, c’est selon. Leurs détenteurs sachant désormais que la recherche des premiers peut être périlleuse, tandis que celle des seconds devient plus hasardeuse, car de moins en moins sûrs. Comme si le capitalisme financier, réglant un problème, en avait crée un autre. Les Etats, devenus impécunieux pour le sauver, n’étant plus ces havres où se réfugier lorsque se lève la tempête. Quant à lui, le gigantesque trou qui est à côté de la montagne est constituée par la dette publique, une fois intervenu le massif transfert des pertes du système financier que les gouvernements ont décidé d’assumer.

Le bon sens voudrait que l’on bouche le trou en creusant dans la montagne. C’est d’ailleurs ce que l’on fait d’une certaine manière, mais en procédant de telle sorte l’on creuse plus le trou que l’on ne le bouche, contribuant à faire grossir la montagne. Le système financier a été sauvé sans frais, ou presque, il n’est pas dans ses habitudes de procéder de même avec ses débiteurs ! Devant cet obstacle insurmontable, car aboutissement d’une logique interne dont il ne saurait être question de sortir, des esprits éclairés ont alors proposé que le FMI s’engage à son tour dans une politique de création monétaire. Ce qui aurait deux conséquences : 1/ les Etats pourraient bénéficier de conditions de prêts plus avantageuses que sur les marchés. 2/ On combattrait le mal par le mal en augmentant encore la taille et le volume de la montagne des capitaux. Cela n’a pour l’instant suscité aucun écho et peut-être restera lettre morte. C’était pourtant la meilleure des mauvaises idées possibles !

Alors, comment échapper à cette implacable logique ? En premier lieu, en reconnaissant la faillite du monétarisme et des solutions monétaires de régulation du système capitaliste. Condamnées à laisser ouverts pendant longtemps – de leur propre dire – les guichets de distribution des liquidités aux établissements financiers (ne fermant que des facilités accessoires), les banques centrales sont figées dans un immobilisme qui exprime parfaitement celle-ci. Abandonner les mirages monétaristes signifierait instaurer – horrible terme – des réglementations interdisant des pratiques financières parfaitement identifiées et dont la nocivité n’est plus à démontrer. De fil en aiguille, il deviendrait alors indispensable de reconfigurer le système financier, afin qu’il soit au service de l’activité économique humaine (la production et la répartition des biens et des services nécessaires à l’épanouissement de l’espèce dans son environnement). Puis, de démanteler la machine à fabriquer de la dette, que le système ne serait plus de toute façon en mesure de financer, ayant perdu ses instruments miraculeux. Ce qui supposerait, enfin, d’envisager la rémunération des individus en la dissociant, au moins partiellement, de l’activité sociale que l’on appelle travail.

Un fil de ce genre, une fois commencé à être tiré, ne demanderait qu’à l’être davantage… Permettant aussi de réfléchir à ce qu’une autre globalisation, reposant sur d’autres fondations faites de coopérations et de solidarités, pourrait apporter. Ou bien à trouver un nouveau moteur écologique à cette croissance dont on pressent qu’il faut la calculer autrement.

Tout cela est bien beau, mais ne réglerait pas nos actuels gros problèmes de dette publique! L’approche d’une taxation des transactions financières, pourtant un élément de solution, n’a pas l’heur de plaire au FMI, qui a reçu du G20 mission de rapporter à ce sujet en avril prochain. La taxe semble cumuler tous les inconvénients, à entendre ses nombreux opposants. Elle serait très difficile à mettre en oeuvre (sempiternel argument). « Plutôt facile à éviter » nous a appris cette semaine Dominique Strauss-Kahn devant le Parlement européen. En utilisant, a-t-il doctement expliqué mais sans plus de précision, des produits complexes spécialement conçus à cet effet. Enfin, argument plus retors, son rendement risquerait de décroître, car sa perception aurait pour conséquence de diminuer le volume de l’activité financière, et donc de restreindre son assiette (ce qui est précisément son objectif, rétorquent ses partisans).

D’autres mécanismes plus à tiroirs pourraient être élaborés pour financer la dette publique à moindre coût et la rembourser en douceur, qui supposeraient entre autre la mise en place de régulations astreignantes des marchés financiers, à commencer par le plus volumineux, celui des changes. L’idée étant de restreindre les opportunités financière afin que les investisseurs se concentrent sur les obligations d’Etat, dont les taux baisseraient en raison de la demande et faute de meilleures opportunités. Des reconfigurations d’importance seraient certes nécessaires, mais qui peut aujourd’hui vraiment croire qu’elles pourront être évitées, sauf à faire preuve d’une grande ingénuité ou d’une forte et illusoire obstination ?

Mais demain sera un autre jour.





Billet rédigé par François Leclerc


               

Paul Jorion

pauljorion.com




(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.


Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières années dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie (Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La Découverte : 2007).





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