Karl Popper
est né à Vienne en 1902. Très jeune, il est
d’abord tenté par le marxisme avant de s’en
détourner définitivement. Il choisit la carrière
universitaire et s’intéresse à
l’épistémologie. En 1934, il écrit son livre le
plus célèbre : La Logique
de la découverte scientifique. En 1937, fuyant le nazisme, il
émigre en Nouvelle-Zélande, où il accepte un poste
d’enseignant. Se passionnant pour la
philosophie politique, il publie en 1945 son autre grand ouvrage, La Société ouverte et ses
ennemis. En 1946, il obtient un poste grâce à Friedrich A. Hayek,
à la prestigieuse London School of Economics, où il crée le département
de philosophie, logique et méthode scientifique. Il vivra à
Londres jusqu’à sa mort en 1994.
Un des
mérites de Karl Popper est d'avoir fourni les fondements
philosophiques d'un rationalisme critique original, tant sur le plan
épistémologique que sur le plan politique.
Dans La Société ouverte et ses
ennemis, Karl Popper identifie en Platon, Hegel et Marx les trois sources
du totalitarisme contemporain. Nous nous pencherons ici sur sa critique de
Platon.
Le collectivisme de Platon
Le
problème politique est fondamentalement d’ordre
épistémologique, selon Karl Popper. Ainsi chez Platon,
c’est sa théorie des Idées qui commande toute sa philosophie
politique. En effet, Platon remet en question la démocratie
athénienne car il juge les hommes ignorants et incapables de gouverner
correctement.
La
multitude ne peut pas bien gouverner, car elle ne peut voir avec discernement
le bien commun, et ne cherche que son intérêt individuel. La
démocratie n’est donc que la tyrannie du peuple, qui est
ignorant et animal. C'est donc la tyrannie des opinions et des désirs.
Platon pense que le peuple confond l'opinion la plus répandue avec
l’opinion la meilleure. Non seulement il est manipulé par des
démagogues, mais en plus il est esclave de ses désirs.
D’ailleurs
les sophistes, qui enseignaient la rhétorique, l’art de bien
parler, sont les inventeurs de la démocratie. En effet, la
démocratie est le régime de la parole où la
vérité dépend moins d’une connaissance de la
réalité que d’une capacité à convaincre,
à imposer ses opinions par l’art du discours. Il n’y a que
des opinions et la meilleure opinion n’est pas la plus vraie mais la
plus convaincante. Celui qui détient l’art de convaincre,
détient aussi le pouvoir. En bon disciple de Socrate, Platon
méprise les sophistes, ces flatteurs, démagogues et
manipulateurs.
Toutefois,
Platon admet aussi que la tyrannie tout court, celle d'un homme seul, qui
gouvernerait selon ses caprices, n'est pas meilleure. Ainsi, dans La République, il
théorise tout d'abord l'idéal du philosophe-roi. Seuls les
philosophes seraient capables de bien discerner le bien commun, le bien de
tous et ils devraient donc être rois pour l'imposer à la
cité.
Le seul
moyen selon Platon de maintenir l'ordre dans la cité est
d'empêcher tout sentiment individuel en son sein. L’individu doit
être subordonné aux intérêts du corps collectif, ce
qui est la base même du collectivisme. Platon laisse entendre que celui
qui n’est pas capable de sacrifier son intérêt personnel
au bien de l’ensemble est un égoïste.
L’individualisme n’est pas
l’égoïsme
Selon
Popper, Platon « a pour l’individu et sa liberté, la
même aversion que pour la diversité du monde changeant des
choses sensibles… » Et il ajoute :
« Pour Platon, la seule
alternative au collectivisme est l’égoïsme,
d’où une confusion dans la pensée éthique qui
persiste encore de nos jours. La confusion de l’individualisme avec
l’égoïsme permet de le condamner au nom des sentiments
humanistes et d’invoquer ces mêmes sentiments pour
défendre le collectivisme. En fait, en attaquant
l’égoïsme, ce sont les droits de l’individu
qu’on vise. »
De
plus, selon Popper, les gouvernants « ne sont pas toujours capables et
sages… l’histoire a montré que ce sont rarement des hommes
supérieurs »
Platon
avait formulé la question politique comme suit : Qui doit gouverner ?
Le plus petit ou le plus grand nombre ? Et sa réponse était :
le meilleur doit gouverner. Mais en fait, selon Popper, la question est mal
posée, et il propose de la remplacer par une autre, à savoir :
comment organiser l'État et le gouvernement de telle sorte que
même les pires dirigeants ne puissent pas causer trop de dommages ?
L’essentiel n’est pas de savoir qui gouverne, mais bien
plutôt de savoir si le gouvernement est susceptible d’être
contesté et remplacé par un autre sans violence.
C’est
seulement en transformant ainsi le problème que nous pouvons
espérer formuler une théorie des institutions politique
raisonnable, c’est-à-dire non autoritaire. Karl Popper a
proposé d'appeler cette position philosophique, le rationalisme
critique ou le faillibilisme.
Le faillibilisme : toutes nos
vérités sont en sursis
Popper
défend une conception de la vérité originale. Selon lui,
les données empiriques ne permettent pas de prouver une théorie
scientifique ou de la valider définitivement, comme le croient
certains positivistes, mais permettent seulement de la tester ou de la réfuter.
C’est pourquoi il n’y a pas de vérités
scientifiques absolues mais seulement des conjectures.
« Nos tentatives pour saisir et
découvrir la vérité ne présentent pas un caractère
définitif mais sont susceptibles de perfectionnement, notre savoir,
notre corps de doctrine sont de nature conjecturale, ils sont faits de
suppositions, d’hypothèses, et non de vérités
certaines et dernières. Les seuls moyens dont nous disposons pour
approcher la vérité sont la critique et la discussion ».
(Karl Popper, Conjectures et
Réfutations. Retour aux présocratiques, Payot, 2006)
Selon cette
conception de la vérité, on ne progresse vers la
vérité qu'en renonçant à la certitude selon une
démarche négative de réfutation des hypothèses.
C'est par la critique de nos erreurs et de nos fausses certitudes que
l’on s'approche de la vérité. « Aucune autorité
humaine ne saurait instituer la vérité par décret.
[…] car celle-ci transcende l’autorité humaine »,
écrit-il dans Des sources de la
connaissance et de l’ignorance.
La bonne
méthode consiste donc à partir de l'idée que nous
pouvons commettre des erreurs et les corriger nous-mêmes ou permettre
aux autres de les corriger en acceptant leurs critiques. Elle admet que nul
ne peut se juger lui-même, et que croire en la raison n'est pas
seulement croire en la nôtre, mais aussi et peut-être surtout en
celle d'autrui. Elle est ainsi consciente de la faillibilité de
toutes nos théories, et essaie de les remplacer par de meilleures.
Toute
vérité est en sursis et aucun homme, aussi savant soit-il,
n’est infaillible. Cette démarche ne conduit pas pour autant au
relativisme ni au scepticisme. En effet, il y a des thèses qui peuvent
résister à la réfutation. Elles devront donc être
tenues pour vraies tant qu'elles n'auront pas été
réfutées. Et les sceptiques qui les croient fausses devront
fournir des preuves rationnelles de leur fausseté.
La politique du moindre mal contre la
tyrannie du bien
C’est
donc le faillibilisme qui commande la philosophie politique de Karl Popper. Il applique à la politique sa
méthode négative, qui consiste à éliminer
l’erreur et le faux par la discussion critique. Si nous sommes tous faillibles, il est
vain d'espérer l'avènement d'un homme providentiel ou d'un chef
idéal pour gouverner la cité. Il
faut réduire autant que possible les maux et non pas chercher à
instaurer le bien, le juste ou le bonheur. Popper propose de remplacer le principe utilitariste de la
« maximisation du bonheur » par le principe faillibiliste de la « minimisation de la
souffrance ». En
effet, il n’y pas de consensus sur ce que sont le bien et le juste :
imposer une vision du bien serait dictatorial. Par contre, les hommes
s’accordent assez facilement pour désigner ce qui est mal et
injuste.
De
même, la fonction d'un État, c'est moins de viser le bonheur que
de viser la réduction des souffrances et des malheurs des hommes. Dans
cette perspective, la tentation de faire table rase du passé pour
instaurer un monde parfait diminue.
Ainsi, en
cherchant à éliminer le mal et l’injuste, nous pourrons
nous rapprocher du bien et du juste, sans nous heurter à des
problèmes insolubles de définition. L’erreur de Platon
c’est d’avoir cru qu’on pouvait instaurer le Bien en
désignant des dirigeants bons. Le mérite de la
démocratie, selon Popper, ce n’est pas que la majorité
aurait toujours raison contre la minorité, c’est seulement que
les mauvais gouvernants peuvent être rejetés sans effusion de
sang. C’est toute la différence avec la tyrannie, y compris avec
la tyrannie du bien.
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