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Cette
année, les États-Unis commémorent le 150e anniversaire
de la prise de Fort Sumter le 12 avril 1861, dans la baie de Charleston en Caroline du Sud,
marquant le début d’une guerre appelée
« Guerre de Sécession » en Europe et
« Civil War » en
Amérique (les partisans de la cause sudiste
préfèrent l’appeler « Guerre des États »). La guerre s’est achevée le 26 mai 1865,
date de la dernière défaite des
confédérés.
Aux yeux de beaucoup,
la Guerre Civile a marqué la « seconde naissance des
États-Unis », près d’un siècle après
l’Indépendance : « A New Birth
in Freedom », d’après les
mots mêmes d’Abraham Lincoln. Selon cette
interprétation, Lincoln a défendu l’Union et les
libertés, dans la continuité des Pères fondateurs.
Pour d’autres,
cette guerre fut une révolution jacobine à la française,
instaurant l’État moderne, avec son pouvoir centralisateur
écrasant. Cette interprétation, politiquement incorrecte, fut
celle de Lord Acton, le grand historien britannique du XIXe siècle,
ainsi que celle de Gustave de Molinari en France
à la même époque. Nous évoquerons aussi, dans
cette ligne, le point de vue du philosophe politique conservateur du XXe
siècle Frank Meyer et de l’historien contemporain Thomas Woods du Mises Institute.
Un conflit meurtrier
Commençons
par préciser que le Sud était constitué des anciens États
esclavagistes du sud des États-Unis ayant fait sécession en
1860-1861 et formé une confédération (les
« confédérés »). Ainsi, le Sud
regroupait les deux Carolines, la Géorgie, la Floride,
l’Alabama, le Mississippi, la Louisiane, le Texas, la Virginie,
l’Arkansas, le Tennessee et l’Oklahoma. Les victimes militaires de la Guerre
Civile représentent environ 2 % de la population de
l’époque, ce qui correspondrait aujourd’hui à
environ 6 millions de morts. A quoi il faudrait ajouter
le chiffre indéterminé des morts civils. Les historiens
s'accordent autour du chiffre de 620 000 soldats tués ou disparus (360
000 Nordistes, dont 110 000 tués au combat, et 260 000 Sudistes,
parmi lesquels 93 000 tués au combat) et environ 412 000
blessés (275 000 Nordistes et 137 000 Sudistes). La Guerre Civile fut
plus meurtrière pour les Américains que la Seconde Guerre
Mondiale (400 000 morts). Une plaie ouverte qui ne s’est pas
encore refermée. Alors que certains États du Sud, comme la
Géorgie, n’ont retrouvé leur bonne santé
économique que dans les années 1990, d’autres, comme la
Louisiane, n’ont jamais pu remonter la pente.
Une guerre menée au nom de
conceptions antagonistes de la liberté
Il
est bien vrai que le Sud défendait la suprématie de la race
blanche et la légitimité de l’esclavage. De ce point de
vue, le Nord s’est battu au nom de la liberté et de la
dignité humaine. Et on doit se réjouir d’une
conséquence heureuse de la guerre : la libération de 4
millions d’esclaves noirs et la fin d’un cauchemar, que rien ne
saurait justifier.
Mais la
question douloureuse de l’esclavage et de la race ne fut pas seule en
cause dans cette guerre. Au-delà de ce motif, le désaccord
entre le Nord et le Sud avait commencé dès la naissance de la
République. L’origine du désaccord fut d’abord
économique et fiscal avant de prendre une tournure politique. Sur un
plan économique, le Nord manquait cruellement de main
d’œuvre pour son développement industriel en pleine
expansion. De son côté, le Sud importait ses marchandises de
l'Europe parce qu'elles étaient de meilleure qualité et moins
chères que les marchandises produites dans le Nord. Le Sud
était libre-échangiste et le Nord voulait taxer ces
échanges à l’importation comme à
l’exportation. Le Nord voulait reproduire l’ancien modèle
britannique d’État centralisé et impérial alors
que le Sud voulait moins d’État, moins de protectionnisme et moins
d’impôts. Mais surtout, des questions constitutionnelles
cruciales, laissées en suspens depuis la fin du XVIIIe siècle,
avaient refait surface. Selon certains historiens, l’origine de la
guerre fut liée aux droits des États et à la
défense de leur autonomie par rapport aux lois de l'Union.
Au XIXe siècle : Lord Acton et Gustave de Molinari
Lord Acton admirait le
caractère fédératif du système politique
américain originel comme le meilleur exemple de la façon dont
une éthique de la liberté individuelle pouvait être
conciliée avec l'autonomie d'importantes communautés. Et il
admirait la Confédération comme l'expression la plus
avancée d'un tel système politique. Lord Acton a vu dans cette
victoire de la centralisation une défaite pour les valeurs de la vie
civilisée en Occident. Dans une lettre de novembre 1866 à
Robert Lee, Acton écrit : « J’ai vu dans les
droits des États la seule garantie prévalant sur l'absolutisme
de la volonté souveraine et la sécession m’avait rempli
d'espoir, non pas comme la destruction, mais comme la rédemption de la
démocratie. Par conséquent, je juge que vous vous battiez
pour notre liberté, le progrès de notre civilisation, et je
pleure pour ce qui a été perdu à Richmond davantage que
je me réjouis de ce qui a été sauvé à Waterloo ».
Le fait est que l'administration d'Abraham Lincoln a jeté des milliers
de dissidents en prison dans les États du Nord, a fermé des
centaines de journaux, a suspendu la règle de l’habeas corpus,
et a annulé les réunions des assemblées
législatives des États.
Ce fait a
été particulièrement bien détaillé en 1996
par l’historien contemporain, Jeffrey Hummel dans un ouvrage au titre
évocateur : Emancipating Slaves, Enslaving Free Men : A History
of the American Civil War. Selon Hummel, dans le processus
même qui consistait à étendre la liberté aux
esclaves noirs, d'innombrables Américains ont été
temporairement privés de leurs libertés civiles et personnelles.
L'appel à la sécurité nationale, dans des zones
éloignées du champ de bataille, était tout simplement
une excuse pour étendre le pouvoir fédéral sur les États
et les citoyens.
Dès
lors, le débat sur l'esclavage n’a-t-il pas occulté
la question de la lutte pour le pouvoir et la domination ? Gustave de Molinari considérait que
« c'est en masquant leurs propres intérêts pratiques
et égoïstes en domination et protectionnisme sous couvert de
sentiments humanitaires que les hommes politiques des États du Nord
ont émancipé les Nègres tout en ruinant leurs
propriétaires. Ils ont gagné l'admiration d'abolitionnistes
naïfs à travers le monde en donnant aux esclaves
libérés leur liberté totale du jour au lendemain, avec
la responsabilité et des demandes que ces derniers étaient
incapables d'assumer. » (Ultima Verba).
Pour des raisons similaires, dans L'évolution
politique et la Révolution, Molinari, a
condamné la Révolution Française pour sa
« guerre d'extermination » contre la population
catholique et royaliste de la Vendée, laquelle a fait quelque 900 000
victimes, d'après lui. Ajoutons à ce propos que les méthodes des Bleus furent
systématiquement reprises par le général Sherman lors de
la guerre de Sécession, tant contre les Sudistes que contre les
Indiens.
Au XXe siècle : Frank Meyer et Thomas Woods
Dans les années soixante,
après la parution du livre polémique de Dean
Sprague, Freedom under Lincoln : Federal Power
and Personal Liberty Under the Strain
of Civil War (1965), Frank
Meyer s’est opposé à Harry Jaffa, un autre conservateur,
sur le rôle d'Abraham Lincoln. Frank Meyer, rédacteur en chef du
magazine National Review,
soutenait l’idée que les abus de Lincoln concernant les
libertés civiles et son élargissement des pouvoirs du
gouvernement fédéral, faisaient de lui un adversaire des
conservateurs. Pour Jaffa au contraire, Abraham Lincoln était le
défenseur des libertés dans l’esprit de la
Déclaration d’Indépendance.
Le 24 août 1965 dans National Review,
Frank Meyer, écrit que « le rôle central de Lincoln
dans notre histoire a été essentiellement contraire à
l’esprit de liberté de notre pays ». Notamment
à cause de la « dureté de sa politique de
répression et de sa responsabilité dans une conduite de la
guerre approchant de l'horreur de la guerre totale ». Selon Meyer,
« sous le slogan fallacieux de l'Union, Lincoln a permis de
consolider le pouvoir central et de rendre inopérante l'autonomie des
Etats ». Meyer dénonce également sa stratégie
de victoire à tout prix, son refus d'envisager une paix
négociée, son imposition d'une « dictature
répressive » dans le Nord et les « méthodes de
brigand appliquées par Sherman contre les civils » dans le Sud.
Enfin, on peut
se demander si la lutte contre l’esclavage nécessitait une guerre
civile. Selon Thomas Woods, dans son ouvrage The
Politically Incorrect Guide To American History (2004), on ne peut minimiser l’acquis
extrêmement important de l'abolition de l'esclavage, au terme de la Guerre
Civile. Mais on est aussi en droit de se demander si l'abolition de
l'esclavage ne pouvait pas s’accomplir sans aboutir à tant de
morts, blessés ou portés disparus; à des
dégâts matériels écrasants ; à
l'affaiblissement de la notion de la guerre civilisée et à la
destruction de l'ordre constitutionnel en Amérique par le renforcement
du gouvernement fédéral au détriment des droits
autonomes des États.
Tous les
autres pays du monde occidental qui ont aboli l'esclavage au XIXe
siècle, écrit Thomas Woods,
l’ont fait graduellement et pacifiquement. L’esclavage
était politiquement moribond. Il n'est pas plausible de penser que
l'esclavage aurait duré beaucoup plus longtemps, même avec
l’indépendance du Sud. Avec l’abolition de
l’esclavage dans le monde civilisé, la
Confédération serait devenue un paria et leur isolement
n’aurait pas résisté à l'inévitable
pression morale internationale.
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