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Sire,
Quand on voit ces
hommes du Libre-Échange répandre audacieusement leur
doctrine, soutenir que le droit d'acheter et de vendre est impliqué
dans le droit de propriété (insolence que M. Billault a
relevée en vrai avocat), il est permis de concevoir de
sérieuses alarmes sur le sort du travail national; car que
feront les Français de leurs bras et de leur intelligence quand ils
seront libres?
L'administration que vous avez
honorée de votre confiance a dû se préoccuper d'une
situation aussi grave, et chercher dans sa sagesse une protection
qu'on puisse substituer à celle qui parait compromise. Elle vous
propose d'interdire a vos fidèles sujets l'usage de la main droite.
Sire, ne nous faites
pas l'injure de penser que nous avons adopté légèrement
une mesure qui, au premier aspect, peut paraître bizarre.
L'étude approfondie du régime protecteur nous a
révélé ce syllogisme, sur lequel il repose tout entier:
> Plus on
travaille, plus on est riche;
> Plus on a de
difficultés à vaincre, plus on travaille;
> Ergo, plus
on a de difficultés à vaincre, plus on est riche.
Qu'est-ce, en effet,
que la protection, sinon une application ingénieuse de ce
raisonnement en forme, et si serré qu'il résisterait à
la subtilité de M. Billault lui-même?
Personnifions le pays.
Considérons-le comme un être collectif aux trente millions de
bouches, et, par une conséquence naturelle, aux soixante millions de
bras. Le voilà qui fait une pendule, qu'il prétend troquer en
Belgique contre dix quintaux de fer. – Mais nous lui disons: Fais le
fer toi-même. Je ne le puis, répond-il, cela me prendrait trop de
temps, je n'en ferais pas cinq quintaux pendant que je fais une pendule.
– Utopiste! Répliquons-nous, c'est pour cela même que nous
te défendons de faire la pendule et t'ordonnons de faire le fer. Ne
vois-tu pas que nous te créons du travail?
Sire, il n'aura pas
échappé à votre sagacité que c'est absolument
comme si nous disions au pays: Travaille de la main gauche et non de la
droite.
Créer des
obstacles pour fournir au travail l'occasion de se développer, tel est
le principe de la restriction qui se meurt. C'est aussi le principe de
la restriction qui va naître. Sire, réglementer ainsi, ce
n'est pas innover, c'est persévérer.
Quant à
l'efficacité de la mesure, elle est incontestable. Il est
malaisé, beaucoup plus malaisé qu'on ne pense,
d'exécuter de la main gauche ce qu'on avait coutume de faire de la
droite. Vous vous en convaincrez, Sire, si vous daignez condescendre à
expérimenter notre système sur un acte qui vous soit familier,
comme, par exemple, celui de brouiller des cartes. Nous pouvons donc nous
flatter d'ouvrir au travail une carrière illimitée.
Quand les ouvriers de
toute sorte seront réduits à leur main gauche,
représentons-nous, Sire, le nombre immense qu'il en faudra pour faire
face à l'ensemble de la consommation actuelle, en la supposant
invariable, ce que nous faisons toujours quand nous comparons entre eux des
systèmes de production opposés. Une demande si prodigieuse de
main-d'oeuvre ne peut manquer de déterminer une hausse
considérable des salaires, et le paupérisme disparaîtra
du pays comme par enchantement.
Sire, votre coeur
paternel se réjouira de penser que les bienfaits de l'ordonnance
s'étendront aussi sur cette intéressante portion de la grande
famille dont le sort excite toute votre sollicitude. Quelle est la
destinée des femmes en France? Le sexe le plus audacieux et le plus
endurci aux fatigues les chasse insensiblement de toutes les
carrières.
Autrefois elles
avaient la ressource des bureaux de loterie. Ils ont été
fermés par une philanthropie impitoyable; et sous quel
prétexte? « Pour épargner disait-elle, le denier du
pauvre. » Hélas! Le pauvre a-t-il jamais obtenu, d'une
pièce de monnaie, des jouissances aussi douces et aussi innocentes que
celle que renfermait pour lui l'urne mystérieuse de la Fortune?
Sevré de toutes les douceurs de la vie, quand il mettait, de quinzaine
en quinzaine, le prix d'une journée de travail sur un quaterne sec,
combien d'heures délicieuses n'introduisait-il pas au sein de sa
famille! L'espérance avait toujours sa place au foyer domestique. La
mansarde se peuplait d'illusions: la femme se promettait d'éclipser
ses voisines par l'éclat de sa mise, le fils se voyait tambour-major,
la fille se sentait entraînée vers l'autel au bras de son
fiancé.
C'est quelque chose
encore que de faire un beau rêve!
Oh! La loterie,
c'était la poésie du pauvre, et nous l'avons laissée
échapper!
La loterie
défunte, quels moyens avons-nous de pourvoir nos
protégées? Le tabac et la poste.
Le tabac à la
bonne heure; il progresse, grâce au ciel et aux habitudes
distinguées que d'augustes exemples ont su, fort habilement, faire
prévaloir parmi notre élégante jeunesse.
Mais la poste!... Nous
n'en dirons rien, elle fera l'objet d'un rapport spécial.
Sauf donc le tabac,
que reste-t-il à vos sujettes? Rien que la broderie, le tricot et la
couture, tristes ressources qu'une science barbare, la mécanique,
restreint de plus en plus.
Mais sitôt que
votre ordonnance aura paru, sitôt que les mains droites seront
coupées ou attachées, tout va changer de face. Vingt fois,
trente fois plus de brodeuses, lisseuses et repasseuses, lingères,
couturières et chemisières ne suffiront pas à la
consommation (honni soit qui mal y pense) du royaume; toujours en la
supposant invariable, selon notre manière de raisonner.
Il est vrai que cette
supposition pourra être contestée par de froids
théoriciens, car les robes seront plus chères et les chemises
aussi. Autant ils en disent du fer, que la France tire de nos mines,
comparé à celui qu'elle pourrait vendanger sur nos
coteaux. Cet argument n'est donc pas plus recevable contre la gaucherie
que contre la protection; car cette cherté même est le
résultat et le signe de l'excédant d'efforts et de travaux qui
est justement la base sur laquelle, dans un cas comme dans l'autre, nous
prétendons fonder la prospérité de la classe
ouvrière.
Oui, nous nous
faisons un touchant tableau de la prospérité de l'industrie
couturière. Quel mouvement! Quelle activité! Quelle vie! Chaque
robe occupera cent doigts au lieu de dix. Il n'y aura plus une jeune fille
oisive, et nous n'avons pas besoin, Sire, de signaler à votre
perspicacité les conséquences morales de cette grande
révolution. Non seulement il y aura plus de filles occupées,
mais chacune d'elles gagnera davantage, car elles ne pourront suffire
à la demande; et si la concurrence se montre encore, ce ne sera plus
entre les ouvrières qui font les robes, mais entre les belles dames
qui les portent.
Vous le voyez, Sire,
notre proposition n'est pas seulement conforme aux traditions
économiques du gouvernement, elle est encore essentiellement morale et
démocratique.
Pour apprécier
ses effets, supposons-la réalisée, transportons-nous par la
pensée dans l'avenir; imaginons le système en action depuis
vingt ans. L'oisiveté est bannie du pays; l'aisance et la concorde, le
contentement et la moralité ont pénétré avec le
travail dans toutes les familles; plus de misère, plus de prostitution.
La main gauche étant fort gauche à la besogne, l'ouvrage
surabonde et la rémunération est satisfaisante. Tout s'est
arrangé là-dessus; les ateliers se sont peuplés en
conséquence. N'est-il pas vrai, Sire, que si, tout à coup, des
utopistes venaient réclamer la liberté de la main droite, ils
jetteraient l'alarme dans le pays? N'est-il pas vrai que cette
prétendue réforme bouleverserait toutes les existences? Donc
notre système est bon, puisqu'on ne le pourrait détruire sans
douleurs.
Et cependant, nous
avons le triste pressentiment qu'un jour il se formera (tant est grande la
perversité humaine!) une association pour la liberté des mains
droites.
Il nous semble
déjà entendre les libres-dextéristes tenir, à la
salle Montesquieu, ce langage
« Peuple, tu te crois plus riche parce qu'on t'a ôté
l'usage d'une main; tu ne vois que le surcroît de travail qui t'en
revient. Mais regarde donc aussi la cherté qui en résulte, le
décroissement forcé de toutes les consommations. Cette mesure
n'a pas rendu plus abondante la source des salaires, le capital. Les eaux
qui coulent de ce grand réservoir sont dirigée vers d'autres
canaux, leur volume n'est pas augmenté, et le résultat
définitif est, pour la nation en masse, une déperdition de
bien-être égale à tout ce que des millions de mains
droites peuvent produire de plus qu'un égal nombre de mains gauches.
Donc, liguons-nous, et, au prix de quelques dérangements inévitables,
conquérons le droit de travailler de toutes mains. »
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Heureusement, Sire, il se formera une association pour la défense
du travail par la main gauche, et les Sinistristes n'auront pas de
peine à réduire à néant toutes ces
généralités et idéalités, suppositions et
abstractions, rêveries et utopies. Ils n'auront qu'à exhumer le Moniteur
industriel de 1846; ils y trouveront, contre la liberté des
échanges, des arguments tout faits, qui pulvérisent si
merveilleusement la liberté de la main droite, qu'il leur suffira
de substituer un mot à l'autre.
« La ligue parisienne pour la liberté du commerce ne
doutait pas du concours des ouvriers. Mais les ouvriers ne sont plus des
hommes que l'on mène par le bout du nez. Ils ont les yeux ouverts et
ils savent mieux l'économie politique que nos professeurs
patentés... La liberté du commerce, ont-ils
répondu, nous enlèverait notre travail, et le travail c'est
notre propriété réelle, grande, souveraine. Avec le
travail, avec beaucoup de travail, le prix des marchandises n'est jamais
inaccessible. Mais sans travail, le pain ne coûtât-il qu'un
sou la livre, l'ouvrier est forcé de mourir de faim. Or, vos
doctrines, au lieu d'augmenter la somme actuelle du travail en France, la
diminueront, c'est-à-dire que vous nous réduirez à la
misère. » (Numéro du 13 octobre 1846.)
« Quand il y a
trop de marchandises à vendre, leur prix s'abaisse à la
vérité; mais comme le salaire diminue quand la marchandise
perd de sa valeur, il en résulte qu'au lieu d'être en
état d'acheter, nous ne pouvons plus rien acheter. C'est donc quand
la marchandise est à vil prix que l'ouvrier est le plus
malheureux. » (Gauthier de Rumilly, Moniteur industriel
du 17 novembre.)
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Il ne sera pas mal que les Sinistristes entremêlent quelques
menaces dans leurs belles théories. En voici le modèle:
« Quoi! Vouloir substituer le travail de la main droite à
celui de la main gauche et amener ainsi l'abaissement forcé, sinon
l'anéantissement du salaire, seule ressource de presque toute la
nation! Et cela au moment où des récoltes incomplètes
imposent déjà de pénibles sacrifices à
l'ouvrier, l'inquiètent sur son avenir, le rendent plus accessible
aux mauvais conseils et prêt à sortir de cette conduite si
sage qu'il a tenue jusqu'ici! »
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Nous avons la confiance, Sire, que, grâce à des raisonnements si
savants, si la lutte s'engage, la main gauche en sorte victorieuse.
Peut-être se
formera-t-il aussi une association, dans le but de recherche si la main droite
et la main gauche n'ont pas tort toutes deux, et s'il n'y a point entre elles
une troisième main, afin de tout concilier.
Après avoir
peint les Sinistristes comme séduits par la
libéralité apparente d'un principe dont l'expérience n'a
pas encore vérifié l'exactitude, et les Dextéristes
comme se cantonnant dans les positions acquises:
« Et l'on nie, dira-t-elle, qu'il y ait un troisième parti
à prendre au milieu du conflit! Et l'on ne voit pas que les ouvriers
ont à se défendre à la fois et contre ceux qui ne
veulent rien changer à la situation actuelle, parce qu'ils y
trouvent avantage, et contre ceux qui rêvent un bouleversement
économique dont ils n'ont calculé ni l'étendue ni la
portée. » (National du 18 octobre.)
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Nous ne voulons pourtant pas dissimuler à Votre Majesté, Sire,
que notre projet a un côté vulnérable. On pourra nous
dire: Dans vingt ans, toutes les mains gauches seront aussi habiles que le
sont maintenant les mains droites, et vous ne pourrez plus compter sur la gaucherie
pour accroître le travail national.
À cela, nous
répondons que, selon de doctes médecins, la partie gauche du
corps humain a une faiblesse naturelle tout à fait rassurante pour
l'avenir du travail.
Et, après tout,
consentez, Sire, à signer l'ordonnance, et un grand principe aura
prévalu: Toute richesse provient de l'intensité du travail.
Il nous sera facile d'en étendre et varier les applications. Nous
décréterons, par exemple, qu'il ne sera plus permis de travailler
qu'avec le pied. Cela n'est pas plus impossible (puisque cela s'est vu) que
d'extraire du fer des vases de la Seine. On a vu même des hommes
écrire avec le dos. Vous voyez, Sire, que les moyens d'accroître
le travail national ne nous manqueront pas. En désespoir de cause, il
nous resterait la ressource illimitée des amputations.
Enfin, Sire, si ce
rapport n'était destiné à la publicité, nous
appellerions votre attention sur la grande influence que tous les
systèmes analogues à celui que nous vous soumettons sont de
nature à donner aux hommes du pouvoir. Mais c'est une matière
que nous nous réservons de traiter en conseil privé.
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