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1. Introduction
Il
est d'usage, lors des tournois d'échecs, d'attribuer un prix
particulier aux actions d'éclat, aux victoires particulièrement
brillantes. Les "coups d'éclat" aux échecs sont
brefs, lucides et fulgurants. Le maître y déploie son
imagination pour trouver de nouvelles manières de parvenir à de
nouveaux résultats, de nouvelles combinaisons dans la discipline. S'il
nous fallait donner un prix pour un coup d'éclat en Histoire de la
pensée économique, il irait certainement à Anne Robert
Jacques Turgot, Baron de l'Aulne (1727-1781). Sa carrière
d'économiste fut brève mais éclatante et remarquable à
tous les points de vue. Mort assez jeune, il avait consacré
relativement peu de temps et d'énergie à l'économie
politique. C'était un homme d'affaires occupé, né
à Paris d'une famille normande distinguée, qui avait
compté de nombreux Grands Commis du Roi. Il y avait des
"Maîtres des Requêtes", des magistrats, des intendants
(gouverneurs de Province). Le père de Turgot, Michel-Etienne,
était Conseiller d'Etat, Président du Grand Conseil (Tribunal
d'appel auprès du Parlement de Paris), Maître des Requêtes
et grand administrateur de la Ville de Paris. Sa mère était
l'aristocrate et intellectuelle Magdelaine-Francoise Martineau.
Turgot
avait eu un cursus universitaire étincelant, recevant les
félicitations au Séminaire de Saint-Sulpice, puis à la
Faculté de Théologie de la Sorbonne. Cadet d'une famille
élevée mais sans fortune, Turgot aurait dû entrer dans
les Ordres, carrière privilégiée pour un homme de son
état dans la société française du XVIII¡
siècle. Cependant, bien que devenu abbé, Turgot décida
de suivre la tradition familiale et d'entrer dans l'Administration royale. Il
y devint magistrat, Maître des Requêtes, intendant et
finalement un ministre des Finances (ou Contrôleur
Général) bref et controversé, au cours d'une tentative
héroïque mais malheureuse pour supprimer les entraves à
l'économie de marché dans une sorte de révolution par
en-haut.
Turgot
n'était pas seulement un administrateur affairé: il
était curieux de tout et passait la plupart de son temps libre
à écrire et à lire, non en économie, mais en
Histoire, en Littérature, en Philologie et dans les Sciences de la
Nature. Pour ce qui est de ses écrits économiques, ils sont
brefs, dispersés, écrits à la hôte, et
représentent une douzaine de textes, en tout seulement 188 pages. Son
ouvrage le plus fameux et le plus long, Réflexions sur la formation
et la distribution des richesses (1766), ne comprenait que 53 pages.
Cette brièveté n'en fait que mieux ressortir les vastes
contributions de cet homme remarquable à la théorie
économique.
Les
historiens ont la manie de mettre Turgot dans le même sac que les Physiocrates.
Ils le traitent seulement comme un adepte de la physiocratie au sein de
l'Administration, même si, dans un désir d'esthète de ne
pas passer pour trop schématique, il arrive qu'on le présente
comme un simple sympathisant. Rien de tout cela ne rend justice à
Turgot. "Sympathisant", il ne l'était que dans la mesure
où il partageait le parti pris des Physiocrates pour le libre
échange et le laissez-faire. Mais il n'était d'aucune
école: c'était un génie unique, ce qu'il est quand
même difficile de dire des Physiocrates. Sa compréhension de la
théorie économique était incommensurablement
supérieure à la leur, et la manière dont il traita le
capital et l'intérêt est quasiment inégalée encore
aujourd'hui.
Dans
l'histoire de la pensée, le style, c'est souvent l'homme. La
clarté et la lucidité du style de Turgot reflètent les
vertus de sa pensée, et forment un contraste rafraîchissant avec
la prose verbeuse et ampoulée de l'Ecole physiocratique.
2. Le
laissez-Faire et le libre échange
Le
mentor de Turgot en théorie économique et en science
administrative fut son grand ami Jacques Claude Marie Vincent, Marquis de
Gournay (1712-1759). Gournay, négociant prospère, était
devenu inspecteur royal des manufactures et ministre du commerce. Quoiqu'il
eût peu écrit, Gournay était un grand maître
de la théorie économique dans le meilleur des sens, grôce
à d'innombrables conversations non seulement avec Turgot, mais avec
les Physiocrates et autres. Ce fut Gournay qui fit connaître en France
les conclusions de Cantillon. En outre, Gournay traduisit en français
des économistes anglais tels que Sir Josiah Child, et les manuscrits
de ses commentaires fouillés sur de telles traductions
circulèrent largement dans les cercles intellectuels français.
C'est de Gournay que Turgot tenait sa ferveur pour le laissez-faire; on lui a
même souvent - à tort - attribué la paternité de
l'expression "laissez-faire, laissez-passer".
Il est naturel, par conséquent,
que ce soit dans l'un de ses premiers ouvrages l'Eloge de Vincent de
Gournay (1759) que Turgot donne la présentation la plus
complète de ses conceptions laissez-fairistes. l'Eloge
était un tribut offert au Marquis après qu'il fut mort d'une
longue maladie (1).
Turgot
y montrait que, pour Gournay, le réseau serré de
réglementation mercantiliste de l'industrie n'était pas
seulement une erreur intellectuelle, mais un véritable système
de cartellisation forcée et de privilèges particuliers
conférés par l'Etat. Turgot décrivait ces "statuts
sans nombre dictés par l'esprit de monopole, dont tout l'objet [sic]
est de décourager l'industrie, de concentrer le commerce dans le plus
petit nombre de mains possibles par la multiplication des formalités
et des frais, par l'assujettissement à des apprentissages et des
compagnonnages de dix ans, pour des métiers qu'on peut savoir en dix
jours, par l'exclusion de ceux qui ne sont pas fils de maîtres, de ceux
qui sont nés hors de certaines limites, par la défense
d'employer les femmes à la fabrication des étoffes, etc."
Pour
Turgot, la liberté des échanges, à l'intérieur
comme à l'extérieur se déduisait également des
énormes avantages mutuels de l'échange libre. Toutes ces
entraves oublient "qu'aucune nation ne [peut] faire à elle seule le
commerce de toute la terre", et qu'il est absurde d'essayer de vendre
tout ce qu'il est possible aux étrangers sans jamais rien leur acheter
en retour. Turgot entreprend ensuite, dans son Eloge, de
présenter un argument essentiel, pré-hayékien, sur l'utilisation
de leur information personnelle et irremplaçable par les entrepreneurs
et acteurs individuels sur le marché libre. Ces participants sur
place, réellement engagés dans le processus de marché,
en savent bien davantage sur leur situation personnelle que des intellectuels
au-dessus de la mêlée. "Il est inutile de prouver que
chaque particulier est le seul juge de cet emploi le plus avantageux de la
terre et de ses bras. Il a seul les connaissances locales sans lesquelles
l'homme le plus éclairé ne raisonne qu'à l'aveugle.
[...] Il s'instruit par des essais réitérés, par ses
succès, par ses pertes, et acquiert un tact dont la finesse,
aiguisée par le sentiment du besoin, passe de bien loin toute la
théorie du spéculateur indifférent."
En
procédant à une analyse plus détaillée de ces
processus, Turgot souligne que l'intérêt personnel en est le
premier moteur, et que, comme Gournay l'avait déjà noté,
que l'intérêt individuel sur le marché doit toujours
coïncider avec l'intérêt général. L'acheteur
choisira le vendeur qui lui propose le meilleur prix pour le produit le mieux
approprié, et le vendeur vendra sa marchandise la meilleure au prix
concurrentiel le plus bas. A l'inverse, les entraves et privilèges
particuliers imposés par les hommes de l'Etat forcent les
consommateurs à acheter de plus mauvais produits à un prix
élevé. Turgot conclut que "la liberté
générale d'acheter et de vendre est donc le seul moyen
d'assurer, d'un côté, au vendeur, un prix capable d'assurer la
production; de l'autre, au consommateur, la meilleure marchandise au plus bas
prix". Turgot en déduisait que les hommes de l'Etat devaient se
limiter strictement à protéger les individus contre un
"tort considérable" et la nation contre l'invasion. "Il
suffit évidemment que le gouvernement protège toujours la
liberté naturelle que l'acheteur a d'acheter et le vendeur de
vendre."
Il
est possible, concédait Turgot que sur le marché libre il y ait
parfois "un marchand fripon et un consommateur dupe.". Mais alors,
le marché apportera ses propres remèdes: "le consommateur
trompé s'instruira, et cessera de s'adresser au marchand fripon;
celui-ci sera discrédité et puni par là de sa
fraude."
Turgot,
en fait, tournait en dérision les tentatives des hommes de l'Etat pour
"protéger les consommateurs" contre la fraude et les
accidents. Dans une réfutation prophétique des Ralph Naders de
tous les temps, Turgot démasque dans un remarquable passage les
nombreux sophismes de la prétendue "protection"
étatique:
"Vouloir
que le gouvernement soit obligé d'empêcher qu'une telle fraude
n'arrive jamais, c'est vouloir l'obliger à fournir des bourrelets
à tous les enfants qui pourraient tomber. Prétendre
réussir à prévenir par des règlements toutes les
malversations possibles en ce genre, c'est sacrifier à une perfection
chimérique tous les progrès de l'industrie; c'est resserrer
l'imagination des artistes dans les limites étroites de ce qui se
fait; c'est leur interdire toutes les tentatives nouvelles..."
"C'est
oublier que l'exécution de ces règlements est toujours confiée
à des hommes, qui peuvent avoir d'autant plus intérêt
à frauder, ou à conniver à la fraude, que celle qu'ils
commettraient serait couverte, en quelque sorte, par le sceau de
l'autorité publique et par la confiance qu'elle inspire aux
consommateurs."
Turgot
ajoutait ce toutes les réglementations et inspections de ce genre
"entraînent toujours des frais; que ces frais sont toujours
prélevés sur la marchandise et, par conséquent,
surchargent le consommateur national, éloignent le consommateur
étranger".
Et
Turgot de conclure avec panache:
"Par
une injustice palpable, on fait porter au commerce en général
et, par conséquent, à la nation, un impôt onéreux
pour dispenser un petit nombre d'oisifs de s'instruire ou de consulter pour
n'être pas trompés. [...] en supposant tous les consommateurs
dupes et tous les marchands et fabricants fripons, les autoriser à
l'être, et avilir toute la partie laborieuse de la nation."
Turgot
reprend le thème "hayékien" de la connaissance
supérieure possédée par les acteurs particuliers sur le
marché. L'ensemble de la doctrine laissez-fairiste de Gournay,
rappelle-t-il, est fondée sur l'examen continu d'une multitude de
transactions qui, du fait de leur seule immensité, ne sauraient
être entièrement connues, et qui, en outre, sont
perpétuellement dépendantes d'une multitude de circonstances
toujours changeantes qui ne peuvent être traitées ni même
prévues.
Turgot
conclut l'éloge de son ami et mentor en rappelant la conviction de
Gournay que la plus grande partie des hommes étaient
"naturellement portée aux principes doux de la liberté du
commerce", mais que le préjugé, ou la recherche de
privilèges particuliers se mettent souvent en travers. Chacun,
soulignait Turgot, souhaite faire une exception au principe de la
liberté personnelle et "cette exception est
généralement fondée sur un intérêt
personnel."
Un
des aspects intéressants de l'Eloge est ce que Turgot
révèle de l'influence hollandaise sur les idées
laissez-fairistes de Gournay. Gournay avait acquis en Hollande une vaste
expérience du commerce, et le modèle hollandais d'un commerce
et d'échanges relativement libres au cours des XVII¡ et
XVIII¡ siècles, particulièrement sous la
République, servaient de modèle à l'ensemble de
l'Europe. En outre, Turgot rappelle que l'un des livres qui avait le plus
influencé Gournay était les Maximes Politiques de Johan
de Witt (1623-1672), martyr et grand dirigeant du parti Républicain
libéral de Hollande. Turgot avait même, dans un article
intitulé "Foire", écrit deux ans plus tôt pour la
grande Encyclopédie, cité l'éloge que Gournay
avait fait de la liberté des marchés internes en Hollande.
Alors que les autres nations confinaient le commerce à certaines
périodes et certains emplacements, "En Hollande, il n'y a point
de foires; mais toute l'étendue de l'Etat et toute l'année ne
forment pour ainsi dire qu'une foire continuelle, parce que le commerce y est
toujours et partout également florissant."
Turgot
écrivit ses derniers textes d'économie au cours de ses quelques
années comme intendant à Limoges, juste avant de devenir
Contrôleur-Général en 1774. Ils reflètent son
implication dans une lutte interne à l'Administration royale pour la
liberté du commerce. Dans son dernier ouvrage, la "Lettre au
Contrôleur-Général sur la marque des fers" (1773),
Turgot s'en prend de façon cinglante au système de tarifs
protecteurs comme à une guerre de tous contre tous, où chacun
se sert comme arme du privilège de monopole étatique, aux
dépens des acheteurs:
"Je
conçois, en effet, que des maîtres de forges, qui ne connaissent
que leurs fers, imaginent qu'ils gagneraient davantage s'ils avaient moins de
concurrents. Il n'est point de marchand qui ne voulût être le
seul vendeur de sa denrée; il n'est point de commerce dans lequel ceux
qui l'exercent ne cherchent à écarter la concurrence, et ne
trouvent quelque sophisme pour faire accroire que l'Etat est
intéressé à écarter du moins la concurrence des
étrangers, qu'ils réussissent plus aisément à
représenter comme les ennemis du commerce national. Si on les
écoute, et on ne les a que trop écoutés, toutes les
branches de commerce seront infectées de ce genre de monopole. Ces
imbéciles ne voient pas que ce même monopole qu'ils exercent,
non pas comme ils le font accroire au Gouvernement contre les
étrangers, mais contre leurs concitoyens, consommateurs de la
denrée, leur est rendu par ces mêmes concitoyens, vendeurs
à leur tour dans toutes les autres branches de commerce, où les
premiers deviennent à leur tour acheteurs."
Turgot,
préfigurant Bastiat trois quarts de siècle plus tard, appelle
même ce système "guerre d'oppression réciproque,
où le Gouvernement prête sa force à tous contre
tous", bref un "équilibre de vexation et d'injustice entre
tous les genres d'industrie" où tout le monde est perdant. Il
conclut que "Quelques sophismes que puisse accumuler
l'intérêt particulier de quelques commerçants, la
vérité est que toutes les branches du commerce doivent
être libres, également libres, entièrement libres;"
Turgot
ne se rapprochait pas seulement des Physiocrates pour sa défense de la
liberté des échanges. Il appelait aussi à un impôt
unique sur le "produit net" de la terre. Avec Turgot, plus encore
que dans le cas des Physiocrates, on a l'impression que sa véritable
passion était de se débarrasser des impôts étouffants
dans tous les autres domaines de l'existence, et non de les imposer à
la terre agricole. C'est dans son "Plan pour un mémoire sur
l'imposition en général" (1763) que ses idées sur
l'impôt sont le plus développées, même
brièvement: il s'agissait de l'esquisse d'une étude
inachevée écrite comme intendant à Limoges au
profit du Contrôleur Général. Turgot affirmait que les
impôts sur les villes étaient reportées sur
l'agriculture; il montrait à quel point l'imposition paralysait le
commerce, et comment les "droits" sur les villes faussaient les
implantations et conduisaient à la fraude
généralisée. En outre, les privilèges de monopole
pesaient gravement à la hausse sur les prix et incitaient à la
contrebande. Les impôts sur le capital détruisaient
l'épargne accumulée et entravaient l'industrie.
L'éloquence de Turgot se déployait bien plus à
dénoncer les mauvais impôts qu'à faire l'éloge des
prétendues vertus de l'impôt foncier. Contre le système
fiscal, Turgot frappait dur et fort: "on dirait que le Trésor public,
comme un monstre avide, est tapi à l'affût de toute la richesse
du peuple."
Il
est un point sur lequel Turgot différait apparemment des Physiocrates:
sa stratégie ostensible était la même que la leur:
essayer de convaincre le Roi des vertus du laissez-faire. Or, l'un des
épigrammes les plus incisifs de Turgot, adressé à un
ami, comprenait la phrase: "Je ne suis pas un encyclopédiste
parce que je crois en Dieu- Je ne suis pas un économiste parce que je
voudrais qu'il n'y eût point de roi". Malgré tout, ce
n'était pas là son opinion affichée, et elle n'inspirait
pas non plus ses actes publics.
3. La
valeur, l'échange et le prix
Une des contributions les plus
remarquables de Turgot se trouve dans un texte inédit et
inachevé, Valeurs et monnaies, écrit vers 1769 (2). Dans
ce texte, suivant une méthode d'approximations et d'abstractions
successives, il développe une théorie de type autrichien:
d'abord l'économie de Robinson Crusoé, plus un échange
isolé à deux personnes, qu'il étend ensuite à
quatre puis à un marché complet. En commençant par
l'étude du personnage isolé de Robinson, Turgot réussit
à dégager des lois économiques qui dépassent le
cadre de l'échange, étant applicables à toutes les
actions individuelles. En somme, la théorie praxéologique
transcende l'échange marchand. Elle est plus profonde et
générale que lui, étant applicable à toute action
humaine.
Turgot
commence donc par examiner un homme isolé, ce qui lui permet
d'élaborer une analyse raffinée de son échelle de valeur
ou d'utilité. En établissant ses jugements de valeur et ses
échelles de préférence concernant divers objets,
Robinson donne leur valeur aux différents biens économiques,
les compare et les choisit sur la base de leur importance relative pour lui.
C'est ainsi que ces biens acquièrent des valeurs différentes.
Robinson ne choisit pas seulement entre différentes utilisations
actuelles des biens, mais aussi entre une consommation immédiate et
une accumulation pour des "besoins à venir". Il comprend
aussi clairement que plus d'abondance pour un bien conduit à une
moindre valeur, et vice-versa. Ainsi, comme ses précurseurs
français (et continentaux), Turgot a bien vu que l'utilité
perçue d'un bien diminue à mesure que s'accroît sa
disponibilité pour une personne; et comme pour eux, il ne lui manque
que le concept de l'unité à la marge pour que la théorie
soit complète. Cependant, il va beaucoup plus loin que ses prédécesseurs
dans la clarté et la précision de son analyse. Il voit aussi
que la valeur subjective des biens (leur "valeur estimative" pour
les consommateurs) doit changer rapidement sur le marché, et on trouve
dans son exposé au moins une allusion au fait que cette valeur
perçue est strictement ordinale et ne se prête à aucune
mesure (ni par conséquent à la plupart des opérations
mathématiques).
Turgot
commence son analyse par le commencement même: un seul homme
isolé, un seul objet de son évaluation:
"Nous
considérerons cet homme n'exerçant ses facultés que sur
un seul objet; il le recherchera, l'évitera ou le laissera avec
indifférence. Dans le premier cas, il a sans doute un motif de
rechercher cet objet: il le juge propre à sa jouissance; il le
trouvera bon, et cette bonté relative pourrait absolument être
appelée valeur. Mais cette valeur, n'étant point
comparée à d'autres valeurs, ne serait point susceptible de
mesure, et la chose qui vaut ne serait point évaluée..."
Ensuite,
Turgot introduit les autres produits:
"Si
ce même homme a le choix entre plusieurs objets propres à ses
usages, il pourra préférer l'un à l'autre, trouver une
orange plus agréable que des chôtaignes, une fourrure meilleure
pour le défendre du froid qu'une toile de coton: il jugera qu'une de
ces choses vaut mieux qu'une autre. il comparera dans son esprit, il
appréciera leur valeur. Il se déterminera, en
conséquence, à se charger des choses qu'il
préfère et à laisser les autres."
Cette
"comparaison de valeurs", cette évaluation des
différents objets, change continuellement comme les besoins de la
personne. Turgot débouche non seulement sur l'utilité
décroissante, mais sur une forte anticipation de l'utilité marginale
décroissante, car il se concentre sur chaque unité de
biens particuliers: "Lorsque le sauvage a faim, il fera plus de cas d'un
morceau de gibier que de la meilleure peau d'ours; mais, que sa faim soit
satisfaite et qu'il ait froid, ce sera la peau d'ours qui lui deviendra
précieuse."
Après
avoir introduit dans son étude la prévision des besoins
à venir, Turgot traite de l'utilité décroissante comme
fonction de l'abondance. Armé de cet outil d'analyse, il apporte sa
pierre à la solution du paradoxe de la valeur:
"...
l'eau, malgré sa nécessité et la multitude
d'agréments qu'elle procure à l'homme, n'est point
regardée comme une chose précieuse dans les pays bien
arrosés, que l'homme ne cherche point à s'en assurer la
possession, parce que l'abondance de cette substance la lui fait trouver sous
la main."
Turgot
poursuit alors par un exposé véritablement remarquable, qui
préfigure l'accent mis aujourd'hui par la théorie
économique sur l'affectation des ressources rares à un nombre
bien moins limité, à un grand nombre de fins concurrentes:
"[l'homme]
n'a, pour se procurer la satisfaction de ses besoins qu'une mesure plus
bornée encore de forces ou de facultés. Chaque objet
particulier de ses jouissances lui coûte des soins, des fatigues, des
travaux et au moins du temps. C'est cet emploi de ses facultés appliquées
à la recherche de chaque objet qui fait la compensation de sa
jouissance et pour ainsi dire le prix de l'objet."
Quoiqu'il y ait dans le traitement du
coût par Turgot un regrettable arrière-goût de
"coût matériel", lorsqu'il appelle le coût d'un
produit sa "valeur fondamentale" (3), mais revient
généralement à une version rudimentaire de la conception
"autrichienne" plus avancée suivant laquelle tous les
coûts sont en fait des "coûts d'opportunité",
c'est-à-dire le sacrifice d'une certaine quantité de ressources
qui auraient été produites ailleurs. Ainsi, l'individu agissant
de Turgot (dans ce cas un acteur isolé) évalue et juge les
objets sur la base de leur signification pour lui-même. Turgot commence
par dire que cette signification, ou utilité, est l'importance de son
"travail [...] et de son temps" tels qu'il les a
dépensés, mais traite ensuite son concept comme
équivalent aux occasions de produire que son choix aura laissées
de côté: comme "la portion de ses facultés qu'il
peut employer à la recherche de l'objet évalué sans y
sacrifier celle d'autres objets également ou plus importants"
Ayant
analysé les actions d'un Robinson isolé, Turgot introduit
Vendredi. Il suppose donc qu'il y a deux personnes, puis examine comment
l'échange va se développer. C'est là que, dans une
analyse fine, il développe la théorie "autrichienne"
d'un échange isolé à deux personnes, presque identique
à ce que Carl Menger allait en faire un siècle plus tard. Tout
d'abord, il met deux sauvages sur une île déserte, chacun ayant
des biens de valeur en sa possession, mais les biens en question sont
appropriés à des usages. L'un a un surplus de poissons et
l'autre de peaux de bêtes, et le résultat sera que chacun
échange une partie de son surplus contre celui de l'autre, de sorte
que les deux parties à l'échange en profitent. Le commerce, ou
échange, a fait son apparition. Turgot modifie ensuite les conditions
de son exemple, supposant que les deux biens sont désormais le
blé et le bois, de sorte que chacun d'entre eux peut être
stocké pour des utilisations futures. Ainsi, ni l'un ni l'autre ne
sont automatiquement pressés d'échanger leur surplus. Chaque
homme soupèsera alors l'"estimation" relative pour lui des
deux produits, et pondérera en conséquence l'échange
éventuel. Chacun ajustera ses offres et ses demandes jusqu'à ce
que les deux parties parviennent à un prix auquel chacune donnera
à ce qu'elle obtient en échange plus de valeur qu'à ce
qu'il y abandonne. De sorte que les deux parties profitent de
l'échange.
Turgot
présente cette conclusion avec sa lucidité habituelle:
"Cette
supériorité de la valeur estimative, attribuée par
l'acquéreur à la chose acquise sur la chose
cédée, est essentielle à l'échange, car elle en
est l'unique motif. Chacun resterait comme il est s'il trouvait un
intérêt, un profit personnel, à échanger; si,
relativement à lui-même, il n'estimait ce qu'il reçoit
plus que ce qu'il donne."
Turgot
dévie ensuite malheureusement du droit chemin de la valeur
perçue en ajoutant, inutilement, que les termes de l'échange
découverts au cours de ce processus de marchandage auront "valeur
appréciative égale", car sinon la personne la moins
disposée à l'échange "forcerait l'autre à se
rapprocher de son prix par une offre plus forte" Il est difficile de
voir ce que Turgot voulait dire avec son "chacun donne valeur
égale pour recevoir valeur égale"; il y a
peut-être là une compréhension embryonnaire du fait que
le prix résultant de la négociation se trouvera à
mi-chemin entre les échelles de valeur de l'un et de l'autre.
Turgot
n'en a pas moins parfaitement raison quand il souligne que l'acte
d'échanger accroît la richesse des deux parties à
l'échange. Il introduit ensuite un vendeur concurrent pour chacun des
deux produits et montre comment la concurrence affecte les échelles de
valeur des deux participants.
Comme Turgot l'avait souligné
quelques années auparavant dans son ouvrage le plus important, Les
Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (4),
le processus de négociation, où chaque partie essaie d'obtenir
autant qu'elle le peut en donnant le moins possible en échange, a pour
effet la tendance pour chaque produit vers un prix uniforme en termes de l'autre.
Le prix de tout bien changera conformément à l'urgence du
besoin parmi les participants. Il n'existe pas de "vrai prix"
auquel le marché tendrait, ou devrait tendre à se conformer.
Finalement,
dans son analyse répétée d'une action humaine inspirée
par des anticipations, plutôt qu'en termes d'équilibre ou
d'une prétendue "information parfaite", Turgot
préfigure l'accent mis par les Autrichiens sur le fait que les
anticipations en question sont la clé des actions sur la marché.
L'insistance même de Turgot sur lesdites anticipations implique, bien
sûr, que celles-ci peuvent être déçues -et qu'elles
le sont effectivement.
4.
Théorie de la production et de la distribution
En
un sens, la théorie de la production de Turgot suivait celle des
Physiocrates: cette idée malencontreuse d'une agriculture seule
productrice de richesses, de sorte qu'il devrait y avoir un seul impôt
sur le foncier agricole. Mais l'argument principal de sa théorie de la
production était tout à fait différent de celui de la
physiocratie. Ainsi, avant le fameux exemple des épingles et l'accent
mis sur la division du travail qu'on trouve chez Adam Smith, Turgot avait,
dans ses Réflexions, présenté une analyse
perçante de cette division:
"Si
le même homme qui fait produire à sa terre ces
différentes choses, et qui les emploie à ses besoins,
était obligé de leur faire subir toutes ces préparations
intermédiaires, il est certain qu'il réussirait fort mal. La
plus grande partie de ces préparations exige des soins, une attention,
une longue expérience, qui ne s'acquiert qu'en travaillant de suite et
sur une grande quantité de matières."
Même
en supposant que seule la terre devait être productive, Turgot
admettait volontiers que les "ressources naturelles" doivent
être transformées par le travail humain, et que ce travail doit
être fait à toutes les étapes du processus de production.
Turgot y avait donc élaboré les rudiments de cette
théorie autrichienne essentielle suivant laquelle la production prend
du temps et passe par diverses étapes, dont chacune
aussi prend du temps, et qu'il en résulte que les grandes classes de
facteurs de production sont la terre, le travail et le temps.
L'une des contributions les plus
remarquables de Turgot à la science économique, dont le sens
demeura méconnu jusqu'au début du XX¡ siècle,
était sa présentation brillante et presque improvisée de
la loi des rendements décroissants, ou, comme on pourrait aussi
l'appeler, la loi des proportions variables. Ce petit bijou était
né d'un concours dont avait inspiré l'organisation à la
Société royale d'Agriculture de Limoges, pour primer des essais
sur l'imposition indirecte. Son insatisfaction devant le texte
lauréat, écrit par Guérineau de Saint-Péravy dans
la veine physiocratique, l'avait conduit à développer ses propres
idées dans ses observations "Sur le mémoire de
Saint-Péravy" (1767). Turgot s'y attaque au coeur de
l'hérésie physiocratique, laquelle consistait à supposer
que les différentes classes de gens dépensaient leur argent
dans des proportions fixes (5). Mais, objecte Turgot, ce proportions sont
bien plutôt variables, de même que celles des différents
facteurs de production. Il n'existe pas de proportions constantes des
facteurs en agriculture, par exemple, puisque les proportions varient suivant
les connaissances des agriculteurs, la valeur du sol, ainsi que la nature du
sol et des conditions climatiques.
Elaborant
sur ce thème, Turgot déclare que "les productions ne
peuvent être proportionnelles aux avances; elles ne le sont même
pas, placées dans le même terrain, et l'on ne peut jamais
supposer que des avances doubles donnent un produit double". Non
seulement les proportions de facteurs sont variables, mais en outre
après un certain point, "il est évident que toute
dépense ultérieure serait nuisible. Dans ce cas, les avances
seraient augmentées sans que le produit le fût. Il y a donc un maximum
de production qu'il est impossible de passer..." Bien plus, une fois
passé ce point maximum, il est "plus que probable qu'en
augmentant par degrés les avances, [...] jusqu'à ce point
où elles ne rapportent rien, chaque augmentation serait de moins en
moins fructueuse". En revanche, si l'exploitant réduit les facteurs
en-deçà du point de production maximum, on trouvera les
mêmes changements dans les proportions.
De
sorte que Turgot avait présenté, sous une forme
entièrement développée, une analyse de la loi des
rendements décroissants qui n'allait pas être
dépassée, voire égalée, avant le vingtième
siècle (à en croire Schumpeter, pas avant un article de revue
par Edgeworth en 1911!).
Un
accroissement de la quantité des facteurs, par conséquent,
accroît le produit marginal (la quantité produite par chaque
accroissement de chaque facteur), jusqu'à ce qu'un point maximum soit
atteint. Après quoi, la productivité marginale descend, finit
par atteindre zéro, et ensuite devient négative.
5. La
théorie du capital, la fonction d'entreprise, l'épargne et
l'intérêt
Dans
la liste des contributions exceptionnelles d'A.R.J. Turgot à la
théorie économique, la plus remarquable est sa théorie
du capital et de l'intérêt. Celle-ci, contrairement à
d'autres telles que la valeur et l'utilité, apparut presque complète
et sans lien aucun avec des contributions antérieures. Et ce n'est pas
tout: Turgot avait presque complètement développé la
théorie autrichienne du capital et de l'intérêt un
siècle avant qu'elle ne soit mise sous sa forme définitive par
Eugen von Bšhm-Bawerk.
La
théorie du capital proprement dite de Turgot fut plus ou moins reprise
par les économistes classiques britanniques de même que par les
Autrichiens. Ainsi, dans ses grandes Réflexions, Turgot
remarquait qu'on accumule la richesse à partir d'un produit annuel non
consommé puis épargné. L'épargne est accumulée
sous forme de monnaie, puis investie dans diverses formes de biens. Bien
plus, Turgot fait remarquer que l'"entrepreneur capitaliste" doit
d'abord accumuler du capital épargné pour "faire
l'avance" de leur paie aux travailleurs, tandis qu'on travaille sur le
produit. Dans l'agriculture, l'entrepreneur-capitaliste doit épargner
des fonds pour payer les ouvriers, acheter du bétail, payer les
bôtiments et les outils, etc., jusqu'à ce que la récolte
ait été moissonnée et vendue, et qu'il puisse
récupérer ses avances. Et il en est ainsi dans tous les
domaines de la production.
Adam Smith et les classiques
britanniques qui lui succédèrent avaient
récupéré une partie de ces développements.
Cependant, deux points essentiels leur avaient échappé. Le
premier était que le capitaliste de Turgot était aussi un entrepreneur.
Il ne se bornait pas à faire l'avance de son épargne aux
travailleurs et autres facteurs de production - il subissait aussi, comme
Cantillon l'avait déjà souligné, les risques dus
à l'incertitude sur les marchés. La théorie de Cantillon
d'un entrepreneur assumant tous les risques dus à l'incertitude,
contribuant ainsi à l'équilibre du marché, n'avait
manqué que d'un seul élément-clé: d'une analyse
du capital et d'une compréhension du fait que la force motrice
essentielle de l'économie de marché n'est pas seulement un
entrepreneur, mais un capitaliste-entrepreneur. Il combine les deux
fonctions (6).
Et pourtant, la réussite
mémorable de Turgot en développant la théorie de
l'entrepreneur-capitaliste aura été, comme le Professeur
Hoselitz l'a fait remarquer, "complètement passée sous
silence" jusqu'au vingtième siècle (7).
Si
les Classiques britanniques avaient totalement négligé
l'entrepreneur, ils avaient été tout aussi incapables
d'assimiler l'insistance proto-autrichienne de Turgot sur le rôle
essentiel du temps dans la production, et le fait que les secteurs
d'activité puissent nécessiter de nombreuses étapes de
production et d'échange. Turgot avait bien compris que c'est le
propriétaire du capital "qui attendra que la vente des cuirs lui
rende non seulement toutes ses avances, mais encore un profit suffisant pour
le dédommager de ce que lui aurait valu son argent, s'il l'avait
employé en acquisition de fonds, et, de plus, du salaire dû
à ses travaux, à ses soins, à ses risques, à son
habileté même." Dans ce passage, Turgot annonce le concept
autrichien de coût d'opportunité, et rappelle que le capitaliste
aura tendance à gagner l'équivalent de son salaire, plus les
occasions qu'il avait sacrifiées en n'investissant pas son argent
ailleurs. Bref, les bénéfices comptables du capitaliste
tendront vers un taux d'intérêt d'équilibre de long
terme, plus le salaire implicite de son propre travail qualifié. En
agriculture, dans l'industrie, ou dans tout autre domaine de la production,
il y a deux classes de producteurs dans la société: (a) les entrepreneurs,
propriétaires de capitaux, "qu'ils font valoir en faisant
travailler par le moyen de leurs avances" et (b) les travailleurs ou
"simples artisans, qui n'ont d'autre bien que leurs bras, qui n'avancent
que leur travail journalier et n'ont de profit que leurs salaires."
C'est
là que Turgot incorpore un germe de vérité tiré
du Tableau des physiocrates- à savoir que le capital investi
doit rapporter une rentabilité constante grâce à une
circulation continue des dépenses, faute de quoi des dislocations se
produiront dans la production et les paiements. Intégrant son analyse
de la monnaie avec celle du capital, Turgot remarque qu'avant l'apparition de
monnaies telles que l'or et l'argent, l'extension possible de l'entreprise,
de l'industrie et du commerce était étroitement limitée.
En effet, pour développer la division du travail et les étapes
de la production, il faut accumuler d'énormes montants de capital
financier, et constituer un réseau d'échange très dense.
Tout cela est impossible en l'absence de monnaie.
Ayant
compris que les "avances" de l'épargne aux facteurs de
production sont une clé de l'investissement, et que ce processus ne se
développe que dans une économie monétaire, Turgot n
vient alors à une conclusion "autrichienne" cruciale: dans
la mesure où les avances en argent et en capital sont indispensables
à toutes les entreprises, alors les travailleurs sont disposés
à verser aux capitalistes un escompte pris sur la production en
échange du service de les avoir payés à l'avance sur la
recette future. Bref, le revenu d'intérêt sur l'investissement
(ce que le Suédois de tradition "autrichienne" Knut Wicksell
appellera un siècle plus tard le "taux d'intérêt
naturel") est le paiement versé par les travailleurs aux
capitalistes pour leur service spécifique, à savoir: leur avancer
l'argent tout de suite afin qu'ils n'attendent pas pendant des années
la rémunération de leur travail. Comme Turgot le dit dans ses Réflexions:
"Puisque les capitaux sont la base indispensable de toute entreprise,
[...] ceux qui, avec l'industrie et l'ardeur du travail, n'ont point de
capitaux ou n'en ont point assez pour les entreprises qu'ils veulent former,
n'ont pas de peine à se résoudre à céder aux
possesseurs de capitaux ou d'argent qui veulent leur en confier, une portion
des profits qu'ils espèrent recueillir outre la rentrée de
leurs avances."
L'année
suivante dans son commentaire étincelant sur l'essai de
Saint-Péravy, Turgot développe son analyse de l'épargne
et du capital pour présenter une excellente anticipation de la Loi de
Say. Turgot balaie les frayeurs pré-Keynésiennes des
Physiocrates, qui craignaient que l'argent non dépensé dans la
consommation, en "fuyant" du flux circulaire, ne sabote
l'économie. En conséquence, les Physiocrates avaient tendance
à s'opposer à l'épargne en tant que telle. Turgot,
en revanche, fait remarquer que les avances en capital sont indispensables
à toute entreprise. Or, d'où les avances pourraient-elles
provenir, sinon de l'épargne ? Il remarquait aussi que cela ne faisait
aucune différence que cette épargne soit fournie par des
propriétaires terriens ou par des entrepreneurs. Pour que
l'épargne entrepreneuriale soit suffisamment importante pour accumuler
du capital et développer la production, il faut que les
bénéfices soient plus importants que le montant nécessaire
pour reproduire la dépense actuelle des entrepreneurs
(c'est-à-dire pour remplacer le stock, les capitaux matériels,
etc., à mesure que ceux-ci sont consommés ou amortis).
C'est
sans raison, poursuit Turgot, que les Physiocrates supposent que l'épargne
"fuit" la circulation et fait baisser les prix. Bien au contraire,
l'argent retourne immédiatement à la circulation. Car
l'épargne sera utilisée soit (a) pour acheter de la terre, soit
(b) pour être investie sous forme d'avances aux travailleurs et autres
facteurs de production, ou alors (c) pour être prêtée
à intérêt. Toutes ces utilisations de l'épargne
ramènent l'argent vers le flux de la circulation. Les avances en
capital, par exemple, retournent à la circulation en payant
l'équipement, les bâtiments, les matières
premières ou les salaires. L'achat de la terre transfère
l'argent au vendeur d'icelle, lequel à son tour ira acheter quelque
chose avec l'argent, payera ses dettes ou reprêtera le montant; en tous
cas, l'argent retourne promptement à la circulation.
Turgot
s'engage ensuite dans une analyse similaire des flux de dépenses dans
le cas où l'épargne est prêtée à
intérêt. Si ce sont des consommateurs qui empruntent l'argent,
ils le font pour dépenser, et l'argent dépensé retourne
à la circulation. S'ils empruntent pour rembourser d'autres dettes ou
pour acheter de la terre, la même chose se produit. Et si ce sont des
entrepreneurs qui empruntent l'argent, il sera déboursé en
avances et en investissement, et l'argent, une fois de plus, retourne
à la circulation.
L'argent épargné, par
conséquent, n'est pas perdu; il retourne au flux des dépenses.
En outre, la masse de l'épargne investie est bien plus grande que
celle de l'argent thésaurisé: c'est rapidement que l'argent
retourne à la circulation. En outre, rappelle Turgot, même si
l'épargne accrue retirait effectivement une faible somme d'argent de
la circulation pour une durée notable, l'entrepreneur verra la baisse
de ses prix plus que compensée par le développement des
avances, qui développe la production et réduit ses coûts.
Ici, Turgot tient en germe l'analyse bien ultérieure de Mises-Hayek
sur la manière dont l'épargne rétrécit mais
allonge la structure de production (8).
Le
summum de la contribution de Turgot à la théorie
économique était le raffinement de sa théorie de
l'intérêt. Nous avons déjà vu sa lucidité
remarquable lorsqu'il décrivait le revenu d'intérêt sur
l'investissement comme un prix payé par les travailleurs aux capitalistes-entrepreneurs
pour leurs avances d'épargne sous forme de versements
immédiats. Turgot démontrait aussi -tellement en avance sur son
temps- le lien entre taux d'intérêt naturel et le taux
d'intérêt sur les prêts financiers. Il montrait, par exemple,
que les deux doivent tendre à l'égalité sur les
marchés, dans la mesure où les possesseurs de capitaux
comparent sans arrêt leurs rentabilités attendues dans les
différentes affectations possibles, qu'elles soient faites de
prêts ou d'investissements directs dans la production. Le prêteur
vend l'utilisation immédiate de son argent, et l'emprunteur
achète cette disponibilité, et le "prix" de ces
prêts, c'est-à-dire le taux d'intérêt, sera
déterminé, comme celui de toute marchandise, par la
négociation et le marchandage des offreurs et demandeurs sur les
marchés. Une demande supplémentaire de fonds prêtables
("beaucoup d'emprunteurs") fera monter les taux
d'intérêt; une offre de prêts accrue ("beaucoup de
possesseurs d'argent qui offrent à en prêter") les fera
baisser. Nous l'avons vu: les gens ont bien des raisons pour emprunter. Pour
essayer de faire un profit d'entrepreneur, pour acheter de la terre, pour
rembourser une autre dette, ou pour consommer; tandis que les prêteurs
ne se soucient que de deux choses: le revenu d'intérêt et la
sûreté de leur capital.
Alors
qu'il existera une tendance sur le marché à égaliser les
taux d'intérêt sur les prêts et les taux de
rentabilité des investissements, les prêts ont aussi tendance
à être forme moins risquée d'affectation pour
l'épargne. De sorte que l'investissement dans les entreprises
risquées ne sera accepté que dans la mesure où les
entrepreneurs en attendent une rentabilité plus élevée
que le taux d'intérêt des prêts. Turgot remarque aussi que
les obligations d'Etat auront tendance à être l'investissement
le moins risqué, de sorte que ce seront eux qui rapporteront le plus
faible revenu d'intérêt. Et Turgot de déclarer ensuite
que le "vrai mal" de la dette publique est qu'elle offre des
avantages au public détenteur mais oriente son épargne vers des
utilisations "stériles" et improductives, et maintient un
taux d'intérêt élevé qui fait concurrence aux
utilisations productives.
Poussant
plus avant son analyse de la nature et de l'usage du prêt à
intérêt, Turgot s'engage dans une critique incisive et
péremptoire des lois sur l'usure, que les Physiocrates essayaient
encore de défendre.
Le
prêt, insiste Turgot, "est un contrat réciproque, libre
entre les deux parties, et qu'elles ne font que parce qu'il leur est avantageux."
Mais alors, un contrat de prêt estipso facto avantageux aussi
bien pour le prêteur et pour l'emprunteur. Turgot en vient à
l'argument-massue: "or, d'après quel principe peut-on imaginer du
crime dans un contrat avantageux aux deux parties, dont toutes deux sont
contentes, et qui certainement ne nuit à personne autre ?" Il n'y
a aucune exploitation à faire payer un intérêt, pas plus
que dans la vente de quelque marchandise que ce soit. S'en prendre à
un prêteur parce qu'il "profiterait" du besoin que
l'emprunteur a de son argent en demandant un intérêt c'est
parler "avec autant d'absurdité que si l'on disait qu'un
boulanger qui exige de l'argent pour le pain qu'il vend, abuse du besoin
qu'en a l'acheteur."
Et
si on peut considérer l'argent dépensé pour du pain
comme étant son équivalent, alors de même "l'argent
que l'emprunteur reçoit aujourd'hui est également
l'équivalent du capital et de l'intérêt qu'il promet de
rendre dans un certain terme." En somme, un contrat de prêt établit
la valeur actuelle du paiement à venir d'un capital et
d'intérêts. L'emprunteur obtient l'usage de l'argent pour la
durée du prêt, et le prêteur en est privé; le prix
de cet avantage, ou désavantage, est l'"intérêt".
Il est vrai, dit Turgot à l'aile
anti-usure des Scolastiques, que l'argent employé avec succès
dans des entreprises rapporte un bénéfice. Quand on l'investit
dans la terre il rapporte un loyer. Le prêteur renonce, pendant la
durée du prêt, non seulement à la possession du
métal, mais au bénéfice qu'il aurait pu obtenir en
investissant. Le "profit ou [le] revenu qu'il aurait pu se procurer, et
l'intérêt qui le dédommage de cette privation ne saurait
être regardé comme injuste" Ainsi, Turgot intègre
son analyse et sa justification de l'intérêt dans une conception
plus générale du coût d'opportunité, du revenu
auquel on renonce en prêtant de l'argent (9). En outre, et avant tout,
déclare Turgot, il y a le Droit de propriété du
prêteur, élément essentiel qui ne saurait être
passé sous silence. Car un prêteur a:
"le
droit d'exiger l'intérêt par la seule raison que l'argent est
à lui. Puisqu'il est à lui, il est libre de le garder; rien ne
lui fait un devoir de le prêter; si donc il le prête, il peut
mettre à son prêt telle condition qu'il veut. Il ne fait en cela
aucun tort à l'emprunteur, puisque celui-ci se soumet à la
condition et n'a aucune espèce de droit à la somme
prêtée."
Quant
au passage de l'évangile de Luc qui avait été
invoqué pendant des siècles pour dénoncer le prêt
à intérêt, Turgot affirme que cet avis n'était
qu'un précepte charitable, une "action louable que la
générosité inspire", non une exigence de la
justice. Les adversaires de l'usure, dit Turgot, ne poussent jamais
jusqu'à une position cohérente, qui consisterait à
essayer de forcer tout le monde à prêter sans
intérêt.
Dans une de ses dernières
contributions, le très influent "Mémoire sur les
prêts d'argent" (1770), A.R.J. Turgot développe sa critique
des lois sur l'usure, tout en développant sa déjà
remarquable théorie de l'intérêt (10).
Il
fait remarquer que les lois sur l'usure ne sont pas imposées
rigoureusement, ce qui conduit à une prolifération de
marchés noirs. Mais l'opprobre de l'usure demeure, de même que
la fraude et le mépris général de la loi. En outre, de
temps en temps, on fait une application brutale de la loi, de manière
imprévisible, avec des peines sévères.
Plus
important, Turgot, dans ce "Mémoire sur les prêts
d'argent", s'interroge sur le problème essentiel de
l'intérêt: pourquoi les emprunteur sont-ils d'accord pour
payer la prime d'intérêt en échange du droit d'utiliser
cet argent ? Les adversaires de l'usure, remarque-t-il, tiennent que le
prêteur, en exigeant qu'on leur rende davantage que le principal,
reçoit une valeur excessive par rapport au montant du prêt, et
que cela est d'une certaine manière profondément immoral. C'est
alors que Turgot en arrive à la question critique: "il est
certain qu'en rendant le sort principal, l'emprunteur rendra
précisément le même poids de métal que le
prêteur lui avait donné." Mais pourquoi, ajoute-t-il,
est-ce le poids en métal de la monnaie qui devrait être
essentiellement considérée, et non "la valeur et
l'utilité dont il est pour celui qui prête et pour celui qui
emprunte ?" Turgot en arrive donc spécifiquement au concept
essentiel de la préférence temporelle, développé
par les Autrichiens à la suite de Bšhm-Bawerk. C'est à ce
moment qu'il nous demande de comparer "la différence
d'utilité qui existe à l'époque du prêt entre une
somme possédée actuellement et une somme égale qu'on
recevra à une époque éloignée". La
clé est donc la préférence temporelle -l'escompte de
l'avenir et la prime par conséquent donnée au présent.
Turgot rappelle le proverbe bien connu, "un tiens vaut mieux que deux tu
l'auras". Comme une somme d'argent actuellement possédée
"est préférable à l'assurance de recevoir une
pareille somme dans une ou plusieurs années" la même somme
d'argent payée et remboursée ne peut guère avoir la
même valeur, car le prêteur "donne l'argent et ne
reçoit qu'une assurance". Or, cette perte de valeur ne serait-elle
pas "compensée par l'assurance d'une augmentation sur la somme
proportionnée au retard ?" Turgot conclut que "cette
compensation est précisément l'intérêt de
l'argent." Il ajoute que ce qu'il convient de comparer au cours d'un
contrat de prêt, ce n'est pas la valeur de l'argent
prêté avec la somme d'argent remboursée, mais la
"valeur de la promesse d'une somme d'argent, qu'il faut comparer avec la
valeur d'une somme d'argent effective." car un prêt est justement
le transfert d'une somme d'argent dans l'avenir. De sorte qu'un taux
d'intérêt maximum imposé par la loi priverait
virtuellement de crédit l'ensemble des entreprises risquées.
En plus de sa découverte du
concept autrichien de préférence temporelle, Turgot, dans ses Réflexions,
avait été le premier à développer le concept
corollaire de capitalisation, à savoir que la valeur actuelle
de la terre ou d'un autre bien de capital sur le marché tend à
être équivalente à la somme des loyers ou rendements
annuels attendus à l'avenir, escomptés par le taux de
préférence temporelle du marché -le taux
d'intérêt (11).
Et comme s'il n'avait pas assez
donné à la théorie économique, Turgot se fait le
pionnier d'une analyse raffinée de la relation entre le taux
d'intérêt et la "théorie quantitative" de la monnaie.
Il y a peu de rapport, souligne-t-il, entre la valeur du numéraire en
terme des prix, et le taux d'intérêt. L'offre de monnaie peut
bien être abondante, de sorte que sa valeur soit faible en terme de
marchandises, alors que l'intérêt serait très
élevé dans le même temps. Suivant peut-être en cela
le modèle similaire de Hume, Turgot demande ce qui se passerait si la
quantité de monnaie argent dans un pays doublait subitement, et si cet
accroissement était magiquement distribué en proportions
égales à chaque personne. Plus précisément,
Turgot demande de supposer qu'il y ait un million d'onces de monnaie-argent
dans un pays, et "qu'il survienne, de quelque manière que ce
soit, dans l'Etat, un second million d'onces d'argent, et que cette
augmentation soit distribuée dans toutes les bourses suivant la
même proportion que le premier million, en sorte que celui qui avait
précédemment deux onces d'argent en ait maintenant
quatre." Turgot souligne alors que les prix vont monter, peut-être
doubler, de sorte que la valeur de l'argent en termes de marchandises
baissera. Cependant, ajoute-t-il, cela n'implique en rien que le taux
d'intérêt baisse, si la répartition des dépenses
demeure la même chez les gens, "si tout cet argent est porté
au marché et employé aux dépenses courantes de ceux qui
le possèdent," le nouvel argent ne sera pas entièrement
prêté, car seul l'argent épargné fait
l'objet des prêts et des investissements (12).
En
fait, Turgot remarque même que, suivant la manière dont la part
de l'épargne dans la dépense sera affectée, un
accroissement de la quantité de monnaie pourrait tout aussi bien accroître
les taux d'intérêt. Supposons, dit-il, que tous les gens riches
décident de consacrer à la consommation leurs revenus et
bénéfices annuels, et dépensent leur capital dans des
folies. La consommation accrue augmentera le prix des biens de consommation,
et comme il y aura bien moins d'argent à prêter pour faire des
investissements, les taux d'intérêt augmenteront en même
temps que les prix. Bref, la dépense va s'accroître et les prix
augmenter, alors qu'en même temps, le taux de préférence
temporelle s'accroîtra, les gens consommeront davantage et
épargneront moins, et les taux d'intérêt augmenteront.
Ainsi Turgot a-t-il plus d'un siècle d'avance sur son temps, ayant
dégagé la relation complexe, développée par les
Autrichiens, entre ce que von Mises aurait appelé la "relation
monétaire" -relation entre l'offre et la demande de monnaie, qui
détermine les prix ou le "niveau" des prix- et les taux de
préférence temporelle. On y trouve aussi le début des
rudiments de la théorie autrichienne de la conjoncture, de la relation
entre l'expansion de la masse monétaire et le taux
d'intérêt.
Pour
ce qui est des mouvements du taux de préférence temporelle ou
taux d'intérêt, un progrès de l'esprit d'épargne
abaissera le taux d'intérêt en accroissant le montant
épargné et, partant, l'accumulation du capital. Un
progrès de l'esprit de jouissance fera l'inverse. L'esprit
d'épargne, note Turgot, augmente régulièrement en Europe
depuis plusieurs siècles, de sorte que les taux d'intérêt
ont eu tendance à baisser. Les divers taux d'intérêt et
taux de rentabilité sur les prêts, investissements, sur la
terre, etc. s'ajustent réciproquement sur l'ensemble des
marchés et tendent vers un taux de rentabilité unique. Le
Capital, remarque Turgot, quittera les activités où le
bénéfice est faible au profit de celles où il est plus
élevé.
6.
Théorie monétaire
Alors
que Turgot n'avait pas prêté beaucoup d'attention à la
théorie de la monnaie en tant que telle, il avait là aussi des
contributions importantes à apporter. En plus d'avoir repris le
modèle de Hume et de l'intégrer avec son analyse de
l'intérêt, Turgot avait un démenti formel à
opposer à l'idée aujourd'hui dominante suivant laquelle la
monnaie serait un jeton purement conventionnel. Dans sa critique à un
texte primé de J.J. Graslin (1767), Turgot déclare que Graslin
a entièrement tort en "ne regardant l'argent que comme un gage
conventionnel des richesses." Bien au contraire, déclare
Turgot, "Ce n'est point du tout en vertu d'une convention, que l'argent
s'échange contre toutes les autres valeurs: c'est parce qu'il est
lui-même un objet de commerce, une richesse, parce qu'il a une valeur,
et que toute valeur s'échange dans le commerce contre une valeur
égale."
Dans son article de dictionnaire
inachevé sur "Valeur et monnaies", Turgot développe
sa théorie monétaire. S'appuyant sur ses connaissances
linguistiques, il déclare que la monnaie est une sorte de langage,
amenant la forme de divers objets conventionnels sous un "terme
commun". Le terme commun de toutes les monnaies est la valeur actuelle,
ou prix, des objets qu'ils essaient de mesurer. Ces "mesures",
cependant, sont loin d'être parfaites, reconnaît Turgot, dans la
mesure où la valeur de l'or et de l'argent varie sans cesse
relativement aux autres marchandises, de même que l'une avec l'autre.
Toutes les monnaies sont faites des mêmes matières,
essentiellement l'or et l'argent, et ne diffèrent que par les
unités de mesure. Et toutes ces unités sont réductibles
l'une à l'autre, comme le sont d'autres mesures de longueur ou de
volume, par l'expression du poids de chacune des unités dans chaque
étalon monétaire. Il y a deux types de monnaie, signale Turgot:
la vraie monnaie, pièces de métal marquées
d'inscriptions; et la monnaie fictive, servant d'unité de
compte ou numéraire (13). Quand de vraies unités monétaires
sont définies en termes d'unités de compte, les
différentes unités sont liées l'une à l'autre et
à des poids définis d'or et d'argent.
Des
problèmes apparaissent, montre Turgot, parce qu'il n'y a pas une seule
vraie monnaie dans le monde mais deux : l'or et l'argent. La valeur relative
de l'or et de l'argent sur le marché changera donc suivant l'abondance
et la rareté relative de l'or et de l'argent dans les divers pays.
7.
L'influence
Un des exemples les plus choquants
d'injustice en histoire de la pensée économique est le
traitement réservé à la brillante analyse du capital et
de l'intérêt de Turgot par le grand fondateur de la
théorie autrichienne du capital et de l'intérêt, Eugen
von Bšhm-Bawerk. Au début des années 1880,
Bšhm-Bawerk commence, dans le premier tome de son Kapital und
Kapitalzins, par ouvrir le chemin de sa propre théorie en
étudiant et démolissant les théories antérieures
et concurrentes. Hélas, au lieu de reconnaître Turgot comme son
prédécesseur dans la nouvelle théorie autrichienne,
Bšhm-Bawerk balaie brutalement le Français comme un simple
Physiocrate, adepte de la théorie naïve de la productivité
(ou "fructification") du capital. Cette injustice envers Turgot est
d'autant plus aggravée par la découverte récente d'un
texte de séminaire encore inédit de 1876 où
Bšhm-Bawerk, dans les premiers jugements qu'il portait sur la
théorie de l'intérêt de Turgot, révélait
l'influence énorme de ses conceptions sur les développements
ultérieurs de sa pensée. Peut-être nous faut-il conclure que,
dans ce cas, comme dans d'autres, le besoin qu'avait Bšhm-Bawerk de
prétendre à l'originalité et de démolir
l'ensemble de ses prédécesseurs l'avait emporté sur les
exigences de la vérité et de la justice (14).
A
voir les mauvais traitements de Bšhm-Bawerk, cela fait chaud au coeur de
voir avec quels éloges Schumpeter résume les grandes
contributions de Turgot à la théorie économique.
S'appuyant presque exclusivement sur les Réflexions de Turgot,
Schumpeter déclare que sa théorie de la formation des prix est
"presque irréprochable et, mis à part une formulation
explicite du principe marginaliste, se trouve à une distance palpable
de celle de Bšhm-Bawerk." La théorie de l'épargne, de
l'investissement et du capital est "la première analyse
sérieuse de ces questions" and "a tenu remarquablement
longtemps. Il est douteux qu'Alfred Marshall soit parvenu à la
dépasser, et certain que J.S. Mill ne l'avait pas fait.
Bšhm-Bawerk y a sans doute ajouté une nouvelle branche mais, pour
l'essentiel, il avait repris les propositions de Turgot." La
théorie de l'intérêt de Turgot est "non seulement le
plus grand exploit [...] du XVIII¡ siècle, mais elle
préfigurait nettement une bonne partie des meilleures
réflexions des dernières décennies du XIX¡. En
somme,
"il n'y a pratiquement aucune
erreur discernable dans ce tout premier traité de la valeur et de la
distribution, traité dont la mode allait tellement se
développer dans les dernières décennies du XIX¡
siècle. Ce n'est pas exagérer que de dire que l'analyse
économique a pris un siècle pour se retrouver où elle
aurait pu en être vingt ans après la publication du
Traité de Turgot si son contenu avait été correctement
compris et assimilé par une profession plus éveillée
" (15).
L'influence
de Turgot sur la pensée économique ultérieure fut
sérieusement restreinte, probablement surtout parce que ses
écrits furent injustement discrédités auprès des
générations suivantes par son association avec les
Physiocrates, et par le mythe suivant lequel Adam Smith serait le fondateur
de l'économie politique. Et les économistes du XIX¡
siècle qui se trouvèrent lire Turgot ne comprirent pas
l'importance de ses théories du capital, de l'intérêt et
de la production. Alors qu'Adam Smith connaissait Turgot personnellement, et
qu'il avait lu les Réflexions, leur influence fut apparemment
minime. Mis à part une approche vaguement laissez-fairiste, ses
conclusions étaient singulièrement différentes. Ricardo,
comme à son habitude, était indifférent et
incompréhensif, se bornant à admirer Turgot pour son rôle
ingrat comme réformateur libéral. James Mill, bien entendu, eut
la même réaction. Malthus admirait les conceptions de Turgot sur
la valeur, mais la seule influence sensible de Turgot en Angleterre se trouve
chez Samuel Bailey, grand champion de la théorie subjective de la
valeur. Quoique l'influence de Turgot sur Bailey soit patente, il avait
malheureusement négligé de le citer dans ses écrits, de
sorte que la tradition de l'Utilité en Grande-Bretagne ne put
redécouvrir son champion.
C'est
sur le Français J.B. Say, officiellement adepte de Smith, que Turgot a
finalement eu le plus d'influence, particulièrement en théorie
de la valeur-utilité perçue, et dans une certaine mesure en
théorie du capital et de l'intérêt. C'est Say qui fut
l'héritier authentique de la tradition française,
proto-autrichienne, du laissez-faire développée au XVIII¡
siècle. Malheureusement, ces citations de Turgot minimisaient son
influence, et ses références envers Smith étaient
lourdement exagérées. L'une et l'autre attitude
reflétaient probablement chez J. B. Say une réticence, caractéristique
après la Révolution française, à se trouver étroitement
associé à ces physiocrates partisans de la monarchie absolue et
de l'agriculture, avec lesquels Turgot se confondait malencontreusement aux
yeux des Français les plus éclairés. D'où les
prosternations rituelles devant Adam Smith.
*
Murray N. Rothbard (2 mars 1926 - 7 janvier 1985) était à
l'époque (1986) S.J. Hall Distinguished Professor of Economics
à l'University du Nevada à Las Vegas. Il était aussi
Vice-président pour les Questions Scientifiques de l'Institut Ludwig
von Mises, et Rédacteur en chef de sa Review of Austrian Economics.
(1) L'Eloge avait été
rédigé par Turgot en quelques jours à partir de quelques
textes pour le panégyriste officiel de Gournay, l'écrivain
Jean-François Marmontel. Marmontel se borna à tirer des
extraits du texte de Turgot et les publia comme éloge officiel.
(2) Même si l'article
inachevé est resté inédit pendant des décennies,
il avait été écrit pour un Dictionnaire du Commerce qui
aurait dû être constitué par l'Abbé André
Morellet (1727-1819), ami de toujours de Turgot et son condisciple
auprès de Gournay. Morellet avait publié la même
année un prospectus pour le nouveau dictionnaire, prospectus qui
répétait très fidèlement le modèle
d'échange isolé développé par Turgot et dont on
sait en outre qu'Adam Smith en possédait un.
(3) Rothbard cite cette expression, mais
on n'y trouve aucune allusion dans le texte disponible en français.
Bien au contraire, dans le Mémoire sur les prêts d'argent,
Turgot précise bien que : "cette chose n'a point, à
proprement parler, de valeur réelle et intrinsèque, à
moins qu'on n'entende par là le prix qu'elle a coûté au
vendeur ; ce qui ne serait pas exact, car le prix de la façon ou du
premier achat n'est point la valeur dans le commerce, ou sa valeur
vénale uniquement fixée par le rapport de l'offre à la
demande." (italiques ajoutés) Alors, ajout d'un traducteur
anglais ou version différente ? [N.d.T.]
(4) Ces Réflexions (1766) sont
d'autant plus remarquables qu'elles avaient été
"griffonnées" à la hôte pour expliquer à
deux étudiants chinois de Paris les questions que Turgot
s'apprêtait à leur poser sur l'économie de la Chine. Il
est rare qu'une oeuvre d'une telle importance soit née d'un motif
aussi quelconque ! Et, plus loin, même si un homme "quand il
réussirait à tanner un cuir tout seul, il ne lui faut qu'une
paire de souliers : que ferait-il du reste ? Tuera-t-il un boeuf pour avoir
cette paire de souliers ? Coupera-t-il un arbre pour se faire une paire de
sabots ? On peut dire la même chose de tous les autres besoins de
chaque homme qui, s'il était réduit à son champ et
à son travail, consumerait beaucoup de temps et de peine pour
être fort mal équipé à tous égards, et
cultiverait très mal son terrain."
(5) Erreur commune aux
"planificateurs" contemporains à la Léontief [N.d.T].
(6) Dans un texte pénétrant
récemment paru sur l'histoire des théories de l'entrepreneur,
les Professeurs Hebert et Link examinent la question de savoir si un
entrepreneur ne peut être que capitaliste ou si tout le monde est
entrepreneur, y compris les travailleurs. On considère que Turgot est
en retrait par rapport au concept plus large de la fonction d'entreprise chez
Cantillon. Mais le point le plus important ici est que
capitaliste-entrepreneur est la force motrice de l'économie de
marché, et qu'en se concentrant pour la première fois sur ce
personnage d'une importance vitale, Turgot faisait un énorme pas en
avant. Et nous pouvons saluer cet exploit même s'il est aussi vrai que
Turgot avait négligé les autres domaines, moins importants de
l'esprit d'entreprise. Cf.
Robert F. Hebert et Albert N. Link, The Entrepreneur : Mainstream Views and
Radical Critiques (New York : Praeger Pubs., 1982), pp. 14-29 et passim.
(7) Bert F. Hoselitz, "The
Early History of Entrepreneurial Theory", in Spengler and Allen, Essays
in Economic Thought, p. 257.
(8) C'est-à-dire que, pour une
quantité de monnaie donnée, elle fait baisser les prix à
la consommation mais développe l'activité en finançant
davantage d'entreprises en amont, ce qui allonge la durée moyenne des
processus productifs [N.d.T.].
(9) Rappelons que les Scolastiques
appelaient "usure" toute forme de prêt à
intérêt. Probablement impressionnés par l'apparence d'un
rendement physique des investissements directs, ils admettaient fort bien que
ceux-ci rapportent des bénéfices. En revanche, ne voyant pas
quel fruit pouvait sortir d'une somme d'argent prêtée (Pecunia
pecuniam patere non potest), la majorité jugeait anti-naturel le
prêt à intérêt. Comme par ailleurs ils avaient une
théorie de la valeur (y compris de la valeur de la monnaie)
fondée sur l'utilité perçue et la rareté (ou sur
l'offre et la demande), c'était bien plus une incohérence de
leur part qu'une déduction de prémisses fondamentalement
fausses, comme ce sera le cas pour Marx. Les scolastiques avaient d'ailleurs
bien vu une partie des raisons avancées par Turgot : le coût
d'opportunité du capital investi (qu'ils appelaient lucrum cessans) et
même la contrainte de liquidité (carentia pecuniae). Mais il
faudra attendre le XVII¡ siècle pour qu'un Scolastique en tire
toutes les conséquences. Cf. Murray Rothbard, Economic Thought Before Adam Smith,
Aldershot : Edward Elgar, 1995 [N.d.T.].
(10) Le texte de Turgot faisait l'objet
d'éloges dans la remarquable Defense of Usury de Bentham, et fut
rééditée avec le texte de Bentham dans ses traductions
française et espagnole à la fin des années 1820.
(11) Comme le dit Turgot : "un capital
est l'équivalent d'une rente égale à une portion
déterminée de ce capital, et réciproquement une rente
annuelle représente un capital égal au montant de cette rente
répété un certain nombre de fois suivant que
l'intérêt est à un denier plus ou moins haut."
(12) Même si le modèle de Hume-Turgot
est fort utile pour isoler et clarifier les distinctions entre le niveau des
prix et le taux d'intérêt, et pour éclairer l'impact d'un
changement dans la quantité de monnaie, il s'agit quand même
d'une régression par rapport à l'analyse avancée des
processus faite par Cantillon.
(13) La livre de compte ou
numéraire, composée de vingt sous, eux-mêmes
divisés en douze deniers, était la monnaie fictive.
L'écu et le Louis, valant respectivement 3 et 24 livres,
étaient des pièces de monnaie réelle.
(14) Ce texte, écrit pour le
séminaire de Karl Knies à Heidelberg, fut offert à
l'Autrichien F.A. Hayek par la veuve de Bšhm-Bawerk en 1922-23. Cf. P.D. Groenewegen, ed.,
The Economics of A.R.J. Turgot (La Haye : Martinus Nijhoff, 1977), pp.
xxix-xxx. Pour l'injustice de Bšhm envers Turgot, cf. Eugen von
Bšhm-Bawerk, Capital and Interest (South Holland, IL. : Libertarian
Press, 1959), I, 39-45. Pour Frank Fetter, Américain de l'Ecole
autrichienne, cf. Capital. Interest. and Rent : Essays in the Theory of
Distribution, ed. par M. Rothbard (Kansas City : Sheed Andrews and McMeel,
1977), pp. 264-266. Pour
en savoir plus sur le traitement par les économistes de la
théorie de l'intérêt chez Turgot, cf. Groenewegen,
"A Reinterpretation of Turgot's Theory of Capital and Interest,"
Economic Journal, 81 (juin 1971), pp. 327-328, 33, 339-340. Pour Schumpeter
sur l'injustice de Bšhm envers Turgot, cf. Schumpeter, History, p. 332n.
Sur la controverse de Marshall-Wicksell-Cassel sur le traitement par
Bšhm-Bawerk de la théorie de l'intérêt chez Turgot,
cf. Peter D. Groenewegen, "Turgot's Place in the History of Economic
Thought : A Bicentenary Estimate", History of Political Economy, 115
(hiver 1983), pp. 611-615.
(15) Schumpeter, History of
Economic Analysis, pp. 249, 325.
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