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2012 fut l’année
du tricentenaire de la naissance de
Rousseau. Il faut se rappeler
que Rousseau fut l’inspirateur d’une philosophie sociale qui
imprègne encore nos mentalités et notre culture politique.
Ainsi, l’inquiétude née face aux progrès
technoscientifiques et à leurs possibles dérives, ou face
à la progression des inégalités sociales, tend à
nous faire penser que le luxe serait dangereux, voire immoral. Il n’est
pas rare d’entendre tel homme politique réclamer à haute
voix une régulation des richesses et une condamnation du luxe. Si la rhétorique anti-luxe est politiquement
« payante », à droite comme à gauche,
c’est bien parce que Jean-Jacques Rousseau lui a donné ses
lettres de noblesse.
Voltaire et
Rousseau étaient tous les deux partisans d’un régime
républicain. Leurs idées ont eu une influence durable sur la
Révolution française et sur la vie politique des siècles
suivants. Pourtant ils n’ont cessé de se combattre et de se
haïr, notamment à propos du luxe.
Pour Rousseau, le luxe, les sciences,
les arts et le commerce, promus par les philosophes
détruisent la vertu du citoyen
La
thèse de Rousseau dans le Discours
sur les sciences et les arts (1750) est que la corruption des mœurs
accompagne toujours le développement des sciences et des arts.
Autrement dit, le luxe nourrit les inégalités et
détourne les hommes de leur devoir. Il écrit : « on
a de tout avec de l’argent, hormis des mœurs et des
citoyens ». Le luxe prend racine dans une société
lorsque les citoyens donnent libre cours à leurs désirs individuels
de confort et de richesses. Ces désirs créent des
inégalités entre les citoyens en plus d’affaiblir leur
dévouement au bien commun.
Dès le début de son Discours, Rousseau souligne que « le luxe est
diamétralement opposé aux bonnes mœurs ». Il produit
« la corruption du goût », le déclin du « vrai
courage » et « des vertus militaires ». Les hommes
sont devenus « mous et efféminés ». Il
écrit : « Nos
âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se
sont avancés à la perfection ». Et encore :
« Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de
vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et d'argent. »
Ainsi les
Romains de l’âge impérial ont abandonné la grandeur
militaire et la liberté de l’époque républicaine
au profit des « funestes arts » (Discours sur les sciences et les arts, 17). Le luxe ouvre donc la
voie au despotisme et à l’esclavage en détruisant la
vertu civique.
La vertu civique serait le socle
d’une bonne société
Au contraire,
selon Rousseau, la vertu qui fonde l’égalité entre les
hommes serait le moyen d’arriver au bonheur, c’est-à-dire
à un peuple souverain. Être vertueux, c’est sacrifier son
intérêt particulier à l’intérêt
général, c’est se dévouer « pour la patrie,
pour les malheureux et pour ses amis ».
Quelles limites faudrait-il alors fixer au luxe ? La
réponse de Rousseau est que « tout est source de mal au-delà du
nécessaire physique. La nature ne nous donne que trop de besoins ; et
c'est au moins une très haute imprudence de les multiplier sans
nécessité, et de mettre ainsi son âme dans une plus
grande dépendance ». Par conséquent, selon lui : « l'une des
fonctions les plus importantes du gouvernement est de prévenir
l'extrême inégalité des fortunes. » Les
impôts doivent être conçus de manière à
construire une société juste à travers
l'éradication de la consommation superflue.
Perspectives critiques
Rousseau est
un partisan déclaré de la société
administrée et gouvernée par des
« sages » législateurs, qui seraient des hommes
« supérieurs ». L'idée que la
société peut être façonnée, pétrie
suivant un modèle idéal, n'a pas, à
l’époque moderne, d’avocat plus déterminé
que lui (et Robespierre à sa suite). L’une des thèses
fondamentales du Premier Discours
est qu’il faut laisser la pratique des sciences et des arts à
ces hommes « supérieurs » qui savent bien les
utiliser, c’est-à-dire aux « sages ». Les
autres, les hommes ordinaires, devraient s’en éloigner et
rechercher la vertu.
Il y a aussi
chez lui une erreur économique fondamentale que Mises a appelé
le « sophisme de Montaigne » (Human Action). A propos du commerce, Michel de Montaigne a soutenu
dans ses Essais qu’« il
ne se fait aucun profit qu’au dommage d’autrui »
(Montaigne, Essais, I, 22). Or
Rousseau écrit : « le luxe peut être
nécessaire pour donner du pain aux pauvres : mais, s'il n'y avait
point de luxe, il n'y aurait point de pauvres. » Et il ajoute
« le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes, et en fait
périr cent mille dans nos campagnes » (Dernière réponse,
Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, tome 3, page 79, note de bas de page). Autrement dit, le commerce
serait un jeu à somme nulle où les gains des uns impliqueraient
les pertes des autres. Rousseau hérite de la vision mercantiliste de
l’échange, celle de Montaigne précisément, comme
une guerre qui produirait des gagnants et des perdants.
A suivre… (Voltaire)
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