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Le
temps des satisfecits étant vite
oublié, les réactions et les doutes se multiplient à
propos des injections massives de liquidité de la BCE, en dépit
des résultats indéniables qui lui sont accordés.
À tout seigneur, tout honneur, l’éditorial du Financial
Times estime « stupide » de penser que le LTRO (opération
de refinancement à long terme) résoudra la crise. Les banques
préféreront appliquer des emplâtres sur leurs bilans
malades plutôt que de traiter l’affection sous-jacente,
prédit le journal en connaisseur. La BCE, conclut-il, ne peut que
gagner du temps.
Plus
de 1.000 milliards d’euros auront été injectés en
deux mois dans le système bancaire européen par la BCE, les
banques ayant toute latitude pour utiliser ces fonds comme elles
l’entendent. Conduisant à se demander s’il est bien
raisonnable de leur accorder ce privilège, en comparaison des strictes
conditions qui accompagnent les plans de sauvetage des États,
alors qu’il n’est pas acquis qu’ils répondent aux
vœux clairement exprimés du prêteur. Quelle absurde vision
nous est offerte par ce nouvel épisode de la crise, en application des
dogmes libéraux.
Il
est en effet aimablement conseillé aux banques de développer le
crédit à l’économie réelle au sein
de l’eurozone, et plus
particulièrement aux petites et moyennes entreprises qui n’ont
pas accès au marché directement, préférant ne pas
entendre la voix de Mervyn King, le gouverneur de la Banque
d’Angleterre, qui vient de déclarer à une commission du
parlement britannique que « l’idée que les LTRO facilitent
le financement des PME est un mythe ». Les banques, en effet,
poursuivent en priorité un autre lièvre et consacrent
d’abord les liquidités qu’elles empruntent au financement
du roulement de leurs propres dettes. Conséquence, dans le monde tel
qu’il est : sans crédit, pas de croissance, et « sans
croissance, les LTRO ne mènent à rien », comme a fait
remarquer à Reuters Andrew Bosomworth, le
directeur pour l’Allemagne de Pimco, le fonds
américain géant spécialisé dans le négoce
de la dette souveraine ! Dans les cénacles sérieux, un grand
scepticisme règne à propos de l’irrigation de
l’économie par des crédits bancaires à la suite
des deux LTRO.
Les
banques italiennes et espagnoles se sont de leur côté
mobilisées pour une autre cause, avec pour mission de détendre
le marché obligataire en achetant des titres de la dette de leur pays.
Après avoir, lors du premier LTRO, emprunté à elles
seules près de la moitié des liquidités
déversées par la BCE, elles auraient récidivé en
empruntant cette fois-ci près des deux tiers (chiffre à
confirmer). Elles reproduisent ainsi une situation à la Grecque, dont
on voit les conséquences pour les banques quand les choses tournent
mal, avec la nécessité d’être renflouées
d’urgence pour ne pas couler à pic.
Sans
évoquer de tels extrêmes, les commentaires font apparaître
la crainte que la détente du marché de la dette souveraine
puisse réduire la pression exercée sur les gouvernements pour
diminuer leurs déficits. À rapprocher des efforts que ceux-ci
font actuellement pour assouplir les contraintes de réduction du
déficit qui leur sont imposées ou pour que soient
créées les conditions d’une relance de
l’économie en appliquant des recettes libérales, surréalistes
dans le contexte actuel (pardon, André Breton).
Mais
les interrogations se sont multipliées à propos d’autres
aspects de l’opération de la BCE, à peine celle-ci
terminée. La première porte sur le remboursement des
prêts dans trois ans, laissant déjà poindre
l’idée que celle-ci pourrait être amenée à
devoir en financer le roulement à l’échéance. Sur
un registre similaire, Peter Sands, un dirigeant de
Standard Chartered Bank, a déploré
dans le Financial Times l’absence de toute stratégie de sortie
de la BCE, avertissant qu’elle « semait les graines de la
prochaine crise ». Dans le même esprit, enfin, il est
également craint que les banques deviennent trop dépendantes de
ces abondantes liquidités à bon marché et que cela ne
les démotive pour renforcer leurs fonds propres.
La
seconde interrogation porte sur l’éventualité d’un LTRO
III sans attendre, au cas où les objectifs des deux premiers ne
sont pas atteints, en particulier s’il n’est pas
enregistré d’accroissement significatif des crédits aux
entreprises. En dépit de la déclaration définitive de
Mario Draghi au Frankfurter
Allgemeine Zeitung, selon laquelle il n’en était pas question,
même si la situation des banques devait à nouveau se
détériorer a-t-il ajouté de manière restrictive.
C’est ce que souligne par exemple But Jürgen Michels,
économiste pour l’Europe à Citibank. Le parallèle
avec la Fed et la Banque d’Angleterre s’impose, toutes les deux
restant sur le qui-vive, condamnées à renouveler les mesures de
quantitative easing (les achats de titres de
la dette de leur gouvernement) qu’elles ont déjà
réalisées, sans que leurs efforts de relance soient
couronnés de succès. Au mieux, elles maintiennent le navire
à flot.
Une
autre comparaison s’impose à cet égard, cette fois-ci
avec la Banque du Japon, dont les interventions de cette nature se sont
multipliées au fil des ans, sans parvenir à relancer une
économie ayant sombré dans la déflation. Un
phénomène appelé par Keynes de manière on ne peut
plus imagée la « trappe à liquidités ».
L’Europe serait en passe, si ce n’est déjà fait, de
tomber dedans également, ce qui serait la pire des issues. Car
l’exemple japonais montre que l’on n’en sort pas
nécessairement. Un chiffre impressionnant pourrait
l’accréditer : 2.750 milliards d’euros, c’est la
taille du bilan de l’Eurosystème, qui
dépasse ainsi de loin celui de la Fed.
Jens
Weidmann, le président de la Bundesbank,
vient à ce sujet d’adresser une lettre à Mario Draghi, que le Frankfurter
Allgemeine Zeitung (ZAG) a rendue publique. Il s’inquiète de la
taille des créances au sein de ce qui est appelé « Target
2 » (Trans-European
Automated Real-time Gross settlement
Express Transfer system), le système de règlement interne
à l’Eurosystème dont font
partie les banques centrales nationales (BCN) et la BCE, ainsi que de
l’éventualité que certaines BCN ne puissent pas faire
face à leurs engagements. En réalité, il proteste contre
les conséquences de l’acceptation par celles-ci de
collatéral de médiocre qualité, qui a pour
conséquence finale de concentrer dans les comptes de la Bundesbank 500
milliards d’euros d’engagements. Il demande le retour aux
critères précédents, ce qui aurait comme effet pratique
d’empêcher tout LTRO III.
Sur
ce même sujet, il n’est pas sans intérêt de noter la
suggestion de Hans-Werner Sinn, le président de l’IFO,
l’Institut de recherche économique allemand. Il propose que
l’Eurosystème finance ses
créances et rééquilibre les comptes entre ses
composantes en émettant des covered
bonds (obligations sécurisées) garanties par les actifs
détenus. Une très belle illustration d’un système
de recyclage des dettes risquées et du financement des anciennes par
de nouvelles (les financiers ont décidément inventé le
mouvement perpétuel…).
Standard
& Poor’s, après Fitch, a analysé que les injections de
liquidité de la BCE ne règlent pas les problèmes
structurels du système bancaire européen, risquant donc –
si l’on traduit les propos de l’agence de notation –
d’être un coup d’épée dans l’eau. Ce
que remarque aussi Michael Kemmer, de
l’association des banques commerciales allemandes, qui souligne que
« les LTRO ne peuvent remplacer un marché interbancaire qui
fonctionne », s’appuyant sur le fait que les banques ont
déposé à la BCE tous les soirs entre 450 et 500
milliards d’euros à la suite de la première
opération de prêts massifs, signe de la disparition persistante
de la confiance entre elles – leurs craintes maintenues sur leur
solvabilité réciproque, pour parler clair – en
dépit de l’action de la BCE.
Une
telle avalanche d’interrogations en dit long sur la profondeur de la
crise du système bancaire, que l’on avait voulu faire oublier en
réduisant la crise européenne à celle de
l’endettement public. À propos de celui-ci, des discussions
ardues vont se poursuivre, non pas pour dégager les ressources
d’une aide financière massive, sur le modèle de celle qui
est attribuée aux banques, mais pour dresser un pare-feu
suffisamment dissuasif pour ne pas avoir à l’utiliser. Aux
dernières nouvelles, les Allemands seraient prêts à faire
un geste, devant l’aimable et unanime insistance de leurs
collègues du G20.
Une
autre vision absurde nous est offerte par ce second volet de la crise
européenne, comme l’évolution rapide de la situation
espagnole le laisse déjà pressentir.
Billet rédigé par
François Leclerc
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