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Nombreux sont
les ouvrages sérieux sur le libéralisme. Le risque est,
toutefois, de présenter cette idéologie selon ses propres
valeurs. Car ne nous y trompons pas : le libéralisme est une
véritable « auberge espagnole »,
réunissant divers courants, souvent rivaux. Il y a ainsi un monde
entre les « sociaux-libéraux » et les libertariens anarcho-capitalistes.
Le social-libéralisme prône une conciliation entre les principes
de liberté et d’égalité matérielle,
estimant que des régulations économiques sont
nécessaires. Les tenants de ce courant défendent ainsi
l’idée de justice sociale. De leur côté, les anarcho-capitalistes
militent pour la disparition pure et simple de l’État.
Par ailleurs,
on note aussi un autre schisme transversal entre les membres de la famille
libérale : certains sont très conservateurs et,
d’autres, beaucoup plus progressistes. Et, contrairement à ce
qu’on pourrait penser, les conservateurs sont très
présents au sein du courant libertarien :
la doctrine paléo-libertarienne – qui
prône un conservatisme radical en matière sociétale
– est particulièrement en vogue depuis la médiatisation
des campagnes présidentielles de Ron Paul. Il y a aussi des libertariens progressistes dont une des figures de proue
contemporaines pourrait être cet auteur américain, Jacob M.
Appel, qui plaide pour l’euthanasie active. Ces libertariens-ci
sont légion au « Libertarian
Party » américain.
Il est donc
extrêmement compliqué d’écrire un ouvrage exhaustif
sur le libéralisme, tant les courants internes y sont nombreux. La
philosophe, Catherine Audard, s’est pourtant
risqué à le faire, via un livre intitulé Qu’est-ce que le
libéralisme ? Et le moins que l’on puisse dire est que,
malheureusement, le résultat n’est pas satisfaisant. Tout
d’abord – et c’est plutôt curieux venant d’une
Française – la tradition libérale hexagonale est quelque
peu éludée puisqu’Audard ne fit
jamais mention d’auteurs tels que Boisguilbert, Quesnay, Dupont de
Nemours, Condillac, Guyot… Pourtant, l’apport d’un
Condillac – pour ne citer que lui – fut déterminant dans
la formation de la doctrine libérale classique, ce dernier insistant
sur le fait que l’État se devait de n’être
qu’un acteur sans privilèges et impartial.
Par ailleurs,
Turgot et Rueff ne font pas l’objet d’un meilleur
traitement : c’est oublier le combat louable du premier dans la
consécration pratique de la liberté du commerce et de
l’industrie en France, au XVIIIe siècle. Et que dire
de l’apport intellectuel du second : certains principes
qu’il défendit, comme l’étalon-or,
mériteraient application en ces temps de désordre
monétaire.
Malheureusement,
l’auteur ne limite pas ses « oublis » aux
libéraux français. Certains penseurs de choix connaissent même
dédain : c’est le cas de Piero Gobetti.
Il est vrai que ce dernier est mort des suites d’une sauvage agression
au jeune âge de 24 ans. Mais son combat intellectuel contre le
régime de Mussolini aurait mérité un certain hommage,
surtout dans un pays où les idéologies extrémistes
ont souvent eu l’occasion de triompher.
Puis, dans un
livre inhérent au libéralisme, le seul Polanyi cité sera
Karl, l’historien socialiste et non son frère, Michael, le
chimiste libéral…
Si Audard a omis ces penseurs susvisés (la liste
n’est d’ailleurs pas exhaustive), c’est pour faire la part
belle à Ronald Dworkin, Thomas Hill Green,
Charles Taylor ou encore Karl Marx.
Dworkin est, à sa manière,
effectivement un libéral. Mais sa volonté de reconstruire la
doctrine libérale en s’appuyant aussi intensément sur le principe
d’égalité (voir son livre, Une question de principe) le rapprochera finalement plus du
constructivisme que de son idéologie d’appartenance.
De son
côté, le « libéral », Thomas Hill
Green, était un pourfendeur de la liberté des contrats à
tous crins. Il estimait que les déséquilibres contractuels
devaient être corrigés. C’est oublier qu’en droit
anglais, la volonté des parties à un contrat n’a, de
toute façon, jamais été souveraine. Hélas,
l’influence de Green sur le droit, en général, a
été forte. En France, le droit de la consommation, par exemple,
s’en inspire et se développe continuellement depuis les
années 1970 et, de par ses principes, il déroge fortement au
droit civil classique.
Charles Taylor
est, sans aucun doute, un des penseurs modernes les plus stimulants,
intellectuellement. Sa critique de l’« atomisme
libéral » vaut le détour, tant il est vrai que
certains libéraux prônent, consciemment ou pas, une
société dans laquelle l’individu serait débarrassé
de toute « chaîne sociale ». Toutefois, une fois
de plus, aussi intéressante soit son œuvre, il est discutable de
voir figurer dans un ouvrage sur le libéralisme un tel auteur.
Enfin, il est
inutile de commenter la place occupée par Karl Marx dans
l’ouvrage Qu’est-ce que le
libéralisme ?.
Il est regrettable que la pensée de Dupont de Nemours, de Condillac et
de tant d’autres soit sacrifiée à son profit.
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