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Je
pense sincèrement que l’hostilité à
l’égard du libéralisme tient au fond à deux
choses. Elle tient pour une part
à la confusion entre la société qu’envisagent les
libéraux et celle dans laquelle nous vivons. Elle tient aussi à
des objections qui, si elles étaient valides, remettraient
effectivement le libéralisme bien compris en question. Nous
montrerons, par l’analyse de quelques exemples, que ces critiques apparemment
« évidentes » cachent en fait des défauts
de raisonnement.
Dans
cette série, il paraît logique de commencer par la critique qui
semble la plus générale, qui est aussi l’une des plus
courantes, et qui s’en prend au cœur même du
libéralisme économique, à savoir les critiques à
propos du « pouvoir de l’argent. »
Comme
toutes les expressions populaires, celle-ci regroupe en fait une
diversité d’objections, sans véritablement
préciser lesquelles, ni en clarifier aucune
ou expliciter leurs rapports entre elles. N’empêche, la formule
« parle, » fut-ce à l’imagination.
Une
premier sens pourrait être l’idée que, dans une
société libérale, tout s’achète et se vend,
les paquets de couches comme les bébés, les boites
d’aspirine comme les organes ou le sang, et que c’est un mal
parce que tout autre forme de valeur disparaît.
Un
deuxième sens pourrait être l’idée que, dans une
société libérale, les hommes (y compris les femmes et
les enfants) ne sont pas seulement prêts à tout pour de
l’argent, mais ne recherchent que cela, c’est-à-dire
n’agissent jamais que de manière calculatrice et
intéressée.
Mais
la signification véritable de cette expression semble plutôt
lier les deux sens décrits ci-dessus : plus l’argent donne
de pouvoir, plus il est recherché; et plus il est recherché,
plus il a de pouvoir… Il y a là l’idée d’un
cercle d’autant plus vicieux qu’il est au fond absurde
(c’est-à-dire sans raison), et surtout néfaste car la
conséquence en serait l’émergence d’une richesse
synonyme de pouvoir sans limite, et d’une pauvreté synonyme de
total dénuement.
Reprenons
maintenant cette expression « pouvoir de
l’argent » et essayons de passer de l’émotion
(indignation) qu’elle traduit à une véritable
réflexion.
La
première idée critique le fait que tout puisse s’acheter et se
vendre. Et c’est effectivement là une fonction essentielle de la
monnaie que d’être un « pouvoir d’achat
généralisé », selon l’expression de
l’économiste Pascal Salin, c’est-à-dire une marchandise
universellement acceptée en paiement. Elle est donc susceptible
d’être échangée, auprès de n’importe
qui, contre n’importe quoi, ou du moins tout ce qui est à
vendre.
Une
première question à poser, ici, serait : y a-t-il
là quelque chose de mal ? Cela reviendrait à se demander
si les individus doivent être libres de faire les échanges
qu’ils désirent, sachant que ceux-ci leur sont
nécessairement réciproquement profitables (sans quoi ils ne les
feraient pas). Je n’entre pas dans ces considérations, parce
qu’elles posent des problèmes éthiques, alors que je
souhaite ici me limiter à des considérations purement logiques.
De telles interrogations seraient, par exemple : doit-on avoir le droit
de se prostituer ? ou encore de vendre son sang ?
Ces
questions, bien qu’importantes en elles-mêmes, ne
m’intéressent pas ici, car mon argument est au contraire que,
même si tout pouvait se monnayer dans une société
libérale (« tout » signifiant ici : tout ce
dont une personne est légitimement propriétaire, conformément
aux principes du libéralisme), la louange ou le blâme n’en
reviendrait pas particulièrement à
« l’argent », mais à n’importe quel
moyen permettant de tels échanges. Ainsi, ce n’est pas parce
qu’il existe des billets de banque que les hommes peuvent virtuellement
tout vendre et acheter, mais parce que les hommes cherchent à
échanger toutes sortes de choses que la
« monnaie » apparaît. Dans une
société où les grains de café seraient le moyen
de paiement le plus courant, il faudrait alors se lamenter à propos du
« pouvoir du café. » Dans une
société où les coquillages rempliraient cette fonction,
il faudrait déplorer « le pouvoir des
coquillages. »
Dans
tous les cas, ce que l’on critiquerait, ce serait la tendance des
hommes à échanger les uns avec les autres. Mais une telle
objection ne saurait être adressé
à « l’argent » (aux pièces,
billets, et autres comptes en banque) en particulier.
D’ailleurs,
la monnaie n’est certainement pas le seul moyen d’échange
qui soit. De tels moyens sont, d’une manière
générale, tout ce qui diminue les coûts de transaction,
c’est-à-dire rend moins coûteux aux individus de se
rencontrer pour se satisfaire réciproquement. En ce sens, on devrait
logiquement détester « le pouvoir des
ponts », ainsi que « le pouvoir des bateaux »,
toutes choses qui n’existent que parce que les hommes désirent
échanger.
J’ajoute,
pour finir sur ce point, qu’il n’est certainement pas vrai non
plus qu’une société libérale tende à
réduire toute chose à sa valeur d’échange et place
« l’argent » au-dessus de tout. D’une part,
comme l’expliquait Rothbard, la loi de valeur
marginale décroissante fait que, plus une société
s’enrichit économiquement, plus elle donne de valeur aux biens non-marchands. L’écologie est ainsi une
préoccupation dont l’importance pour diverses
sociétés est clairement liée à leur niveau de
prospérité. Idem pour la culture.
D’autre
part, il est en fait idiot de prétendre qu’un libéralisme
débridé placerait l’argent au-dessus de tout,
l’argent étant une monnaie, et n’ayant donc de valeur (de
« pouvoir d’achat) qu’en raison de ce qu’il
permet de se procurer.
Ceci
m’amène au deuxième point, la critique selon laquelle les
membres d’une société libérale ne
seraient motivés que par les gains monétaires.
L’argent ne permettant finalement rien en soi, sinon se procurer autre
chose en échange, il est clair que personne n’est jamais
motivé par l’argent seulement. Même un être bizarre
ayant pour seul but de gonfler son compte en banque viserait en fait une
autre fin, comme celle de constater sa propre valeur, par exemple.
Maintenant,
si l’on remplace « l’argent » par ce
qu’il permet de se procurer, il est clair que l’expression
« pouvoir de l’argent » devient un peu ridicule.
Qui ira déplorer « le pouvoir des jeans, des yaourts et des
places de ciné », si c’est là ce que
l’on désire se procurer ?
Et
si l’on critiquait « le pouvoir des voitures de sport
», ou des choses de ce genre, on critiquerait alors un certain
matérialisme vulgaire, mais rien qui ait directement rapport avec
« l’argent », car celui-ci est, en
lui-même, neutre quant à ce que l’on désire acheter
avec.
Jusqu’ici,
la critique du « pouvoir de l’argent » revient
donc en fait à s’émouvoir du fait qu’une
société libérale puisse laisser les individus vivre
leurs propres vies et interagir comme ils l’entendent, ce qui est
effectivement son but. Le fond de la critique consiste donc à dire
que les hommes ne sont pas comme
il faut, et qu’il reviendrait à une autorité de les
remodeler… en accord avec les propres opinions de celui qui émet
l’objection en question.
Là
encore, de nombreuses questions se posent, qui ne seront pas abordées ici. Par
exemple : comment sélectionner les
« bonnes » vues ? Et, à imaginer qu’on le
puisse, de quel droit les imposer à autrui ? Peut-on légitimement
interdire à autrui de se prostituer ou de vendre son sang, pour
reprendre ces exemples, même dans le cas où il est assuré
qu’il le fait librement, simplement parce que l’on juge cela mal
et que l’on ne le ferait jamais soi-même ?
Un
autre problème encore serait de s’assurer que les gouvernants ne
sont pas eux-mêmes « vicieux. » Cela nous
amène au second aspect de
la critique du « pouvoir de l’argent » : les
inégalités qui en résultent.
Tout
comme précédemment, « l’argent »
n’est pas essentiellement en cause, ici. N’importe quelle autre
forme de lien social pourrait avoir la même conséquence, et
cette forme particulière qu’est l’argent, ou plutôt
l’échange marchand, n’implique pas en elle-même une
telle conséquence.
Par
« lien social » j’entends ici la manière
dont s’organisent les interactions entre les membres de la
société. Par exemple : Qui rend quels services, à
qui, et en échange de quoi ? Et s’il est besoin d’une
telle organisation, synonyme de sélection, c’est parce que
toutes les positions ne peuvent pas être de valeur égale au sein
d’un tel système. Si chacun pouvait faire tout ce qu’il
désire et tous vivre dans l’abondance, un peu comme dans
l’idéal communiste de Marx, alors le problème ne se
poserait pas : il n’y aurait aucune sélection à
opérer, et il n’y aurait besoin ni d’argent, ni de
gouvernement. Mais, comme tel n’est pas le cas, un processus doit
émerger. Celui que l’on critique sous le nom de « pouvoir
de l’argent » est en fait celui de la libre-concurrence, par
opposition à la planification ou « l’action
publique. »
Maintenant,
rien ne permet d’affirmer qu’une société qui
dépendrait principalement de l’action publique serait moins
inégalitaire ou plus juste qu’une économie de
marché. On peut raisonnablement estimer qu’elle serait
globalement bien moins riche. On a malheureusement tendance à
confondre les deux. Ainsi, les peuples des anciens pays communistes
partageaient en gros la même misère. Reste que les pratiques du
Parti, des polices et des syndicats étaient source de très
fortes inégalités et injustices.
Ne
sait-on pas que les hommes de pouvoir sont tout aussi avides que les hommes
d’affaires, et que les systèmes publics sont bien plus
viciés que les marchés ? Emplois fictifs pour les fils et
filles du réseau, retraites avant l’heure pour tel groupe
privilégié, subventions de complaisance pour tel autre…
Qu’en serait-il si l’action publique était
généralisée ?
En
fait, le « pouvoir de l’argent » ne permet pas
seulement une plus grande prospérité : il permet aussi une
fluidité sociale bien plus grande, et met les capacités
individuelles au service de l’intérêt collectif. Non,
l’ex URSS, n’était pas une société
mobile ; pas plus que Cuba aujourd’hui. Oui, l’ascension
sociale des masses a commencé en Chine avec l’ouverture
économique.
En
outre, la libre-concurrence n’implique pas, en elle-même,
d’inégalité. Le paysage social qui en résulte
n’est, en effet, ni centralement planifié, ni décentralisé à
outrance. Il résulte des multiples décisions quotidiennes de
chaque membre de la société. Seconde après seconde,
chacun aide à décider des profits des entreprises, de leurs
capacités d’embauche ou des restructurations à
opérer, etc. Ce processus quotidien n’a évidemment rien
de comparable à un vote tous les
5 ans au milieu de dizaines de millions d’autres votants.
Ce
n’est pas le « pouvoir de l’argent » qui
crée les inégalités, mais l’emploi que les gens
font de leur argent, leurs décisions en matière de
consommation. De même, les inégalités économiques
dont il est question ici, ne fixent pas la répartition des richesses, elle élit seulement
ceux qui sont en droit d’en décider, ou plutôt assigne
à chacun un poids relatif en la matière, son pouvoir
d’achat. Bien entendu, chacun reste alors libre de le destiner à
sa propre satisfaction, celle de ses proches, ou bien du reste de
l’humanité.
Enfin,
il faut bien finir par dire que l’idée de « pouvoir
de l’argent » est en elle-même problématique,
surtout lorsqu’on la compare à celle de « pouvoir de
l’État, » par exemple. Les gouvernants, et ceux dont
ils servent les intérêts, exercent bel et bien un
« pouvoir », c’est-à-dire un instrument
permettant de contraindre autrui à agir contre sa préférence.
Tel n’est pas le cas de l’argent, qui n’a par
définition aucun « pouvoir », sinon celui
d’être échangé de manière
réciproquement profitable avec quelqu’un d’autre.
On
ne doit contraindre autrui à agir d’une certaine façon,
c’est-à-dire exercer sur lui un pouvoir, que s’il dispose
d’une autre option qu’il préférerait suivre. Au
contraire, on ne peut échanger avec lui qu’en lui proposant une
option meilleure que toutes celles qui s’offrent effectivement à
lui.
En
ce sens, le véritable « pouvoir » de
l’argent est qu’il permet la coordination la plus efficace et la
moins injuste possible entre les divers membres d’une
société, et cela sans recours à la contrainte.
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