Illogismes : Le « pouvoir de l’argent »

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From the Archives : Originally published June 12th, 2012
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Je pense sincèrement que l’hostilité à l’égard du libéralisme tient au fond à deux choses.  Elle tient pour une part à la confusion entre la société qu’envisagent les libéraux et celle dans laquelle nous vivons. Elle tient aussi à des objections qui, si elles étaient valides, remettraient effectivement le libéralisme bien compris en question. Nous montrerons, par l’analyse de quelques exemples, que ces critiques  apparemment « évidentes » cachent en fait des défauts de raisonnement.


Dans cette série, il paraît logique de commencer par la critique qui semble la plus générale, qui est aussi l’une des plus courantes, et qui s’en prend au cœur même du libéralisme économique, à savoir les critiques à propos du « pouvoir de l’argent. »


Comme toutes les expressions populaires, celle-ci regroupe en fait une diversité d’objections, sans véritablement préciser lesquelles, ni en clarifier aucune ou expliciter leurs rapports entre elles. N’empêche, la formule « parle, » fut-ce à l’imagination.


Une premier sens pourrait être l’idée que, dans une société libérale, tout s’achète et se vend, les paquets de couches comme les bébés, les boites d’aspirine comme les organes ou le sang, et que c’est un mal parce que tout autre forme de valeur disparaît.


Un deuxième sens pourrait être l’idée que, dans une société libérale, les hommes (y compris les femmes et les enfants) ne sont pas seulement prêts à tout pour de l’argent, mais ne recherchent que cela, c’est-à-dire n’agissent jamais que de manière calculatrice et intéressée.


Mais la signification véritable de cette expression semble plutôt lier les deux sens décrits ci-dessus : plus l’argent donne de pouvoir, plus il est recherché; et plus il est recherché, plus il a de pouvoir… Il y a là l’idée d’un cercle d’autant plus vicieux qu’il est au fond absurde (c’est-à-dire sans raison), et surtout néfaste car la conséquence en serait l’émergence d’une richesse synonyme de pouvoir sans limite, et d’une pauvreté synonyme de total dénuement.


Reprenons maintenant cette expression « pouvoir de l’argent » et essayons de passer de l’émotion (indignation) qu’elle traduit à une véritable réflexion.


La première idée critique le fait que  tout puisse s’acheter et se vendre. Et c’est effectivement là une fonction essentielle de la monnaie que d’être un « pouvoir d’achat généralisé », selon l’expression de l’économiste Pascal Salin, c’est-à-dire une marchandise universellement acceptée en paiement. Elle est donc susceptible d’être échangée, auprès de n’importe qui, contre n’importe quoi, ou du moins tout ce qui est à vendre.


Une première question à poser, ici, serait : y a-t-il là quelque chose de mal ? Cela reviendrait à se demander si les individus doivent être libres de faire les échanges qu’ils désirent, sachant que ceux-ci leur sont nécessairement réciproquement profitables (sans quoi ils ne les feraient pas). Je n’entre pas dans ces considérations, parce qu’elles posent des problèmes éthiques, alors que je souhaite ici me limiter à des considérations purement logiques. De telles interrogations seraient, par exemple : doit-on avoir le droit de se prostituer ? ou encore de vendre son sang ?


Ces questions, bien qu’importantes en elles-mêmes, ne m’intéressent pas ici, car mon argument est au contraire que, même si tout pouvait se monnayer dans une société libérale (« tout » signifiant ici : tout ce dont une personne est légitimement propriétaire, conformément aux principes du libéralisme), la louange ou le blâme n’en reviendrait pas particulièrement à « l’argent », mais à n’importe quel moyen permettant de tels échanges. Ainsi, ce n’est pas parce qu’il existe des billets de banque que les hommes peuvent virtuellement tout vendre et acheter, mais parce que les hommes cherchent à échanger toutes sortes de choses que la « monnaie » apparaît. Dans une société où les grains de café seraient le moyen de paiement le plus courant, il faudrait alors se lamenter à propos du « pouvoir du café. » Dans une société où les coquillages rempliraient cette fonction, il faudrait déplorer « le pouvoir des coquillages. »


Dans tous les cas, ce que l’on critiquerait, ce serait la tendance des hommes à échanger les uns avec les autres. Mais une telle objection ne saurait être adressé à « l’argent » (aux pièces, billets, et autres comptes en banque) en particulier.


D’ailleurs, la monnaie n’est certainement pas le seul moyen d’échange qui soit. De tels moyens sont, d’une manière générale, tout ce qui diminue les coûts de transaction, c’est-à-dire rend moins coûteux aux individus de se rencontrer pour se satisfaire réciproquement. En ce sens, on devrait logiquement détester « le pouvoir des ponts », ainsi que « le pouvoir des bateaux », toutes choses qui n’existent que parce que les hommes désirent échanger.


J’ajoute, pour finir sur ce point, qu’il n’est certainement pas vrai non plus qu’une société libérale tende à réduire toute chose à sa valeur d’échange et place « l’argent » au-dessus de tout. D’une part, comme l’expliquait Rothbard, la loi de valeur marginale décroissante fait que, plus une société s’enrichit économiquement, plus elle donne de valeur aux biens non-marchands. L’écologie est ainsi une préoccupation dont l’importance pour diverses sociétés est clairement liée à leur niveau de prospérité. Idem pour la culture.


D’autre part, il est en fait idiot de prétendre qu’un libéralisme débridé placerait l’argent au-dessus de tout, l’argent étant une monnaie, et n’ayant donc de valeur (de « pouvoir d’achat) qu’en raison de ce qu’il permet de se procurer.


Ceci m’amène au deuxième point, la critique selon laquelle les membres d’une société libérale ne seraient motivés que par les gains monétaires. L’argent ne permettant finalement rien en soi, sinon se procurer autre chose en échange, il est clair que personne n’est jamais motivé par l’argent seulement. Même un être bizarre ayant pour seul but de gonfler son compte en banque viserait en fait une autre fin, comme celle de constater sa propre valeur, par exemple.


Maintenant, si l’on remplace « l’argent » par ce qu’il permet de se procurer, il est clair que l’expression « pouvoir de l’argent » devient un peu ridicule. Qui ira déplorer « le pouvoir des jeans, des yaourts et des places de ciné », si c’est là ce que l’on désire se procurer ?

Et si l’on critiquait « le pouvoir des voitures de sport », ou des choses de ce genre, on critiquerait alors un certain matérialisme vulgaire, mais rien qui ait directement rapport avec « l’argent », car celui-ci est, en lui-même, neutre quant à ce que l’on désire acheter avec.


Jusqu’ici, la critique du « pouvoir de l’argent » revient donc en fait à s’émouvoir du fait qu’une société libérale puisse laisser les individus vivre leurs propres vies et interagir comme ils l’entendent, ce qui est effectivement son but. Le fond de la critique consiste donc à dire que  les hommes ne sont pas comme il faut, et qu’il reviendrait à une autorité de les remodeler… en accord avec les propres opinions de celui qui émet l’objection en question.


Là encore, de nombreuses questions se posent, qui ne seront pas  abordées ici. Par exemple : comment sélectionner les « bonnes » vues ? Et, à imaginer qu’on le puisse, de quel droit les imposer à autrui ? Peut-on légitimement interdire à autrui de se prostituer ou de vendre son sang, pour reprendre ces exemples, même dans le cas où il est assuré qu’il le fait librement, simplement parce que l’on juge cela mal et que l’on ne le ferait jamais soi-même ?


Un autre problème encore serait de s’assurer que les gouvernants ne sont pas eux-mêmes « vicieux. » Cela nous amène  au second aspect de la critique du « pouvoir de l’argent » : les inégalités qui en résultent.


Tout comme précédemment, « l’argent » n’est pas essentiellement en cause, ici. N’importe quelle autre forme de lien social pourrait avoir la même conséquence, et cette forme particulière qu’est l’argent, ou plutôt l’échange marchand, n’implique pas en elle-même une telle conséquence.


Par « lien social » j’entends ici la manière dont s’organisent les interactions entre les membres de la société. Par exemple : Qui rend quels services, à qui, et en échange de quoi ? Et s’il est besoin d’une telle organisation, synonyme de sélection, c’est parce que toutes les positions ne peuvent pas être de valeur égale au sein d’un tel système. Si chacun pouvait faire tout ce qu’il désire et tous vivre dans l’abondance, un peu comme dans l’idéal communiste de Marx, alors le problème ne se poserait pas : il n’y aurait aucune sélection à opérer, et il n’y aurait besoin ni d’argent, ni de gouvernement. Mais, comme tel n’est pas le cas, un processus doit émerger. Celui que l’on critique sous le nom de « pouvoir de l’argent » est en fait celui de la libre-concurrence, par opposition à la planification ou « l’action publique. »


Maintenant, rien ne permet d’affirmer qu’une société qui dépendrait principalement de l’action publique serait moins inégalitaire ou plus juste qu’une économie de marché. On peut raisonnablement estimer qu’elle serait globalement bien moins riche. On a malheureusement tendance à confondre les deux. Ainsi, les peuples des anciens pays communistes partageaient en gros la même misère. Reste que les pratiques du Parti, des polices et des syndicats étaient source de très fortes inégalités et injustices. 


Ne sait-on pas que les hommes de pouvoir sont tout aussi avides que les hommes d’affaires, et que les systèmes publics sont bien plus viciés que les marchés ? Emplois fictifs pour les fils et filles du réseau, retraites avant l’heure pour tel groupe privilégié, subventions de complaisance pour tel autre… Qu’en serait-il si l’action publique était généralisée ?


En fait, le « pouvoir de l’argent » ne permet pas seulement une plus grande prospérité : il permet aussi une fluidité sociale bien plus grande, et met les capacités individuelles au service de l’intérêt collectif. Non, l’ex URSS, n’était pas une société mobile ; pas plus que Cuba aujourd’hui. Oui, l’ascension sociale des masses a commencé en Chine avec l’ouverture économique.


En outre, la libre-concurrence n’implique pas, en elle-même, d’inégalité. Le paysage social qui en résulte n’est, en effet, ni centralement planifié, ni  décentralisé à outrance. Il résulte des multiples décisions quotidiennes de chaque membre de la société. Seconde après seconde, chacun aide à décider des profits des entreprises, de leurs capacités d’embauche ou des restructurations à opérer, etc. Ce processus quotidien n’a évidemment rien de comparable à un vote tous les  5 ans au milieu de dizaines de millions d’autres votants.


Ce n’est pas le « pouvoir de l’argent » qui crée les inégalités, mais l’emploi que les gens font de leur argent, leurs décisions en matière de consommation. De même, les inégalités économiques dont il est question ici, ne fixent pas la répartition des  richesses, elle élit seulement ceux qui sont en droit d’en décider, ou plutôt assigne à chacun un poids relatif en la matière, son pouvoir d’achat. Bien entendu, chacun reste alors libre de le destiner à sa propre satisfaction, celle de ses proches, ou bien du reste de l’humanité.


Enfin, il faut bien finir par dire que l’idée de « pouvoir de l’argent » est en elle-même problématique, surtout lorsqu’on la compare à celle de « pouvoir de l’État, » par exemple. Les gouvernants, et ceux dont ils servent les intérêts, exercent bel et bien un « pouvoir », c’est-à-dire un instrument permettant de contraindre autrui à agir contre sa préférence. Tel n’est pas le cas de l’argent, qui n’a par définition aucun « pouvoir », sinon celui d’être échangé de manière réciproquement profitable avec quelqu’un d’autre.


On ne doit contraindre autrui à agir d’une certaine façon, c’est-à-dire exercer sur lui un pouvoir, que s’il dispose d’une autre option qu’il préférerait suivre. Au contraire, on ne peut échanger avec lui qu’en lui proposant une option meilleure que toutes celles qui s’offrent effectivement à lui.


En ce sens, le véritable « pouvoir » de l’argent est qu’il permet la coordination la plus efficace et la moins injuste possible entre les divers membres d’une société, et cela sans recours à la contrainte.


 

 

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Jérémie Rostan enseigne la philosophie et l'économie à San Francisco. Il est l'auteur, en plus de nombreux articles pour mises.org et le quebecois libre, de guides de lecture aux travaux de Condillac et de Carl Menger, ainsi que d'un ouvrage , Le Capitalisme et sa Philosophie, et de la preface a la reedition de l'ethique de la liberte de Rothbard (Belles Lettres)
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Puisque nous nous situons dans le cadre d'une réflexion philosophique concernant le libéralisme... pourquoi la philosophie n'a-t-elle jamais envisagé une société qui fonctionne sur le don de soi, un peu à l'instar de ce que font les fourmis ?

Chacun fait son job et se spécialise d'après ses qualités et ses attirances innées ? Un peu à l'instar du fonctionnement de la société aborigène telle que décrite dans "Message des hommes vrais au monde mutant".

Pourquoi tout le monde trouve-t-il un tel mode de fonctionnement utopique, alors que le libéralisme, le socialisme, le communisme, l'anarchisme, etc. ne sont pas vus comme "utopique" ?

Moi, lorsque je fabrique un meuble en carton (ce qui prend une semaine de boulot quand même), ça me fait bien plus plaisir de l'offrir à une petite fille qui est tombée folle amoureuse de ce dernier, plutôt que de le faire payer bien cher à ses parents.

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Alors, Jérémie, on quitte la polémique pour l'amphigourique, dans la défense mordicus du libéralisme ?
Mouaif...

L'amphigourique, à n'en point douter, suscitera moins de tollés.

Mais bon...
Pas plus convaincant pour autant...

On ne se fait pas l'avocat du diable sans avoir, à un moment ou à un autre, de mauvais arguments :
là, on ne peut pas dire que ça brille de mille feux...

Tu as oublié de boire la petite gnôle à pépé pour te booster les neurones ?
Ah la la !... Jérémie !

signé... papy (évidemment !)




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Pour une fois que je rejoins partiellement "pépin" sur un raisonnement...

En effet l'article ici m'a plus rappelé des cours de philo que des bases élémentaires d'économie.

Allez discuter aussi longuement sur l'expression "le pouvoir de l'argent", pour au final ne rien sortir d'intéressant, c'est bien de la philo.

Alors demain c'est quoi ? "ça vaut de l'or" Cette vieille expression a-t-elle un sens, est-ce un vestige du passé, une réalité ou une absurdité ?
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Erratum : au lieu de lire "Allez discuter", lire "Aller discuter" ^^
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Puisque nous nous situons dans le cadre d'une réflexion philosophique concernant le libéralisme... pourquoi la philosophie n'a-t-elle jamais envisagé une société qui fonctionne sur le don de soi, un peu à l'instar de ce que font les fourmis ? Chacun fai  Read more
Lolo27 - 6/12/2012 at 7:36 PM GMT
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