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En
octobre 2010, j’ai lu les compte-rendu
d’audience du procès de Jérôme Kerviel.
Quand ce fut terminé, mon opinion était faite quant au verdict
qui serait prononcé : non-lieu. Pour moi, ça ne faisait pas un
pli.
Il
y a des choses sur lesquelles mon jugement est bon, mais là,
j’étais à côté de la plaque, et pas
qu’un petit peu : cinq ans de prison dont trois ans ferme, plus
l’obligation de payer la somme de 4,9 milliards d’euros de
dommages et intérêts à la Société
générale.
Je
fais pareil en ce moment, et je me dis une fois de plus : « Non-lieu,
sans aucun doute ! » mais, chat échaudé craignant
l’eau froide, je me souviens très à propos de mon erreur
monumentale de la fois dernière, et je m’interroge : que
s’était-il vraiment passé lors du premier procès ?
Deux
hypothèses sont envisageables : 1) « justice de classe »,
2) malentendu absolu.
L’hypothèse
la plus tentante est évidemment la première, celle qu’on
pourrait appeller : « oligarchie et compagnie
». D’abord, elle est attestée tout au long de
l’histoire, Lafontaine en parle déjà éloquemment :
« Selon que vous soyez puissant ou misérable, Les jugements de
cour vous rendront blanc ou noir ». On la trouve exprimée
ailleurs aussi, et parmi les plus durs de ce point de vue, Adam Smith –
qui n’était pas le libertarien que
nous amis ultralibéraux imaginent, et dont j’avais
résumé l’opinion dans Le prix (2010 : 43), de la
manière suivante : « … chacune de ces conditions obtient
que l’édifice législatif, judiciaire et policier
identifie ses objectifs administratifs propres avec la défense des
intérêts de cette condition en tant que condition ».
La
seconde hypothèse, celle du malentendu absolu est a priori beaucoup
moins plausible : comment se ferait-il que ce qui me paraît à
moi clair comme de l’eau de roche, serait parfaitement
incompréhensible à des juges ? Mon premier réflexe est
de me dire que cette seconde hypothèse est tout à fait invraisemblable,
mais après un moment de réflexion, je me dis : « Et la
culture ? ». Et s’il fallait être familier des usages et de
l’ambiance des salles de marché pour comprendre ce que raconte Kerviel et les témoins qui défilent
à la barre, à sa charge ou à sa décharge ?
Et
là, l’exercice auquel je suis obligé de me forcer,
c’est m’assigner une tâche particulièrement ardue :
« Et si tu entendais tout cela dans la période qui a
précédé ton expérience de la finance ?
Qu’est-ce que tu y comprendrais ? »
L’exercice
est bien entendu quasiment impossible, mais je le tente quand même, et
j’aboutis à la conclusion que les salles de marché, le
mélange de liberté et de contrainte qui y règne, le
pragmatisme envers la règle à ignorer ou à observer,
déterminé par l’argent qu’on gagne ou que
l’on perd, l’alternance de la représentation de
soi-même comme maître du monde ou caca d’oiseau, selon
précisément que l’on vient de gagner ou que l’on
vient de perdre, la précarité du Capitole aujourd’hui, et
de la roche Tarpéienne demain, ce sont des choses qu’on ne
rencontre après tout que dans ces fameuses salles de marché et,
si on ne les a pas fréquentées, on n’y comprend pas
nécessairement grand-chose.
Alors,
justice de classe, ou authentique incompréhension ? Probablement les
deux, mon Commandant !
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