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La
dernière proposition émise par la ministre française
Najat Vallaud-Belkacem à propos de la
prohibition de la prostitution met en lumière une évolution
inquiétante de notre société : une foi aveugle en
la pensée magique. Si nous n’y prenons pas garde, les bonnes
intentions des politiciens et des média nous paveront un enfer dont
nos sociétés ne se remettront pas.
De tous temps,
des personnalités plus ou moins éclairées ont
tenté de rendre l’homme meilleur. Certains ont choisi la
persuasion : ils ont prêché la bonne parole, écrit
des livres, tenté de recruter un maximum de disciples. Parfois, leur
succès a été phénoménal. Parfois, leur
public est resté assez confidentiel. D’autres ont choisi la voie
légale. Mais pour bien l’utiliser, il convient de se rappeler
qu’elle a ses limites.
Punir la transgression
Homo homini
lupus, disaient
déjà les Romains. Afin de permettre la vie en
société, un certain nombre de lois ont vu le jour. Leur objectif
principal ? Faire en sorte que celui qui enfreint les règles de
la vie en société soit puni, et, dans le meilleur des cas, sa
victime – ou ses ayants-droit – correctement indemnisée.
Prenons par exemple le Code de Hammourabi, en vigueur dans la Babylone antique,
et un des premiers textes légaux connu. Il prévoyait que si la
maison construite par un architecte était mal conçue et
s’écroulait sur son occupant, l’architecte serait mis
à mort. Si l’occupant n’était pas tué,
l’architecte devait remplacer tous les biens détruits et
reconstruire la maison – correctement, cette fois – à ses
propres frais. Inutile de dire que les effondrements d’immeubles
étaient assez rares dans la Babylone Antique.
L’esprit des lois
Notons bien,
car c’est important, que le roi Hammourabi n’a jamais
imaginé faire disparaître totalement la
malhonnêteté ou la négligence des architectes. Il
s’est contenté de faire en sorte que ces comportements
socialement inacceptables soient sévèrement punis et les
victimes indemnisées. Cet esprit a continué pendant longtemps
à animer le travail des législateurs. Aucun parlementaire
n’a jamais imaginé, en promulguant des lois réprimant les
hold-ups, que les bandits arrêteraient tout
simplement de tenter de s’emparer du fruit du labeur des honnêtes
commerçants. Ils se sont contenter d’établir par une loi
qu’une vie en société harmonieuse requiert que personne
ne tente de dépouiller son prochain – que ce soit par la force
ou la ruse, d’ailleurs – et de punir ceux qui oseraient
transgresser cette règle.
En clair,
l’esprit des lois a longtemps cherché
à faire en sorte d’établir des règles de vie en
société et des pénalités pour qui oserait les
transgresser sans vouloir imposer le respect d’une morale.
Le désastre de la Prohibition
Malheureusement,
lorsque des impératifs moraux viennent perturber l’action du
législateur, les lois ainsi votées ont des conséquences
désastreuses pour la société. Prenez par exemple la
Prohibition aux États-Unis. Instituée en 1919 par le vote du 18ème
Amendement, puis du Volstead Act,
elle perdurera jusqu’en 1933. Il suffira de ces 14 années pour
assister à un développement sans pareil du crime
organisé aux États-Unis. La production et la distribution
d’alcool étant devenues illégales, la Mafia s’est
en effet emparée de ce juteux marché, avec les
conséquences que nous connaissons. Cette expérience
désastreuse n’aura manifestement servi de leçon à
personne, puisqu’en 1936, les États-Unis font partie des pays
signataires d’une convention sur la suppression du trafic de
stupéfiants. Aujourd’hui, le trafic de drogue est aux mains
d’organisations criminelles. Leurs activités clandestines
brassent chaque année des milliards de dollars, coûte
d’autres milliards aux contribuables, et détruit la vie de
millions de personnes à travers le monde. Et la perspective
d’éradiquer l’usage de la drogue est aujourd’hui
tout aussi chimérique, si pas plus, qu’en 1936.
Le fantasme de la pensée magique
La
différence entre ces lois et celles criminalisant le hold-up est une
question d’intention : l’objectif du législateur
n’est pas de permettre la vie en société, mais bien
d’éradiquer un comportement jugé contraire à la
morale. Mais juger un acte immoral et souhaiter sa disparition ne suffit
hélas pas à le faire disparaître. Croire qu’une loi
peut, d’un seul coup, faire disparaître un comportement qui nous
dérange relève de la pensée magique. Un peu comme le
petit enfant qui s’imagine que s’il ne marche pas sur les
jointures des pavés, son vœu sera exaucé. De telles lois
n’arrivent ainsi jamais à la fin que leurs promoteurs affirment
rechercher. Par contre, elles créent ou exacerbent d’autres
problèmes connexes. Nous avons déjà évoqué
les conséquences dommageables de la prohibition. Prenons
l’exemple du racisme, que le législateur a décidé
d’éradiquer : depuis le vote de lois sanctionnant les
propos racistes (ou antisémites, révisionnistes…), le
racisme n’a nullement diminué. Notre société est
même devenue globalement plus intolérante et communautariste
qu’avant. Logique : la tolérance ne se
décrète pas, elle est le résultat de la somme des
efforts individuels.
Le fantasme du « plus jamais
ça »
La tendance
à voter de telles lois est malheureusement croissante. Une autre cause
importante en est l’incapacité grandissante des média et
de l’opinion publique à refuser la fatalité de hasards
malencontreux. Quand un malheur arrive, ils sont nombreux aujourd’hui
à exiger une loi « pour que ça ne se reproduise
plus ». Et les politiciens, soucieux de ne pas perdre de voix, se
plient à ces exigences. Récemment, un autocar transportant des
enfants belges revenant des sports d’hiver s’est
écrasé contre un mur dans un tunnel. À l’heure
d’écrire ces lignes, la cause du sinistre n’est pas encore
connue, mais les explications avancées dans les premières
heures ont en tout cas été infirmées : le chauffeur
n’avait pas bu, le bus était bien entretenu, les temps de repos
avait été respectés (en fait, le chauffeur venait
justement de « relever » son collègue). Sans
doute ne saura-t-on jamais le fin mot de l’histoire. Distraction fatale ?
Malaise ? En attendant, de nombreuses voix se sont élevées
pour réclamer diverses mesures de sécurité qui
n’auraient plus que probablement pas empêché
l’accident. Dans de nombreux cas, hélas, ces demandes sont
à l’origine de lois mal ficelées, et qui, sous
prétexte d’éviter quelques événements peu
fréquents, prennent en otage toute une population. Prenez le
règlement européen sur la sécurisation des prises de
courant : la mort de quelques enfants auront suffi à rendre obligatoire
les prises « de sécurité » et à
interdire les autres. Résultat : dans tous les bureaux du monde
– généralement peu fréquentés par les
enfants – des employés luttent chaque jour pour enfoncer des
fiches dans des prises.
À force
de légiférer à tout crin pour créer un monde
parfait, non seulement nous nous perdons dans un fantasme irréalisable
mais surtout nous créons au passage une société absurde
et liberticide où il ne fera pas bon vivre.
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