Est-il permis
de mentir afin de sauver la vie d’un ami ? Cette question classique de
la philosophie morale reçoit un éclairage politique dans la
controverse qui opposa Benjamin Constant (1767-1830), homme politique et
écrivain français, et le philosophe allemand Emmanuel Kant
(1724-1804).
Les
éditions Mille et une nuits ont eu la bonne idée de
réunir dans un court volume (Le
droit de mentir, Emmanuel Kant, Benjamin Constant, Mille et une nuits, La
petite collection) tous les textes de Kant et Constant relatifs à la
question du mensonge en une anthologie chronologique qui permet de saisir
tous les enjeux de la polémique.
Cette polémique
fut engagée par Constant dans son ouvrage de1797, Des réactions politiques, sorte de méditation
critique au lendemain de la Terreur. Constant y dénonce
l’arbitraire de la prohibition inconditionnée du mensonge et se
réfère à la thèse « d'un philosophe allemand qui va jusqu'à
prétendre qu'envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami
qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le
mensonge serait un crime. »
En effet, pour
Kant, la morale de l'impératif catégorique a pour conséquence
l'obligation de dire la vérité en toutes circonstances.
L’impératif catégorique commande d’agir selon une
maxime qui soit universalisable sans contradiction. Or celui qui ment ne peut
admettre le mensonge comme une règle universelle. En effet le mensonge
présuppose la crédulité. Or si tout le monde mentait, le
mensonge se détruirait de lui-même puisque personne ne croirait
personne. Pour faire son devoir, il n’est donc pas nécessaire de
prendre en compte les conséquences de l’acte.
A
l’opposé, Constant objecte que ce principe de dire la
vérité, « s'il
était pris d'une manière absolue et isolée, rendrait
toute société impossible ». Dois-je par
exemple dire la vérité à des assassins qui me demandent
si mon ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié chez moi ?
Constant
citait cet exemple pour illustrer l'idée qu'un principe moral
abstrait, par exemple le devoir de dire la vérité, ne doit pas
être séparé du « principe
intermédiaire » qui en guide l'application. Il
convient certes d'avoir des principes, mais il faut distinguer les principes
généraux et la nécessaire adaptation à une
situation précise. Ainsi certaines personnes
ne méritent pas qu'on leur fasse l'honneur de leur dire la
vérité.
Voici comment Constant argumente :
« Dire la
vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir ? L'idée de
devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui,
dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il
n'y a pas de droits, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité
n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la
vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité
qui nuit à autrui. »
Lisant cela
dans un recueil intitulé La
France en 1797, Kant se reconnaît dans l'exemple, sans pouvoir
cependant se souvenir où il a dit cela (c'était dans les Fondements de la Métaphysique
des Mœurs, parut en 1785). Il rapporte l'argument de Constant, et
entreprend de le réfuter en un opuscule de 6 pages (Sur un prétendu droit de mentir par
humanité, dans Théorie et Pratique. Droit de mentir, tr. L.
Guillermit, Vrin, 1967).
Dans sa
réponse, Kant maintient que le mensonge est absolument contraire au
devoir de l'homme envers lui-même. Sans la vérité comme
devoir absolu, on ne pourrait même pas envisager de
société possible puisqu'on ne pourrait plus accorder à aucun
contrat la moindre valeur. A commencer par le contrat social. Kant cherche à démontrer
que l'usage du mensonge ne se justifie en aucune circonstance, ni au niveau
des principes ni en termes d'efficacité. Y compris dans une situation
d'urgence absolue. Si des assassins me demandent où est la victime
qu'ils recherchent et qui se trouve réfugiée dans ma maison, je
n'ai pas le droit de leur mentir, réaffirme-t-il.
Dans sa
correspondance, Kant précise qu’il n'est en revanche pas
nécessaire de dévoiler la vérité tout
entière. La réserve s'impose parfois, sans que cela nuise
à la sincérité de ce qui est dit.
Mais dans sa
façon de refuser toute exception à cette règle, quelles
que soient les circonstances singulières, il semble bien que Kant
passe à coté de la
réalité concrète de l’oppression. La
vérité n’est pas toujours due car elle peut être
instrumentalisée et elle-même mise au service d’une fin
malhonnête. Saint Thomas avait abordé cette question à
propos du droit de prendre une pomme dans un jardin en cas de
nécessité vitale. Il expliquait que, dans ce cas extrême
de survie, il ne s’agissait plus d’un vol à proprement
parler.
En
complément, lire aussi :
Boituzat Fr., Un droit de mentir ? (Constant ou Kant), Coll. «
Philosophies », Puf, 1993
Écrits politiques de Benjamin
Constant, textes
rassemblés et présentés par Marcel Gauchet,
Gallimard, Poche, 870 pages, 1997
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