|
Suite de l’article
précédent
4.
L’hétéroclite
« Coalition anti-euro »
Il convient de
mentionner brièvement, l’amalgame
hétérogène et bigarré que forment les ennemis de
l’euro, car il est à la fois curieux et illustratif. Il comprend
des éléments aussi disparates que les doctrinaires d’extrême
gauche et d’extrême droite, les keynésiens nostalgiques ou
irréductibles comme Krugman, les
monétaristes dogmatiques défenseurs des taux de change
flexibles comme Barro et d’autres, les adeptes de la théorie des
zones monétaires optimales de Mundell, les
chauvinistes apeurés du dollar (et de la livre) et, enfin, la
légion de défaitistes perplexes qui « devant
l’imminente disparition de l’euro » proposent de le
dynamiter et l’abolir au plus tôt !
La preuve la
plus claire de l’exactitude de l’analyse, faite par Mises, de
l’effet disciplinant qu’exercent sur la démagogie
politique et syndicale les taux de change fixes et, surtout,
l’étalon-or, est sans doute la suivante : c’est la
façon dont les leaders des partis politiques de gauche, les
syndicalistes, les formateurs d’opinion
« progressistes », les « indignés
antisystème », les politiques d’extrême droite et,
en général, tous les amis de la dépense publique, des
subventions étatiques et de l’interventionnisme se rebellent,
ouvertement et frontalement, contre la discipline qu’impose
l’euro et, en particulier, contre la perte d’autonomie de chaque
pays en matière de politique monétaire et son corollaire :
la dépendance, si décriée, vis-à-vis des
marchés, des spéculateurs et des investisseurs internationaux
quand il s’agit de placer la dette publique souveraine croissante
qu’exige le financement des déficits publics continuels. Il
suffit de jeter un coup d’œil sur les éditoriaux des journaux
les plus à gauche, ou
de lire les déclarations des politiques les plus démagogues, ou
des syndicalistes les plus notables, pour constater qu’il en est ainsi
et qu’aujourd’hui, comme dans les années trente du
siècle dernier, les ennemis du marché et les défenseurs
du socialisme, de l’Etat-providence et de la démagogie
syndicaliste protestent tous contre « la discipline rigide que
nous imposent l’euro et les marchés financiers ». Ils
réclament la monétisation immédiate de toute la dette
publique qui sera nécessaire, sans accepter, en contrepartie, aucune
mesure d’austérité budgétaire ni aucune
réforme qui stimule la compétitivité.
On assiste
dans le milieu universitaire, avec une ample répercussion dans les
médias, à une forte offensive des théoriciens
keynésiens contemporains contre l’euro, qui n’est
comparable, par son agressivité, qu’à celle entreprise
par Keynes contre l’étalon-or dans les années trente du
siècle dernier. Le cas de Krugman est
particulièrement significatif. En tant que chroniqueur syndiqué,
il répète presque chaque semaine cette vieille rengaine :
l’euro implique l’existence d’un « corset
insupportable » pour la reprise de l’emploi. Il se permet
même de reprocher à l’Administration
nord-américaine si gaspilleuse de n’être pas suffisamment
expansive et d’avoir été chiche dans ses stimulants
fiscaux (par ailleurs considérables).
L’opinion de Skidelsky, plus intelligente et
plus savante, n’en est pas moins erronée ; cet auteur a le
mérite d’expliquer que la théorie autrichienne du cycle
économique est la seule option qui
puisse remplacer celle de son Keynes bien-aimé, et reconnaît
clairement que la conjoncture actuelle suppose, en fait, une
répétition du duel qui opposa Hayek à Keynes durant les
années trente du siècle dernier.
Plus étrange
encore est la position que défendent les théoriciens
néoclassiques des taux de change flexibles et, en particulier, les
monétaristes et les membres de l’Ecole de Chicago. Il
semble que, dans ce groupe, prévale la sympathie pour les taux de
change flexibles et le nationalisme monétaire sur le désir (que
nous supposons sincère) d’encourager des réformes de
libéralisation économique. Ils considèrent, en effet,
primordial de maintenir l’autonomie de la politique monétaire et
de pouvoir dévaluer (ou déprécier) la monnaie locale
afin de « récupérer la
compétitivité » et d’absorber le chômage
au plus tôt et, seulement plus tard, d’essayer,
éventuellement, de promouvoir des mesures de flexibilité et
libéralisation. Leur ingénuité est extrême ;
nous y avons fait allusion à propos des raisons de
l’affrontement entre Mises, pour le côté autrichien, et
Friedman, pour l’Ecole de Chicago, sur la question des taux de change
fixes et flexibles. Mises a toujours vu clairement que les politiques
prenaient difficilement des mesures bien orientées, sauf s’ils y
étaient littéralement obligés, et que les taux flexibles
et le nationalisme monétaire balayaient pratiquement tout stimulant
effectif capable de discipliner les politiques et de mettre fin à la
« rigidité à la baisse » des salaires
(qui devient ainsi une sorte d’acquis que monétaristes et
keynésiens acceptent inconditionnellement), et aux privilèges
des syndicats et autres groupes de pression. Et que, pour cette raison, les monétaristes
se transformaient, à la longue et bien malgré eux, en
alliés des vieilles doctrines keynésiennes : « la
compétitivité une fois
récupérée », les réformes sont
ajournées et, pire encore, les syndicats s’habituent à ce
que les effets pernicieux de leurs politiques de restriction restent toujours
masqués par des dévaluations successives.
Cette
contradiction latente entre la défense du marché libre et
l’appui au nationalisme et la manipulation monétaire à
l’aide des taux « flexibles » se retrouve chez de
nombreux adeptes de l’interprétation la plus
généralisée de la théorie de Robert A. Mundell sur les « zones monétaires
optimales ». Ces
dernières seraient celles où il y aurait
« préalablement » une grande mobilité de
tous les facteurs de production car, au cas contraire, il vaudrait mieux les
compartimenter avec des monnaies à étendue plus limitée,
pour permettre une politique monétaire autonome face à un
quelconque « choc externe ». Mais nous devons nous
demander : ce raisonnement est-il correct ? Nullement : la
source principale de rigidité dans les marchés du travail et
des facteurs de productions vient de, et est consacrée par,
l’intervention et la régulation étatique des
marchés. Ainsi, il est absurde de penser que les états et leurs
gouvernants vont commencer par se faire hara-kiri, en renonçant
à leur pouvoir et en trahissant leur clientèle politique, dans
le but d’adopter ensuite une monnaie commune. La réalité
est tout autre : ce n’est qu’après être entrés
dans une monnaie commune (l’euro, pour nous) que les politiques ont
été obligés de faire des réformes qui
étaient inimaginables hier encore. Comme le dit Walter Block :
« …government is the main or only source of factor
immobility. The state, with its regulations… is the prime reason why
factors of production are less mobile than they would otherwise be. In a
bygone era the costs of transportation would have been the chief explanation,
but with all the technological progress achieved here, this is far less
important in our modern ‘shrinking world’. If this is so, then
under laissez-faire capitalism, there would be virtually no factor
immobility. Given even the approximate truth of these assumptions the Mundellian region then becomes the entire globe
-precisely as it would be under the gold standard- ».
Et cette conclusion de
Block est également applicable à la zone euro, dans la mesure
où celui-ci agit comme un « proxy » de
l’étalon-or qui discipline et limite le pouvoir arbitraire des
politiques des états membres de la zone
Il convient de
noter que keynésiens, monétaristes et mundelliens
sont dans l’erreur parce qu’ils raisonnent exclusivement sur la
base d’agrégats macroéconomiques et proposent ainsi un
ajustement très semblable, fondé sur la manipulation
monétaire et fiscale, le « fine tuning »,
et les taux de change flexibles. Tout le travail à faire pour sortir
des crises est donc, d’après eux, du ressort des modèles
macroéconomiques et de l’ingénierie sociale. Ainsi, la
profonde distorsion microéconomique qu’introduit la manipulation
monétaire et fiscale dans la structure des prix relatifs et dans le
réseau des biens d’investissement est totalement ignorée.
Une dévaluation (ou dépréciation) forcée met tout
le monde dans le même sac : elle implique une chute subite en pourcentage,
chute linéaire et identique pour tous, du prix des biens et services
de consommation et des facteurs de production. Cela donne l’impression
à court terme d’une récupération intense de
l’activité économique et d’une grande
réabsorption du chômage mais, en réalité, fausse
complètement la structure des prix relatifs (car, en l’absence
de manipulation monétaire, certains prix devraient avoir chuté
davantage, d’autres moins, et d’autres ne devraient pas chuter du
tout mais plutôt monter), induit à une mauvaise allocation
généralisée des ressources productives et crée un
trauma profond que n’importe quelle économie met des
années à surmonter.
C’est là l’analyse microéconomique axée sur
les prix relatifs et la structure de la production que les
théoriciens de l’Ecole Autrichienne
ont traditionnellement développée et qui, en revanche, est
totalement absente des instruments d’analyse des théoriciens
opposés à l’euro.
Enfin, et en
dehors du contexte purement universitaire, l’insistance avec laquelle
les économistes, investisseurs et analystes financiers anglo-saxons
s’obstinent à discréditer l’euro et à lui
augurer un avenir des plus obscurs est assez suspecte. Cette impression se
renforce au vu de la position hypocrite des différentes
Administrations des Etats-Unis (et , dans une moindre mesure, du Royaume-Uni)
qui souhaitent (du bout des lèvres) que la zone euro
« mette de l’ordre dans son économie », et
oublient volontairement de mentionner que la crise financière est
née de l’autre côté de l’Atlantique ; ce
qui signifie qu’elle est issue du manque de contrôle et des
politiques expansionnistes menées durant des années par la
Réserve Fédérale et dont les effets ont contaminé
le monde par l’intermédiaire du dollar, utilisé comme
monnaie de réserve internationale. La pression exercée pour que
la zone euro se lance dans des politiques monétaires au moins aussi
expansives et inconscientes (« quantitative easing »)
que celles entreprises aux Etats-Unis, est presque insupportable, et
doublement hypocrite, car ces politiques sonneraient, sans aucun doute, le
glas de la monnaie unique européenne.
Cette position
du monde politique, économique et financier anglo-saxon ne
cacherait-elle pas la crainte que l’avenir du dollar, en tant que
monnaie de réserve internationale, ne soit menacé si
l’euro survit et se montre capable de lui faire concurrence dans un
futur assez proche ? Tous les indices montrent que cette interrogation
est de plus en plus pertinente et, même si aujourd’hui elle ne
semble pas encore politiquement correcte, elle met le doigt sur la plaie des
analystes et responsables du monde anglo-saxon : l’euro naît
comme un rival du dollar potentiellement redoutable au niveau international.
La coalition
anti-euro regroupe, comme on le voit, des intérêts très
variés et puissants. Chacun se méfie de l’euro pour des motifs
différents. Mais tous coïncident de la façon
suivante : les raisons sur lesquelles se fonde leur opposition à
l’euro seraient identiques et seraient même avancées avec
plus de vigueur si, au lieu de concerner la monnaie unique européenne,
elles devaient s’opposer à l’étalon-or classique
comme système monétaire international. Il existe, de fait, une
grande similitude entre les forces qui se sont alliées dans les
années trente pour forcer l’abandon de l’étalon-or
et celles qui prétendent, sans succès jusqu’ici,
réintroduire en Europe un nationalisme monétaire
périmé. Nous l’avons dit, il a été beaucoup
plus facile techniquement d’abandonner l’étalon-or que ne
le serait aujourd’hui, pour n’importe quel pays, quitter
l’Union Monétaire. Il n’est donc pas étonnant que
l’on tombe souvent dans un défaitisme impudent : on annonce
la catastrophe et l’impossibilité du maintien de l’Union
Monétaire, pour proposer comme « solution »,
tout de suite après, son démantèlement immédiat.
On convoque même des concours internationaux (en Angleterre, patrie de
Keynes et du nationalisme monétaire) auxquels participent des
centaines d’ « experts » et de songe-creux,
qui proposent chacun la manière la meilleure et la plus inoffensive de
dynamiter l’Union Monétaire européenne.
A
suivre
|
|