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La
première hypothèse qui vient à l’esprit devant la
décision du Département de la Justice américain,
vendredi, de ne pas poursuivre la banque Goldman Sachs pour les faits qui lui
sont reprochés dans la crise des subprimes,
est bien entendu celle de la corruption au sein de ce ministère. Les
faits sont en effet connus et éminemment condamnables : ventes jouant
sur la confiance de produits dépréciés aux meilleurs
clients de la firme, organisation par celle-ci de paris et participation
active de sa part à ces paris sur des titres adossés à
des prêts hypothécaires, alors que ces titres ont
été manipulés pour être de la pire qualité
possible.
La
question qui se pose alors est celle-ci : « Est-il envisageable
qu’il ne s’agisse pas ici d’un cas de corruption ? ».
Et la réponse est en fait « Oui » : il existe
d’autres explications possibles et le sénateur Carl Levin
lui-même, qui avait dirigé la commission d’enquête
sénatoriale américaine, bien que totalement
écœuré, l’envisage, puisqu’il dit de la
décision du ministère de la justice qu’elle est : «
le produit de lois trop faibles ou d’application trop faible de ces
lois ».
Évoquer
une « application trop faible des lois », c’est affirmer
que le ministère de la justice est complice. Alors accusation de
corruption de la part de M. Levin ? Pas nécessairement : il pourrait
s’agir de la simple conséquence d’un rapport de force
défavorable au ministère de la justice dans un bras de fer avec
Goldman Sachs. J’ai eu l’occasion de rapporter ici diverses
anecdotes prouvant que le rapport de force entre firmes transnationales, et
parfois simplement nationales, et États, est biaisé en faveur
des premières de manière tout à fait
générale.
Parler
de « lois trop faibles », c’est dire que, dans les termes
que j’employais plus haut : « ventes jouant sur la confiance de
produits dépréciés aux meilleurs clients de la firme,
organisation par celle-ci de paris et participation active de sa part
à ces paris sur des titres adossés à des prêts hypothécaires,
alors que ces titres ont été manipulés pour être
de la pire qualité possible », ne tombent pas sous le coup de la
loi américaine. Aussi inquiétant que cela soit, ce n’est
pas impossible. Voyons pourquoi.
D’abord
: « vente de produits financiers avariés aux meilleurs clients
de la firme ». M. Milton Friedman, professeur d’économie
à l’Université de Chicago pendant près de trente
ans, Prix Nobel d’économie en 1976, a répandu avec
succès l’opinion selon laquelle une firme travaille uniquement
pour ses actionnaires : ni pour ses clients, ni pour ses employés. M.
Friedman est considéré comme le second économiste le
plus éminent du XXe siècle (après John
Maynard Keynes), l’un de ses livres a été vendu à
un million d’exemplaires. Dans cette perspective, la vente de produits
avariés est justifiée si elle augmente les profits.
Ensuite
: « organisation de paris truqués sur l’effondrement
d’un secteur financier ». Lors de son audition devant la
commission du Sénat américain présidée par Carl
Levin, en avril 2010, Lloyd Blankfein, P-DG de
Goldman Sachs a affirmé que l’idée que les paris
financiers sont condamnables n’a pas de sens pour lui puisqu’il
s’agit avec un pari d’une variété de «
transfert de risque ». Je notais dans l’un de mes billets consacrés
à cette audition : « Merci à Mme le sénateur McCaskill d’avoir rappelé au patron de
Goldman Sachs la différence entre une assurance et un pari. Blankfein lui a répondu que pour le market maker il n’y a pas de
différence, à quoi elle lui a répondu très justement
que pour l’Américain moyen, le problème est probablement
là ». L’erreur est bien entendu grossière
puisqu’un pari crée de toute pièce un risque qui
n’existait pas jusque-là. Quoi qu’il en soit, je suis
certain que l’on découvrira sans peine une demi-douzaine
d’économistes détenteurs des chaires
d’économie parmi les plus prestigieuses pour confirmer sans
broncher les propos de M. Blankfein que les paris
sont des « transfert de risque » comme les autres.
Mais
il y a d’autres explications possibles au blanchiment vendredi de
Goldman Sachs par le Département de la Justice que
l’émasculation des lois par l’autorité des
économistes, et la principale est la raison d’État : les
opérations de la firme Goldman Sachs sont peut-être à ce
point liées au fonctionnement-même de l’État
américain que toute véritable mise en cause est inenvisageable.
J’ai
rapporté ici au fil des années les hypothèses de
différents traders par ailleurs blogueurs ou autrement
médiatiques, selon qui Goldman Sachs est le bras armé de
l’État américain dans la manipulation en vue de
créer un « vent d’optimisme » sur les marchés
boursiers, autrement dit l’instrument du « Plunge
Protection Team », l’équipe de protection contre la
plongée, comme on surnomme le « Groupe de Travail sur les
Marchés Financiers » constitué du Secrétaire au
Trésor, du Président de la Fed, de la Présidente de la Securities
and Exchange Commission (le régulateur des marchés au
comptant) et du Président de la Commodity
Futures Trading Commission (régulateur
des marchés à terme). Il n’existe pas de preuves de
telles allégations, les esprits curieux consulteront cependant
régulièrement le site de la firme de collecte
d’information relative aux transactions financières qu’est
Nanex.
Est-ce
à dire qu’il n’existe qu’une alternative : soit le
ministère de la justice américain est corrompu d’une
manière ou d’une autre dans cette affaire, pour raisons
pécuniaire ou d’État, soit le secteur financier dans son
ensemble est désormais intouchable ? Non, car comme le prouvent les
actions récentes menées par les régulateurs
américains contre les banques britanniques Barclays et Standard
Chartered, certains établissements
financiers de premier plan sont aujourd’hui sur la sellette et
sérieusement mis à mal. Les Britanniques trouveront cependant
saumâtre qu’il existe de ce point de vue, deux poids, deux
mesures, et nul doute que les prochaines révélations
compromettantes sur Goldman Sachs viendront en représailles de cette
direction-là. À moins bien sûr que, comme l’affirme
le trader
indépendant Alessio Rastani,
Goldman Sachs ne dirige véritablement le monde, auquel cas rien ne se
passera. Il ne s’agit pas là d’une hypothèse que
l’on puisse balayer d’un simple revers de main.
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