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Les
économistes amateurs réclament toujours de « justes prix
» et de « justes salaires ». Ces conceptions
nébuleuses d'une justice économique nous viennent tout droit du
moyen âge. Les économistes classiques les remplaceront par la
notion bien différente des prix fonctionnels et des salaires fonctionnels.
Les prix fonctionnels sont ceux qui permettent le plus grand volume de
production et le plus grand volume de ventes. Les salaires fonctionnels sont
ceux qui permettent d'employer le plus d'ouvriers et de payer les salaires
les meilleurs.
Cette
notion des salaires fonctionnels a été reprise, sous une forme
vicieuse par les marxistes et par leurs disciples qui s'ignorent : les
théoriciens de l'école du pouvoir d'achat. Les uns et les
autres abandonnent aux esprits plus simplistes de savoir si les salaires
existants sont justes ou non.
La
vraie question, affirment-ils, est de savoir si les salaires fonctionnent
bien ou mal. Et les seuls salaires qui fonctionneront, nous disent-ils, les
seuls susceptibles d'empêcher une crise économique imminente
sont les salaires qui permettront à l'ouvrier de pouvoir «
racheter le produit de son travail ». Les marxistes et les diverses
écoles du pouvoir d'achat expliquent toutes les dépressions
économiques du passé par l'incapacité où l'on fut
de donner à l'ouvrier un salaire de cette nature. Et quelle que soit
l'époque à laquelle ils font allusion, ils affirment que le
salaire que touche l'ouvrier est insuffisant pour racheter sa production.
Cette
doctrine s'est avérée particulièrement efficace aux
mains des chefs syndicalistes. Désespérant de pouvoir
éveiller le sens altruiste du public, ou d'arriver jamais à
persuader les patrons (par définition malfaisants) d'être
« justes », ils ont sauté sur cet argument, capable
d'émouvoir l'égoïsme du public et de l'effrayer pour qu'il
oblige les patrons à s'incliner.
Et
pourtant, à quel moment pourrons-nous savoir de manière un peu
précise que le travailleur reçoit une paye suffisante pour
racheter le produit de son travail ? Ou qu'il reçoit trop ? Comment
faire pour déterminer la somme exacte ? Comme les tenants de cette
doctrine du pouvoir d'achat ne semblent pas s'être donné
vraiment la peine de répondre à ces questions, nous allons
essayer d'y répondre nous-mêmes.
Quelques
partisans de cette théorie ne sont pas éloignés de
penser qu'il faudrait que les ouvriers de chaque industrie reçoivent
un salaire tel qu'ils puissent racheter le produit même qu'ils
fabriquent. Mais ils ne veulent certainement pas vouloir dire que celui qui
fabrique des robes bon marché doit fabriquer assez pour en acheter, et
que celui qui fabrique des manteaux de vison doit aussi pouvoir les acheter.
Ou encore que l'ouvrier de chez Ford doit pouvoir s'offrir une Ford, et celui
de chez Cadillac, une Cadillac. Il n'est pas inutile de rappeler que les
syndicats de l'industrie automobile, au moment même où la
plupart de leurs membres se classaient déjà dans le premier
tiers des meilleurs revenus du pays, selon les chiffres officiels (alors
qu'ils avaient des salaires 20 % plus élevés que ceux d'autres
usines, et environ deux fois plus gros que ceux des employés de
commerce de détail) demandaient une augmentation de 30 %, de
façon, disaient-ils, « à rétablir notre
capacité rapidement décroissante de racheter les marchandises
que nous avons la capacité de produire ».
Que
deviendront alors le travailleur d'usine moyen et l'employé de
commerce de détail ? Si les ouvriers de l'industrie automobile ont
besoin d'une augmentation de 30 % pour que leur industrie ne fasse pas
faillite, cette augmentation suffira-t-elle pour les autres ? Ou bien
faudra-t-il leur donner 55 ou 160 % pour que leur pouvoir d'achat soit aussi
élevé que celui des ouvriers de l'automobile ? (Nous pouvons
être sûrs, à nous en rapporter à l'histoire des
discussions au sein des divers syndicats que les ouvriers de l'automobile,
au cas où les autres ouvriers eussent revendiqué ces
augmentations de salaire, auraient eux-mêmes insisté pour que
fût maintenue la différence entre leurs propres salaires et ceux
des autres ; car la passion pour l'égalité économique
entre les différents syndicats, comme entre chacun de nous,
réside — à part quelques rares philanthropes ou saints
— en ce que nous désirons gagner autant que ceux qui, dans
l'échelle économique, sont au-dessus de nous, plutôt que
de voir gagner autant que nous ceux qui sont à l'échelle
au-dessous. Mais ce qui nous occupe ici, c'est la logique interne et la
vérité d'une théorie économique
particulière, plutôt que la désolante faiblesse de la
nature humaine.
2
La
thèse selon laquelle le travailleur devrait recevoir un salaire
suffisant pour lui permettre de racheter le produit de son travail n'est
qu'un aspect particulier de la doctrine générale du «
pouvoir d'achat ». La salaire de l'ouvrier, admet-on avec quelque
raison, constitue son pouvoir d'achat. Cela est également vrai pour le
revenu de chacun d'entre nous, qu'il soit épicier, propriétaire
ou employé. Ce revenu constitue bien son pouvoir d'acheter ce que les
autres ont à vendre.
Et
l'une des choses les plus importantes que l'ont ait à vendre, ce sont
les services que nous pouvons rendre par notre travail. Cela d'ailleurs a sa
contrepartie. Dans une économie d'échange : le revenu des
uns est le coût de production des autres. Chaque augmentation du
salaire horaire, si elle n'est pas compensée par une augmentation
équivalente d'une heure de productivité, accroît le
coût de production. Un accroissement du coût de production, quand
l'État contrôle les prix et empêche de les hausser,
enlève tout profit aux producteurs marginaux, les élimine des
affaires, ce qui finalement réduit la production et accroît le
chômage. Même quand on peut élever les prix, la
cherté décourage l'acheteur, contracte le marché et
conduit également au chômage. Si une hausse de 30 % s'étend
de proche en proche sur tous les salaires horaires, et si la même
hausse de 30 % se répercute sur les prix, les travailleurs ne peuvent
pas racheter plus de leur produit qu'ils pouvaient le faire avant la hausse,
et la course salaire-prix doit recommencer.
Il
se trouve certainement quelques esprits pour contester que 30 % de hausse sur
les salaires entraîneront le même pourcentage de hausse sur les
prix. Il est exact que ce parallélisme ne se produira qu'après
un certain temps et à condition que les conditions monétaires
et celles du crédit le rendent possible. Si la monnaie et le
crédit sont à ce point inélastiques qu'ils ne s'enflent
pas lorsqu'on force les salaires à monter (dans l'hypothèse
où la hausse des salaires n'est pas compensée par une
productivité accrue en dollars), alors le principal effet de la hausse
des salaires sera de forcer le chômage à s'étendre.
Et
il est for probable, dans ce cas, que la totalité des salaires
payés, aussi bien en dollars qu'en pouvoir d'achat, sera plus basse
qu'avant. Car une chute dans l'embauche (causée par une pression des
syndicats et non par le jeu normal d'un perfectionnement technologique)
signifie nécessairement que chacun trouvera moins de marchandises
à acheter. Et il est peu vraisemblable que le travailleur puisse
obtenir une compensation à cette baisse absolue de la production par
le fait qu'il recevra une part relative plus grande de ce qu'il reste.
P.
H. Douglas aux États-Unis et A. C. Pigou en Angleterre, le premier en
analysant de nombreuses statistiques, le second grâce à une
méthode purement déductive, aboutissent tous deux à
cette même conclusion que l'élasticité de la demande de
travail se place quelque part entre – 3 et – 4. Ce qui signifie,
en langage moins technique, que « si l'on réduit de 1 % le taux
de salaire existant, la demande de main d'œuvre s'accroîtra d'au
moins 3 % » [1] Ou pour dire la même chose d'une autre
manière : « Si l'on fait monter les salaires au-dessus du point
de la productivité marginale, la réduction dans l'emploi de la
main-d'œuvre sera trois ou quatre fois supérieure à la
montée des salaires horaires. » [2] Si bien que le revenu
total de l'ouvrier sera réduit d'autant.
Même
si ces chiffres représentent l'élasticité de la demande
pour la main-d'œuvre dans une période déjà
révolue, et ne sauraient être tenus pour exacts en ce qui
concerne l'avenir, ils méritent pourtant toute notre attention.
3
Envisageons
à présent l'hypothèse où la hausse des salaires
s'accompagne ou est suivie d'un accroissement suffisant de la monnaie et du
crédit, ce qui lui permet de se produire sans entraîner une
sérieuse crise de chômage. Si nous supposons que le rapport antérieur
entre salaires et prix était un rapport normal de longue durée,
il apparaît probable qu'une hausse forcée de 30 % des salaires
entraînera finalement une hausse à peu près égale
pour les prix.
Mais
on croit généralement que les prix ne monterons pas autant :
cela tient à deux erreurs de jugement. La première consiste
à ne considérer que le prix de la main-d'œuvre d'une seule
entreprise ou industrie, et de croire qu'elle représente toute la
dépense de main-d'œuvre affectée par la hausse des
salaires. C'est là l'erreur élémentaire de prendre la
partie pour le tout. Chaque industrie ne représente pas seulement une
section de l'ensemble productif considéré horizontalement,
mais aussi une section de l'ensemble considéré verticalement.
Ainsi la dépense brute de main-d'œuvre dans l'usine d'automobiles
proprement dite peut être du 1/3 de ces dépenses globales ; cela
peut inciter les esprits superficiels à conclure qu'une hausse de
salaire de 30 % pour la main-d'œuvre ne ferait monter le prix des
voitures que de 10 % ou même moins. Mais ceux-ci oublient de noter le
coût en salaires indirects pour les matières premières,
pour les pièces achetées toutes faites au-dehors, pour les
frais de transports, les bâtiments et équipements neufs, les
commissions des vendeurs, etc.
Les
statistiques officielles montrent que dans la période de 15 ans qui va
de 1929 à 1943 inclus, les salaires et traitements aux
États-Unis ont constitué environ 69 % du revenu national.
[Durant les cinq années de la période 1956-1960, ils constituaient
également 69 % du revenu national ! Pendant les cinq années de
la période 1972-1976, les salaires et traitements ont constitué
66 % du revenu national et, lorsqu'on y ajoute les suppléments on
obtient 76 % du revenu national. (Édition de 1979, traduit par
Hervé de Quengo)] Ceux-ci ont dû être payés
naturellement sur la production nationale. Pour affecter un chiffre
équitable au revenu du « travail », il faudrait à
la fois déduire quelque chose de ces chiffres ou leur ajouter ; quoi qu'il
en soit, disons que sur cette base, les frais de rémunération
du travail ne peuvent pas être inférieurs aux 2/3 du montant
total des prix de revient totaux, et même ne peuvent en dépasser
les 3/4 (cela dépendra de ce qu'on entend par « travail »).
Prenons le chiffre le plus bas des deux, et supposons en même temps que
la part du profit en dollars ne variera pas : il est évident qu'une
hausse de salaires de 30 % généralisée fera monter les
prix d'environ 20 %.
Mais
une telle hausse signifierait que la part du profit en dollars, qui
représente le revenu des capitalistes, des chefs d'entreprises et du
personnel directeur, ne leur donnera que 84 % de leur pouvoir d'achat
antérieur. Il s'ensuivra à la longue, une réduction dans
le placement des capitaux et dans la création de nouvelles entreprises
par rapport à ce qu'il en eût été autrement, et
aussi un transfert d'hommes, quittant les postes de chefs d'entreprises
indépendants les moins rémunérateurs pour des emplois
salariés mieux payés. Tout ce mouvement continuera tant que les
divers revenus n'auront pas été à peu près
rétablis. Ce n'est là qu'une autre manière d'exprimer
cette vérité que la hausse de 30 % de salaires, dans les
conditions posées, signifie une hausse égale de 30 % pour les
prix.
Il
ne s'ensuit d'ailleurs pas que les salariés ne verraient pas leur
condition améliorée. Il en retireront un bénéfice
relatif, tandis que d'autres membres de la communauté perdront quelque
peu, mais seulement pendant la période de transition. Mais il
est fort improbable que ce bénéfice relatif signifie un gain
réel. Car les changements qui se produiront dans le rapport coût
de production et prix ne pourront s'effectuer sans entraîner du
chômage et une production irrégulière, interrompue ou réduite.
Tant et si bien que si le monde du travail réussit à obtenir
une plus grande part d'un gâteau réduit durant cette
période de transition et de réajustement vers un nouvel
équilibre, on peut se demander si ce sera une part plus grande en
valeur absolue (et ce pourrait être facilement une plus petite) que la
part antérieure, qui était une plus petite part d'un
gâteau beaucoup plus grand.
4
Ceci
nous conduit à la notion d'équilibre économique, et
à voir quel en est le sens général et l'importance.
L'équilibre économique existe lorsque les salaires et les prix
sont ceux qui permettent d'adapter l'offre à la demande. Si, par suite
d'une pression, soit gouvernementale soit privée, on essaie de faire
monter les prix au-dessus de leur point d'équilibre, la demande se
contracte et la production aussitôt se réduit. Si l'on essaie de
faire tomber les prix au-dessous de leur point d'équilibre, la
réduction ou la suppression de profits qui s'ensuivra, aura pour effet
de diminuer l'offre et la création de nouvelles entreprises. Donc,
toute tentative pour forcer les prix à se fixer au-dessus ou
au-dessous de leur niveau normal d'équilibre (qui est celui auquel un
marché de libre concurrence les ferait tendre) réduira le
volume de l'emploi et de la production au-dessous de ce qu'il aurait
été sans cela.
Revenons
maintenant à la doctrine selon laquelle le travail doit être
payé de manière à pouvoir « racheter son produit
». Le produit national — cela devrait être évident
— n'est ni créé ni acheté par le travail de
l'ouvrier seul. Chacun achète, que ce soient l'employé de
bureau, les gens des professions libérales, les cultivateurs, les
patrons — grands et petits — les capitalistes, les
épiciers, les bouchers, les quincailliers, les vendeurs d'essence,
bref, tous ceux qui contribuent à la création de ce produit national.
Quant
aux prix, salaires et bénéfices qui devraient déterminer
la répartition de ce produit, les prix les meilleurs ne sont pas
forcément les plus élevés, mais ceux qui assurent le
plus grand volume de production et de vente. Les taux de salaires les
meilleurs ne sont pas forcément les plus hauts salaires, mais ceux qui
donnent naissance à une pleine production, à un emploi
généralisé et aux plus copieuses feuilles de paye. Les
bénéfices les meilleurs, du point de vue non seulement de
l'industrie, mais du travailleur, ne sont pas les bénéfices les
plus bas, mais ceux qui encouragent le plus de gens possible à devenir
patrons et à créer une demande d'emplois plus forte qu'avant.
Si
nous tentons de conduire l'économie d'un pays en ne nous occupant que
d'un groupe ou que d'une classe, nous ferons tort à tous et ruinerons
tout le monde, y compris les membres de la classe que nous avons voulu
favoriser. Il faut conduire l'économie au profit de tous.
Notes
[1] Pigou, The theory of
unemployment, 1933, p. 96.
[2] P. H. Douglas, The theory of
wages, 1934, p. 501.
Remerciements
: Hervé de Quengo, et traduction par Mme Gaëtan Pirou
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