Même si ce que l’on ose appeler « économie »
était en voie de rétablissement, les habitants des Etats-Unis
seraient toujours coincés dans une vie quotidienne sans lendemain
– au beau milieu des horribles infrastructures suburbaines, des centres
commerciaux et des WalMarts pensés autour de
l’idée d’une utilisation éternelle de voitures.
Bien entendu, l’économie ne se rétablit pas, parce que le
pétrole n’est pas moins cher. Et si le prix du pétrole
baisse un jour, ce sera parce que plus personne n’aura assez
d’argent pour en acheter, et vous êtes certainement assez grand
pour comprendre ce que cela impliquera.
Pour dire les choses comme elles sont, notre principal
problème est que l’économie des Etats-Unis est
concentrée autour de la construction incessante de banlieues dont le
financement est trop vite devenu la première d’une série
de fraudes plus épiques les unes que les autres qui ont
transformé le système bancaire en une coquille vide. En clair,
nous avons construit trop, sans penser au lendemain, et ruiné notre
société dans le processus. N’est-ce pas tragique ?
Nos mœurs et coutumes, et les conséquences
qu’elles pourraient avoir, pourraient s’avérer tout aussi
problématiques que leur résidu physique. Elles ont
plongé nos concitoyens dans un réseau
d’aliénation, d’anxiété et de misère
qui défient la mentalité qui serait nécessaire pour
s’en détacher. La vérité, c’est que nous
faisons face à la nécessité de réorganiser la vie
quotidienne de notre pays et que personne n’en a la capacité ou
l’envie.
Parmi les tribulations de notre mode de vie gît la
perte de connexion à laquelle on fait souvent référence
par les termes ‘absence d’esprit communautaire’, qui sont
toutefois un peu trop abstraits et manquent à mes yeux de transmettre
l’ampleur de la tragédie dans laquelle vivent les individus
ayant perdu tout sens et tout objectif – devoirs, obligations et
responsabilités envers les autres êtres humains.
Bien évidemment, l'idée de famille
traditionnelle implique une certaine organisation des choses. Elle ne jouit
pas, par exemple, de la dimension et des interrelations d’une famille
qui regrouperait plusieurs générations sous un même toit,
voire même des individus qui n’y appartiennent pas, des
employés ou encore des servants. Et il devrait également
paraître évident que la famille que nous considérons comme
traditionnelle est un produit du XXe siècle née du dynamisme
industriel ayant rendu riches même les plus petits ouvriers – par
rapport aux standards historiques, cela va de soi. Tom Wolfe a relevé
il y a de nombreuses années que n’importe quel employé de
General Motors vivait dans un luxe plus grand que Louis XIV.
Placez notre famille traditionnelle au beau milieu
d’une monoculture suburbaine organisée de manière
à être conforme à un zonage à vocation
individuelle, et vous avez la recette parfaite pour une dysfonction sociale
instantanée et permanente. Remplissez ensuite sa maison d’objets
électroniques et de micro-ondes, et vous vous retrouvez avec une
poignée d’humains qui ne partagent que très rarement un
repas, tout en continuant de s’emplir les yeux d’images
télévisées et de pornographie, d’envoyer texto sur
texto (un mélodrame créé pour combler un vide
relationnel) et de se lancer dans des combats de jeux vidéo sans fin
(un substitut de virilité), le tout flottant dans un fond de bandes
publicitaires incessantes.
J’ai toujours été fasciné de
voir le manque de dessein du rêve Américain si
expressément dépeint par les séries
télévisées du milieu du XXe siècle –
à leurs débuts. Ozzie Nelson,
d’Ozzie and Harriet, ne semble jamais avoir
quoi que ce soit à faire si ce n’est rester
assis dans la cuisine dans l’attente que quelqu’un n’entre
pour prendre une tasse de café avec lui. Il n’a clairement nulle
part où aller. L’ennui d’Ozzie
Nelson était une source d’hilarité pour les gens
branchés qui savouraient les ironies d’un comportement plus
kitsch que possible – ou l’amour de ce qui est horrible pour le
simple plaisir d’observer l’horreur que cela induit. Mais en
réalité, le destin d’Ozzie
Nelson est loin d’être amusant, puisqu’il est celui
d’un homme sans destin, réduit au statut existentiel
pathétique de quelqu’un qui reste toujours dans l’attente
de quelque chose.
Mais ça, c'était avant. Aujourd'hui, tout se
casse la figure dans un brouhaha assourdissant et dans les champs de ruine de
la banqueroute, de la psychose, du regret, de l’obésité
et de la saisie immobilière. Que se passera-t-il ensuite ?
Paraît-il que la génération du millénaire ait un
excellent esprit de groupe. Quelle part de tout cela est vraie et quelle part
est née des mirages des liens créés par
l’informatique, je ne saurais dire. Le fait qu’il soit si
difficile pour eux de subsister financièrement, ne serait-ce que pour
fonder une famille, deviendra certainement un déterminant important
des choix qu’ils feront dans le futur en matière
d’occupation du territoire. Je suis persuadés qu’ils
s’en sortiront mieux que leurs prédécesseurs baby-boomers
qui ont commencé en partageant leur brosse à dents et obtenu
des diplômes dans des usines à employés de fast-food
implantées au milieu de nulle-part tout en dédiant leur
carrière au pillage de la prospérité.
Je suis certains que de nombreux jeunes parviendront
à redonner un sens à leur existence grâce à la
réorganisation sociale qui se présente devant nous. Les
familles devront être organisées différemment et les
relations seront certainement bien plus hiérarchisées
qu’elles le sont aujourd’hui. Ce que ce dernier point implique
est la notion désormais tabou que chacun doit connaître sa
place. Pour savoir où est sa place, tout individu doit avoir sa place,
et donc savoir qui il est – et au sein d’une
société pour laquelle cela ne signifie rien, il est impossible
d’acquérir une identité autre que celle d’un avatar
accro aux apps et qui n’a plus rien
d’humain.
Une pensée m’est venue à
l’esprit l’autre soir alors que je marchais le long des rues de
ma petite ville en début de soirée. Je me suis imaginé
que plutôt de voir de la lumière bleue projetée par les
écrans de télévision émaner des fenêtres
des maisons, je pouvais entendre des pianos et des voix les accompagner au
chant, voir des gens aller et venir de cuisines accueillantes pour y apporter
du bois, et de groupes de gens attablés ensemble autour d’un
repas. Je peux vous assurer que j’ai ressenti beaucoup de nostalgie.
Mais la nostalgie n’est-elle rien de plus qu’une forme de mal du
pays?
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