Les
turbulences grecques n’auront pas épargné les banques
chypriotes. Endettée à environ 90% de son PIB, Chypre s’est
tournée vers l’Eurogroupe et le FMI,
qui demandait initialement la
mise en place d’une taxe exceptionnelle sur les dépôts
bancaires en échange d’un prêt de 10 milliards
d’euros destiné à éviter la faillite. Si ces
nouveaux prélèvements devaient permettre d’éviter
une aggravation de la dette publique, sa seule évocation a
suscité la colère des déposants, non sans nourrir au
passage un surcroît de méfiance à l’endroit des
responsables européens. L’occasion pour certains de
dénoncer une nouvelles fois les ravages de
l’ultralibéralisme.
Le libéralisme introuvable
Que Jean-Luc
Mélenchon s’indigne du traitement infligé aux Chypriotes
par les gardiens de l’euro n’a en soi rien de surprenant. On sait
la tendance du Front de Gauche et de la gauche en général
à rendre le libéralisme responsable non seulement des crises
mais des remèdes préconisés pour en sortir. Cette
explication est commode, car elle fonde la croyance que le capitalisme
financier mondialisé utilise le levier de la dette pour fragiliser les
États et imposer le règne du marché.
Plus
étonnant est l’entêtement des économistes à
taxer de libérales des décisions qui ne le sont pas. Dans un article
récent de La Tribune,
l’économiste Michel Santi
dénonce la taxe « confiscatoire » faisant payer
les mauvais choix des banques aux déposants chypriotes (43 milliards
d’euros de dépôts sur un total de 68 milliards).
Mais
qu’y-a-t-il de libéral à faire payer aux uns les erreurs
des autres, qui plus est par voie d’autorité, en recourant
à l’impôt ? Rien.
Les
théories libérales triomphent-elles quand l’État
augmente la pression fiscale pour sauver des entreprises de la
faillite ? Sûrement pas.
Peut-on dire
que le libéralisme impose sa loi quand la dette d’un État
égale presque son PIB et que cet État, pour se tirer
d’affaire, n’a plus le choix qu’entre de nouvelles dettes
et de nouvelles taxes ? Non, plutôt l’inverse.
À
l’origine de cette confusion, il y a la croyance que le libéralisme
est le dogme officiel des multinationales, des banques et des investisseurs
institutionnels. On en déduit qu’une mesure satisfaisante pour
le « grand capital » est une mesure d’inspiration
libérale – et qu’inversement, une mesure n’est pas
libérale dès lors qu’elle contrarie le « grand
capital ». C’est peut-être la raison pour laquelle M. Santi parvient, dans un même article, à
montrer du doigt l’ultralibéralisme européen tout en
regrettant que l’Eurogroupe et le FMI sauvent
les banques chypriotes au lieu de les laisser faire faillite – option
défendue par les libéraux les plus convaincus et
systématiquement écartée au nom de l’euro.
L’autre spirale infernale
La
réflexion sur les responsables de la crise a ceci de paradoxal
qu’elle ignore délibérément le principe de
responsabilité en tant que variable explicative. Les observateurs
redoutent la spirale infernale de la ruée vers les banque : la
taxation des dépôts pourrait provoquer une augmentation brutale
de la demande de liquidité, précipitant ainsi
l’écroulement du système bancaire chypriote et la
banqueroute de l’État, censé garantir les
dépôts jusqu’à 100 000 euros. Mais l’autre
spirale de la déresponsabilisation passe, elle, relativement
inaperçue.
Ceux qui
aujourd’hui veulent sauver les banques chypriotes invoquent
l’impérieuse nécessité de préserver la
confiance des marchés financiers. Une solution de court terme
défendue par ceux-là même qui dénoncent les
calculs court-termistes des spéculateurs.
À long terme, la solution devient un problème : se sachant
trop grosses pour être abandonnées à leur sort, la Bank
of Cyprus et la Laiki
Bank n’ont aucune raison sérieuse de se responsabiliser. Ce
sauvetage européen peut même être considéré
comme une assurance sur la spéculation.
On
répondra qu’abandonner les banques chypriotes à leur
sort, c’est abandonner du même coup le peuple chypriote et
provoquer de nouvelles turbulences au sein de la zone euro. Qu’entre
pays de la zone euro, il faut s’entraider. Qu’à long
terme, comme disait Keynes, nous sommes tous morts, et que par
conséquent les préoccupations du court terme ne peuvent
être balayées du revers de la main. Ces rationalisations
après coup ne peuvent dissimuler le raisonnement sous-jacent au
sauvetage européen et à l’intervention des États en
règle générale.
Contrairement
aux libéraux, qui considèrent la faillite comme une sanction
– et donc comme une leçon pour l’avenir –, les
partisans de l’intervention y voient d’abord une catastrophe
à éviter dès lors qu’elle affecte un grand nombre
de gens, cela au risque de déresponsabiliser encore davantage banques
et entreprises. Quelles qu’en soient les modalités –
taxation des plus riches, endettement public – le sauvetage d’une
banque a toujours pour effet de lui épargner les conséquences
de ses choix.
L’idée
même que l’État puisse restaurer la confiance dans le
système bancaire est un mensonge pur et simple. Ce n’est pas aux
banques que les gens font confiance, mais bien aux États prêts
à intervenir en cas de crise financière. Sans la garantie des
dépôts bancaires à hauteur de 100 000 euros, combien de
Chypriotes auraient placé leur épargne à la
banque ? Et que se passe-t-il quand l’État, censé
garantir les dépôts, ne dispose pas des 30 milliards d’euros
nécessaires ?
À
l’heure où tout le monde parle de faire payer les responsables,
il serait judicieux de les responsabiliser en abandonnant la règle du
« too big to fail ». Facile à dire, quand on ne
prend pas les décisions. Mais la décision prise en 2012 de
restructurer la dette grecque était-elle mieux inspirée ?
Aujourd’hui, Nicosie répond non.
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