Stupeur : par le truchement d’un sondage à la précision millimétrique, on
apprend que les enseignants manquent d’amour, qu’ils se sentent mal aimés
dans leur profession et qu’ils sont tout « frustré » face à leur
métier. Toute la presse bruisse et enquête.
C’est Le Parisien qui le dit, dans un sondage EXCLUSIF
avec du rouge et tout et tout : « sur les 499 enseignants de
moins de 35 ans qui ont été sondés, la moitié éprouvent de la frustration
face à leur métier, 79% se déclarent insatisfaits et ce, aussi bien au niveau
symbolique qu’économique », oui oui, ce
sont les termes employés. À n’en pas douter, des douzaines de sociologues
chevronnés se pencheront sur l’interprétation qu’on peut donner tant au
pourcentage recueilli qu’à l’expression « frustré face à son
métier », tout comme il faudra sans doute une armée de philosophes du
travail et autres penseurs de la société pour analyser l’insatisfaction de
79% au niveau symbolique.
Comme je reste un simple d’esprit ni sociologue, ni philosophe, je me
contenterai donc d’enregistrer que nos enseignants s’estiment frustrés et
insatisfaits.
L’article du Parisien nous apprend en outre que, je cite,
« Paradoxalement, ce sont les instituteurs qui semblent le plus
souffrir de désamour »
Et pour Le Parisien, le paradoxe se situerait dans ce ressenti alors que
les Français seraient, eux, majoritairement contents de leur école primaire.
En outre, le journal relate que le principal problème de l’enseignant moderne
se situerait au niveau de son salaire, évidemment trop faible, et des moyens
à disposition, évidemment truffés de manques. Le fait qu’un Manque De Moyen
soit maintenant une revendication chez les pompiers, les policiers, les
juges, les magistrats, les gendarmes, les enseignants d’écoles et de
facultés, et tout le personnel travaillant dans toutes les administrations
locales, régionales et nationales, dans toutes ces activités où l’État a mis
ses doigts devrait apparaître comme un marqueur typique : ou bien l’État
intervient exclusivement dans les domaines où, chroniquement, on Manque De
Moyens, ce qui en ferait l’acteur économique le plus malchanceux de la
planète, ou bien (et je sais, je vais tenter une hypothèse hardie), les
domaines où intervient l’État se retrouvent rapidement en Manque De Moyens.
Allez savoir.
Mais baste, passons : ce n’est pas le sujet. En réalité, si l’on oublie ce
Manque De Moyen, il nous reste la question du vilain désamour et de la
méchante frustration que nos enseignants ressentent. Ce n’est pas la première
fois : à l’occasion de la rentrée scolaire, les marronniers journalistiques
sont de sortie en petites foulées élastiques, et j’avais ainsi noté, il y a quelques années, la similitude
des titres et traitements qu’infligeaient Libération et Le Monde, par
exemple, à ce sujet. Au milieu d’un fleuve de larmes professorales, on
apprenait toute l’horreur qui consistait à faire cours, à enseigner et à
gérer des classes de maternelles pleines de peinture et de petits doigts
couverts de chocolat.
Ceci posé, si l’on écarte prestement l’aspect caricatural des jérémiades
relatées, le constat, lui, reste : oui, les enseignants se sentent mal aimés.
Et ils ont raison : à mesure que les années s’écoulent, on observe un
décalage croissant entre l’idée qu’ils se font de leur métier au moment où
ils le choisissent et leur ressenti après quelques années de pratique. La
tendance existe. La question du pourquoi est rarement abordée. J’aimerai
tenter d’apporter quelques pistes de réponse.
Tout d’abord, une évidence s’impose : si, il y a quarante ou même trente
ans, la majorité des enseignants avait clairement choisi ce métier, il n’en
va plus du tout de même à présent. Je ne crois pas me tromper beaucoup en
imaginant qu’actuellement, une partie non négligeable d’enseignants est
entrée dans la carrière pour, essentiellement, éviter le chômage qui semblait
les attendre à la suite de leur formation. On peut s’interroger ensuite sur
le niveau de motivation de cette partie là, et, par
voie de conséquence, sur la qualité générale de l’enseignement que ces
personnes seront capables de fournir.
Comme on peut s’en douter, le nombre toujours croissant d’enseignants
recrutés par les pouvoirs publics, hors de toute considération de marché et
en déconnexion totale des besoins réels et des affectations pragmatiques à
des postes précis, a des effets délétères sur la profession que les individus
qui l’exercent ressentent maintenant de façon grandissante.
Bien sûr, et c’est d’autant plus vrai pour les instituteurs que pour les
autres, on pourrait noter qu’avec la démocratisation du savoir, la place de
l’enseignant a perdu de sa superbe. Là où, en 1913, le Hussard Noir
de la République, cher à Ferry, était l’ilot de connaissances dans le
village avec le curé et le maire, un siècle plus tard, il n’en va plus du
tout de la même façon.
Bien sûr, les profonds changements sociétaux des années 60 et 70 ont
marqué la profession plus qu’elle n’aurait sans doute voulu l’admettre.
Certes, on aura gagné sur la rigidité des cours et des méthodes des années
précédant mai 68, et en « plaçant l’élève au cœur des
préoccupations », on aura probablement permis d’assouplir la relation du
maître ou de la maîtresse avec l’élève.
Mais on aura aussi largement désacralisé la fonction, à force de
tutoiement, de référentiel bondissant, de méthodes aussi novatrices que
catastrophiques ; et l’introduction de myriades de matières périphériques aux
enseignements de base aura largement contribué à transformer, de façon
inexorable, les classes de primaire en garderies ludiques où le calcul,
l’écriture et la lecture sont coincés au mieux dans les ateliers de poterie,
les cours de civisme, l’histoire créative, les leçons de choses, la piscine,
le poney, les bricolages, les visites de musées, de théâtre, les dessins et
activités diverses par lesquelles passe de nos jours toute remuante classe de
France.
Ce changement aura été de surcroît largement accéléré avec le dogme idiot
des 80% d’une classe d’âge menée au bac (« menée » ici comme on
mène les veaux à l’abattoir) : puisqu’il est rapidement apparu qu’il n’était
pas possible d’augmenter sensiblement l’intelligence des gens sans utiliser
un eugénisme un peu trop voyant, on aura choisi, pour remplir le même
objectif, de diminuer le niveau. Si l’on y ajoute l’uniformisation léni(ni)fiante du collège
« unique », et l’absolue nécessité de ne faire redoubler qu’en
dernier recours, tout en imposant de conserver tout le monde, y compris les
éléments les moins motivés, aussi longtemps que possible (tant pour des
raisons sociales d’alphabétisation et d’encadrement que pour de basses-œuvres
statistiques sur l’emploi), on obtient un tableau désastreux où,
progressivement, le niveau général s’effondre. Le cercle vicieux se referme
proprement lorsqu’arrivent devant les élèves des enseignants chargés
d’apprendre la lecture, l’écriture et le calcul ayant des difficultés à
rédiger une phrase complète sans faute d’orthographe ou qui peinent sur des
fractions ou des proportions (la règle de trois n’étant plus franchement
maîtrisée).
En quelques décennies, le travail de sape s’est opéré de deux façons.
D’une part, en cédant à toutes les revendications
corporatistes d’embaucher toujours plus de personnel, l’Éducation Nationale a
mécaniquement dévalué la profession. Eh oui ! Chassez le marché par la porte,
il revient par la fenêtre, avec une vengeance : moins une ressource est rare,
moins elle est chère. L’Éducation Nationale a ainsi transformé la profession
en une véritable voie de garage pour l’énorme production d’étudiants
perpétuels qu’elle produit dans ses usines facultaires. Et sous forme de
vengeance, cet afflux d’enseignants a mécaniquement réduit la proportion de
ceux qui étaient là avant tout par motivation interne, pour qui le salaire,
le nombre de jours de vacances ou les éventuels avantages ne sont rien à côté
de la joie que peut procurer le sourire d’un enfant qui s’épanouit sous leur
enseignement.
D’autre part, en acceptant d’abaisser le niveau, on l’a
abaissé pour les élèves, et on l’a abaissé, en quelques générations, pour les
enseignants. Immanquablement, les parents, confrontés à l’inadéquation
grandissante entre les savoirs dispensés à leurs enfants et les besoins
évidents du marché, ont très logiquement réévalué le prestige de la fonction.
Pendant ce temps, le reste du monde change. Drastiquement. Dans des
proportions que les petits soldats du laïcardisme
et du républicanisme à la Peillon ne peuvent
soupçonner. D’une façon qui échappe totalement à la dogmatique porte-parlote du gouvernement et qui va modifier de façon
profonde et irrémédiable la société française et mondiale, ainsi que
l’acquisition du savoir.
Ce quatre septembre, la Khan Academy ouvre son site en
Français. Comme j’en parlais dans un précédent billet, la Khan Academy
met sur internet un contenu d’une incroyable richesse allant de
l’arithmétique jusqu’aux intégrales et nombres complexes, en passant par la
géométrie, balayant toute l’Histoire de l’Humanité, l’économie, la banque, la
finance, la biologie, la physique, la chimie, l’informatique, l’astronomie,
la médecine, les statistiques, et d’autre sujets encore, … sous forme de
vidéos didactiques. Espérons que la richesse de la bibliothèque française
sera à la hauteur de la bibliothèque anglaise, mais il suffit d’aller sur le site pour
constater par soi-même le plaisir que peut avoir un enfant, un adolescent ou
un adulte, à disposer d’une vidéo claire sur un sujet de son choix, au moment
où il le veut, avec le temps qu’il veut : la vidéo est interruptible à tout
moment et on peut faire répéter le prof autant de fois qu’on le veut. On peut
l’interrompre, passer lorsque le sujet est trop simple, y revenir plus tard,
…
Gratuitement.
En France, au moins, on a tout bien compris et on va donc passer la
surmultipliée en décidant que si la situation empire, c’est qu’on n’a pas
fait assez de ce qu’on vient déjà de faire. Autrement dit, on va embaucher encore plus et on va introduire encore plus de paillettes et d’alternatif dans le corpus
de savoirs.
Le succès est assuré.