Et tout se met gentiment en place. Presque « comme prévu » (au
moins par certains), la crise au départ immobilière s’est transformée en
crise de la dette publique doublée d’une crise monétaire carabinée. Et alors
que les États-Unis se rapprochent sensiblement d’un défaut au moins partiel,
la Chine propose discrètement mais fermement une nouvelle donne, avec le
calme tout particulier qu’on peut avoir lorsqu’on sait que le temps joue pour
soi.
En fait, j’avais déjà évoqué la question de la stratégie monétaire de la
Chine dans un précédent article paru en janvier de cette année, dans
lequel je notais que la Chine avait déjà commencé à placer ses pions. Je
remarquais ainsi qu’en l’espace de quelques années, l’État chinois a décidé
de s’approprier toute sa production interne d’or, absorbée par sa banque
centrale ; dans le même temps, il en a profité pour racheter des mines d’or
étrangères, et pour inciter sa propre population à posséder du métal
précieux.
Quant à ses achats d’or, ou tout du moins ceux qui sont connus au travers
de Hong-Kong, ils ne laissent que peu de doutes sur le fait que la
Chine serait maintenant, très probablement, le deuxième pays en terme de réserves. En effet, comme le pointe fort
justement le site ZeroHedge, les réserves
déclarées par la Chine s’établissaient officiellement à 1054 tonnes d’or en
septembre de cette année et, avec des importations se montant actuellement à
plus de 2000 tonnes depuis septembre 2011, différents analystes estiment que
les stocks réels de la banque centrale chinoise dépassent en réalité les 3500
tonnes, au-dessus, donc, de celles détenues officiellement par la France
(2435 tonnes) ou même par l’Allemagne (3390 tonnes), et en dessous de celles
des États-Unis (à 8133 tonnes) — si tant est que ces réserves existent
toujours, bien sûr …
Jolie courbe, n’est-ce pas ? En tout cas, avec un rythme d’accroissement
de l’ordre de la centaine de tonnes tous les mois, on comprend que Pékin ne
semble pas vouloir s’arrêter en si bon chemin et vise peut-être un stock supérieur
à celui des États-Unis, seuil qu’il pourrait atteindre dans les 4 ou 5
prochaines années. Et s’il est vrai que jusqu’à présent, l’Empire du Milieu
stockait surtout des opposants politiques dans ces magnifiques camps qui sont
l’apanage systématique des régimes communistes, on peut se demander pourquoi
il se met ainsi à stocker de l’or comme une république bassement capitaliste.
Un début de réponse pourrait se trouver dans cet intéressant graphique de
gauche et dans cet article du Mises Institute qui note que le statut de
monnaie de réserve n’a rien, intrinsèquement, d’éternel. Le dollar qui jouit
actuellement de cette position, et qui a subi les assauts récents et répétés
de la Fed, serait donc une cible potentielle des manœuvres chinoises, qui
chercheraient à présenter le Yuan comme une monnaie crédible à
l’international, et surtout appuyée sur un stock conséquent de métal
précieux.
Cette hypothèse n’a rien de fantaisiste et elle est clairement émise par
les autorités chinoises elles-mêmes, et ce, pas plus tard que le 14 octobre dernier : un commentaire de l’agence de presse
officielle Xinhua explique ainsi qu’il est
maintenant temps de réfléchir à construire un monde « désaméricanisé ». Et l’une des clefs pour y arriver
serait, notamment, de se passer du dollar comme monnaie de réserve. Et bien
sûr, ce n’est pas du tout un hasard que ce commentaire et cette proposition
interviennent alors que d’âpres discussions sont en cours aux États-Unis pour
tenter d’une part de sortir de l’arrêt du gouvernement (« shutdown ») et d’autre part de relever le plafond de
la dette.
“The cyclical
stagnation in Washington for a viable bipartisan solution over a federal
budget and an approval for raising the debt ceiling has again left many
nations’ tremendous dollar assets in jeopardy and the international community
highly agonized. The world is still crawling its way out of an economic disaster thanks to the voracious Wall
Street elites.” – Les interruptions cycliques
du gouvernement américain pour trouver une solution bi-partisane
viable à propos du budget fédéral et de l’augmentation du plafond de la dette
ont encore une fois mis en danger les énormes réserves en dollar de la
communauté internationale alors que le monde se remet à peine du désastre
économique provoqué par les élites voraces de Wall Street.
Or, et c’est probablement le point le plus important, la Chine dispose
pour elle d’une économie dont la taille grossit suffisamment pour qu’elle
occupe à présent une place importante sur l’échiquier politique et économique
mondial, place à laquelle elle aurait eu bien du mal à prétendre il y a
seulement vingt ans de cela. De façon évidente, la Chine sait qu’elle a un
coup à jouer.
D’une part, elle démontre tous les jours qu’elle rattrape ou a rattrapé
son retard dans tous les domaines (y compris l’espace), et même si on peut raisonnablement
douter que son économie soit aussi florissante que ce que ses chiffres,
probablement bien bidouillés, laissent voir, elle n’en reste pas moins un
pays de croissance dans lequel sa population constitue une vraie force de
production et de consommation.
D’autre part, il faut bien voir qu’en faisant ce genre de déclarations
maintenant, les Chinois appuient là où cela fait mal : les Américains ne sont
pas, actuellement, au mieux de leur forme. Si on peut douter des chiffres de
croissance, d’inflation ou de bonne santé économique chinois, les chiffres de
l’Oncle Sam sont malheureusement peu brillants et au moins tout autant
suspects de torture statistique honteuse ; et beaucoup sont bien près des
seuils qui font la différence entre une croissance et une récession.
Bien sûr, le passage d’une monnaie de réserve à une autre promettrait, si
elle devait avoir lieu dans les prochains mois, pas mal de mouvements sur les
marchés. À l’évidence, le dollar en prendrait pour son grade. Et d’ailleurs,
beaucoup s’interrogent sur l’intérêt que les Chinois auraient à voir cette
monnaie s’effondrer, tant ils en ont en réserve… Je noterais cependant qu’à
choisir entre un effondrement provoqué par eux, avec un passage au Yuan,
qu’ils contrôlent, qu’ils peuvent adosser à l’or, et un effondrement
engendrée par une cause exogène incontrôlable (une inflation galopante par
exemple), je comprends qu’ils choisissent la première solution, qui, si elle
fait mal, laisse au moins le choix dans la date et le rythme auquel le rodéo
devrait avoir lieu, là où la seconde prendrait certainement le monde par
surprise et ferait d’énormes dégâts.
Du reste, il ne faut pas se leurrer : la Chine est encore un état
communiste et dictatorial. C’est encore un État dont les chiffres officiels
n’ont rien de sûr, dont la croissance doit être prise avec des pincettes (ou
des baguettes, disons). C’est un pays dans lequel le salaire minimum grimpe
vite, trop peut-être pour rester l’ »atelier du monde ». C’est un
pays dans lequel la bulle immobilière est encore vivace et dont l’éclatement,
loin d’être complet, pourrait encore provoquer des dommages. C’est aussi un
pays fragile politiquement dans lequel tout peut basculer : si la croissance
se réduit trop vite, trop longtemps, des frictions dans les populations
apparaîtront inévitablement. Les jeunes, majoritairement dans des villes et
venus des campagnes pour échapper aux conditions misérables qu’ils
subissaient, pourraient se retrouver désœuvrés avec à la clef des problèmes
humanitaires sérieux, pouvant mener à des émeutes. Démographiquement, la Chine
est un pays qui est déjà vieillissant et qui n’aura pas le choix : elle devra
réussir sa transition économique et politique en pays développé, ou sombrer
dans le chaos voire un morcellement en plusieurs sous-blocs dont il est
impossible de savoir ce qu’ils donneront.
Mais quoi qu’il arrive, l’hégémonie américaine semble, bel et bien, remise
durablement en question, et face aux changements qui s’annoncent, on peine
beaucoup à voir la moindre stratégie de l’Europe, et à plus forte raison, de
la France.