L'accroissement des
inégalités de revenus et de richesse est-il une menace pour la
survie du capitalisme comme le prétend T. Piketty ?
Le capital au XXIe
siècle de T. Piketty fait un tabac, tant mieux pour lui. Ne
l’ayant pas lu, je me garderai bien d’entrer dans la controverse
au sujet de la pertinence de ses séries statistiques, à la base
de son raisonnement et de ses conclusions. Ce qui m’intéresse
davantage, c’est la croyance de M. Piketty dans l’idée que
davantage de redistribution est non seulement une bonne chose pour ses
bénéficiaires potentiels mais pour la survie même du
capitalisme.
A mes yeux, l’une
des plus grandes menaces pour la pérennité de notre
système de coopération sociale par division du travail est le
fait qu’une part grandissante d’actifs n’y prend plus part.
Or, il y a un lien évident entre niveau de chômage et plus ou
moins forte activité entrepreneuriale; par ailleurs, il est tout aussi
évident que le niveau d'activité entrepreneuriale d'un pays est
corrélé aux opportunités qu’on y trouve de
s’enrichir par cette voie. Ainsi, si l’on souhaite
réellement que le chômage recule massivement et durablement en
France, il n’y a pas d’autre issue que de faire en sorte
qu’il soit beaucoup plus profitable d'y faire des affaires que
ça ne l’est aujourd’hui. Ceci n’implique pas de
verser des subventions ni d’instituer un quelconque « cadeau
» aux entreprises mais simplement d’instaurer un véritable
régime de libre entreprise. Ce n’est qu’avec ce que les
économistes classiques appelaient le « laissez-faire » que
le facteur travail, le plus rare de tous les facteurs de production (parce
que l’on ne peut pas s’en passer quelle que soit
l’activité productrice et parce que c’est le moins
spécifique de tous les facteurs de production), pourra être
pleinement employé. Et de ce point de vue, l’idée de T.
Piketty selon laquelle la solution passe au contraire par davantage de
taxation du capital et davantage de redistribution semble bien être une
illusion de plus, qu’il n’est malheureusement pas le seul
à partager.
Ce qui est assez
déroutant avec les personnes obnubilées par les
inégalités de revenus et de richesse comme T. Piketty,
c’est qu’on a parfois l’impression qu’à leurs
yeux, un monde dans lequel les gens vivraient tous moins bien mais avec moins
d’inégalités matérielles est
préférable à un monde dans lequel les gens vivraient
tous mieux mais avec plus d’inégalités.
Il est peut-être
utile de relire ce qu’écrivait Ludwig von
Mises au sujet de cette philosophie de la confiscation dans laquelle T.
Piketty place tant d’espoirs.
L’action humaine,
PUF, 1985, pages 846 & 847 :
« L’interventionnisme
est guidé par l’idée que toucher aux droits de
propriété n’affecte pas le volume de la production. La
manifestation la plus naïve de cette erreur se présente sous la
forme de l’intervention pour confisquer. Le fruit des activités
de production est considéré comme une grandeur donnée
indépendante des dispositions, purement contingentes, de l’ordre
social de la collectivité. La mission du gouvernement est
d’assurer la distribution « équitable » de ce revenu
national entre les divers membres de la société.
Interventionnistes et
socialistes soutiennent que toutes les marchandises sont produites par un
processus social. Quand ce processus est à son terme et que les fruits
sont mûrs, un second processus social, celui de la distribution de la
récolte, vient ensuite affecter à chacun sa part. Le
caractère distinctif de l’ordre capitaliste est que les parts
distribuées sont inégales. Certaines gens — les
entrepreneurs, capitalistes et propriétaires fonciers —
s’approprient plus qu’ils ne devraient. En proportion, les parts
des autres sont réduites. Le gouvernement devrait en bonne justice
exproprier le surplus des privilégiés et le distribuer entre
les sous-privilégiés.
Or, dans
l’économie de marché, ce prétendu dualisme de deux
processus indépendants, celui de la production et celui de la
distribution, n’existe pas. Il n’y a qu’un seul processus
continu. Les biens ne sont pas d’abord fabriqués, et ensuite
distribués. Il n’intervient à aucun moment une
appropriation de portions taillées dans un stock de biens sans
maître. Les produits arrivent à l’existence
déjà appropriés par quelqu’un. Si l’on veut
les distribuer, il faut d’abord les confisquer. Il est
assurément facile pour l’appareil gouvernemental de contrainte
et de répression, de se lancer dans la confiscation et
l’expropriation. Mais cela ne prouve pas qu’un système
durable de vie économique puisse être ainsi édifié
sur la confiscation et l’expropriation.
Lorsque les Vikings
laissaient derrière eux une communauté autarcique de paysans
qu’ils venaient de piller, les victimes survivantes se mettaient au
travail, à labourer et à reconstruire. Quand les pirates
revenaient après quelques années, ils trouvaient à
nouveau quelque chose à prendre. Mais le capitalisme ne peut supporter
une répétition de raids prédateurs de ce genre.
Accumulation de capital et investissement y sont fondés sur
l’assurance que cette expropriation ne se produira pas. Si cet espoir
est absent, les gens préféreront consommer leur capital au lieu
de le conserver à l’intention des pillards. Telle est
l’erreur inhérente de tous les plans qui visent à faire
coexister la propriété privée et l’expropriation
réitérée ».
L’économie
de marché, lorsqu’elle fonctionne correctement, tend à
récompenser les entrepreneurs qui emploient les facteurs de production
dans les voies qui satisfont le mieux les besoins des consommateurs et à
sanctionner les autres (« le mieux » du point de vue du
consommateur). La fortune de l’entrepreneur qui a réussi est
proportionnelle à son utilité sociale. Lorsqu’une fortune
se fait au dépend des intérêts des consommateurs, elle
est illégitime voire écœurante. Mais à mes yeux,
ceci n’est possible que lorsque l’Etat sort de son rôle
d’Etat gendarme. Le meilleur exemple moderne de ces fortunes
illégitimes se trouve sans doute dans le secteur bancaire.
Les banques
bénéficient en effet d’un privilège exorbitant
(d’origine étatique) qui est celui du cours légal sur la
monnaie. Sans ce privilège, les banques ne pourraient pas «
grossir » aussi facilement car les consommateurs n’auraient pas
l’obligation d’accepter la monnaie (privée) qu'elles
créent par l’octroi de crédits (cf. toutes les
études sur le système dit de « la banque libre »).
Ajouté aux possibilités quasi illimitées de
refinancement par la banque centrale ainsi qu’à une forte
probabilité d’être secouru par l’Etat en cas de
péril financier, la loi inhérente à l’économie
de marché non entravée selon laquelle les facteurs de
production ont tendance à se retrouver dans les mains de ceux qui
savent le mieux s’en servir ne s’applique pas, ou
s’applique très imparfaitement, au secteur bancaire. La
faillite, mécanisme tellement essentiel au processus de
sélection des entrepreneurs, a été
empêchée, dans le secteur bancaire, par les pouvoirs publics en
France et ailleurs à diverses reprises ces dernières
décennies. Certains banquiers, grâce aux relations de
proximité qu’ils entretiennent avec les banquiers centraux (qui
les refinancent) et avec les hommes de l’Etat (à qui ils
achètent la dette) peuvent se maintenir à leur poste et
continuer à prospérer même quand leurs décisions
entrepreneuriales s’avèrent catastrophiques pour leur
établissement comme pour l’économie, là où
les entrepreneurs de n’importe quel autre secteur de
l’économie de marché auraient été
ruinés et éjectés de leur poste.
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