Beaucoup se sont moqués du cas Thévenoud, ce député socialiste qui, toute honte bue et le doigt encore en l’air de ses admonestations à bien payer « l’impôt-citoyen » comme il faut, révélait au grand jour qu’il ne payait pas les siens. C’est dommage parce que ce faisant, la foule n’a pas compris l’appel que lançait aux médias le député désespéré, expliquant à ceux qui voulaient l’entendre être atteint de phobie administrative, cette peur panique d’avoir à gérer les cerfas et autres formulaires arides d’une administration française pléthorique et envahissante.
Or, il faut bien l’admettre : cette peur existe. Cette phobie n’est pas une illusion ni même l’échappatoire facile d’un énième socialiste à la moralité pliable, autant en délicatesse avec l’argent quand il s’agit du sien qu’il est détendu de la dépense quand il s’agit de celui des autres. Aussi incroyable cela puisse paraître, cette aversion poussée des petits papiers administratifs n’est pas réservée à l’élite de la nation qui, naviguant joyeusement d’un poste au chaud à un autre, protégé des intempéries de la vie réelle, ne se rend rapidement plus compte des tempêtes qui sévissent plus bas. Non, en réalité, cette exécration quasi-réflexive de la paperasserie étatique est très répandue.
Évidemment, la différence fondamentale entre nos élites auto-proclamées et le reste du peuple est bien sûr que ce dernier, aussi phobique soit-il vis-à-vis des nombreuses relances que l’administration lui envoie, doit quoi qu’il arrive surmonter son problème et remplir, un à un, les formulaires qui lui sont envoyés. Et dans ce peuple existe une catégorie bien particulière d’individus qui, par leur fonction, a — presque délibérément — choisi de recevoir une quantité plus que double de ces papelards remplis du jargon bureaucratique, fiscal ou administratif qui fait dresser tous les poils d’un honnête homme. Il s’agit bien sûr des entrepreneurs.
Et c’est donc sans surprise qu’un récent sondage auprès d’eux a permis d’établir qu’une proportion croissante de leur temps de travail passe dans la gestion de cette complexité administrative affolante, symbolisée par la myriade de petits cerfas colorés avec lesquels certains services de l’État comptent manifestement les ensevelir.
Apparemment, ça marche : un patron de PME sur trois n’a pas pu consacrer suffisamment de temps au développement de son entreprise et a été obligé de se consacrer à remplir des tâches administratives palpitantes comme les activités juridiques, la gestion des ressources humaines et des contraintes liées au droit du travail, pour au final constater que leurs activités directement tournées vers le développement de leur entreprise, de leur clientèle, des investissements productifs ou des partenariats avec leurs fournisseurs ou encore le marketing n’occupaient en tout que 40% de leur agenda.
Chose intéressante, l’enquête menée par IPSOS montre de surcroît que la tendance est à l’aggravation du problème administratif avec une complexification croissante des démarches à entreprendre et, parallèlement, une diminution du temps passé aux tâches directement bénéfiques à la vie de l’entreprise. Autrement dit, les patrons sont devenus les courroies de transmission de l’administration étatique, à leur corps défendant, et au plus grand bénéfice de l’État.
On pourrait croire ceci exagéré. Il n’en est rien. Par exemple, une nouvelle circulaire de l’Éducation Nationale, condensé parfait de ce que l’administration fait de plus ubuesque et mammouthesque possible, entend prochainement imposer aux élèves de bacs professionnels ainsi qu’aux lycées et centres de formation (et via l’Inspection du Travail, jamais en reste pour saboter le pays) de nouvelles formalités administratives ubuesques dès lors qu’ils doivent se poster sur une machine dans un stage en entreprise. Inutile de dire que les PME qui devront se contorsionner pour obtenir ces stagiaires réfléchiront à deux fois, la complexité induite n’étant plus du tout négligeable. Pour Jean-Michel Pottier, de la CGPME, cela se traduira inévitablement par de grosses difficultés pour les prochains stagiaires :
« Les entreprises vivent mal le fait de solliciter des autorisations administratives auprès de l’inspection du travail qui, du coup, déclenche un contrôle inopiné. Vu la complexité du code du travail, l’entreprise est sûre de se faire coller à tous les coups. Les entreprises n’ont pas envie de se créer des problèmes supplémentaires, et ce sont les jeunes qui vont en pâtir. »
En somme, des entreprises, jouant le jeu, vont se retrouver contrôlées par une Inspection du Travail parfaitement compréhensive, qui redressera tous azimuts (parce qu’elle ne sait faire que ça) ce qui entraînera mécaniquement un certain nombre de faillites. Jusque là, c’est la routine. Mais ailleurs, d’autres entreprises, malines, ne joueront pas le jeu et se garderont bien de prendre des stagiaires. Échapperont-elles aux Torquemadas du Travail ? Peu importe, des lycéens se retrouveront sans stage. Par la suite, ils ne seront donc pas formés et viendront grossir le rang des chômeurs qu’apparemment, ces décrets, directives et autres administrations s’emploient à produire à un rythme toujours plus soutenu.
On pourrait croire cette production malencontreuse. On pourrait imaginer que cette complexification est le fruit malheureux d’un concours de circonstance. Là encore, ce n’est pas le cas. C’est bel et bien l’effet recherché.
Encore une fois, on va croire que j’exagère. Bon, j’admets que c’est parfois le genre de la maison, mais cette fois encore, ce n’est pas le cas. Si la complexification administrative n’arrête pas d’augmenter, c’est parce que cela profite directement … à l’État, justement. Chacun des rouages de son administration sent, parfois clairement, parfois confusément, que ces conneries empilées les unes sur les autres ne sont qu’une longue successions d’idioties inutiles jetées en travers de la route du contribuable, du citoyen, du justiciable, du chômeur, de l’employeur ou de l’étudiant. Mais pourtant, tous ceux qui sont directement aux commandes et qui font mine de s’employer à diminuer, justement, cette charge, sont en réalité les premiers bénéficiaires de cet alourdissement inouï.
Parce qu’en réalité, à mesure que la machine étatique se fait plus complexe, ses lois plus illisibles et ses modes de fonctionnements plus opaques, l’arbitraire de chaque fonctionnaire, de chaque administration, de chaque guichetier ou de chaque chef de service jusqu’au directeur d’agence peut s’exprimer pleinement, garanti qu’il est que personne ne pourra exhiber le texte, la loi, le décret, la circulaire le prenant en défaut et lui imposant un travail ou une démarche qu’il n’a pas envie de faire.
Et cela va au-delà de cet arbitraire puisque l’État se sert directement de cette complexité incompréhensible pour se comporter comme le pire des employeurs, le pire des fournisseur, le pire des clients, le pire des débiteurs, le pire des créanciers, à tel point qu’un livre, recensant quelques unes de ses exactions dans le domaine, vient de sortir. Les auteurs n’y vont pas par quatre chemin et déclarent ainsi, au sujet de ces dérives maintenant complètes et irréversibles :
« Le système tourne en rond, l’endogamie de la haute fonction publique fait des ravages, et la tradition d’hyper contrôle de l’État omnipotent a vécu. L’intérêt général est comme perdu au milieu d’une somme d’intérêts particuliers qui pousse chaque décideur public à biaiser avec les règles et – n’ayons pas peur du mot – la morale. »
Il faut se rendre à l’évidence : Thévenoud n’est pas le problème. Il n’est que le symptôme de la maladie qui a maintenant dépassé le stade de la métastase. Tous les corps administratifs en sont atteints. La pratique détendue du n’importe quoi arbitraire est si répandue que les élus ont fini par croire à sa parfaite normalité. Et lentement, mais sûrement, l’administration est partie en guerre contre les administrés, contre les contribuables, contre les citoyens, et contre les entreprises.
Et cette guerre-là, elle est en passe de la gagner.
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