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Penseur de la transgression, icône de
Mai 68 et de la gauche radicale, Michel Foucault est mort il y a trente ans. Il
fut d’abord un observateur brillant de la civilisation occidentale, de ses
rituels d'exclusion et de normalisation depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours.
Il fut l’auteur d’une œuvre prolifique et atypique qui passe au crible tous
les dispositifs mis en place par le pouvoir afin de quadriller le corps
social : l'ordre du discours, l'exercice de la médecine, le contrôle de
l'intime, le système judiciaire, qui tous ensemble forment la machine du
pouvoir. Plutôt que de procéder à partir des cadres traditionnels de
l’analyse, l’auteur de Surveiller et punir a voulu partir du crime pour
interroger la loi, il a voulu partir de la prison pour interroger le système
pénal. De la même façon, à la fin de sa vie, il s’est intéressé à la pensée «
néolibérale » (expression de Michel Foucault pour désigner les libéraux
d’après-guerre) pour faire éclater les cadres de la bien-pensance de gauche.
En effet, selon Geoffroy de Lagasnerie,
auteur de La dernière leçon de Michel Foucault en 2013, ce dernier a été
fasciné par des penseurs tels que Friedrich Hayek, Gary Becker ou Milton
Friedman. Le cours de Michel Foucault qui discute de cette question est
Naissance de la biopolitique. C’est un cours qui a été conçu au Collège de
France en 1978-1979. Alors que la rhétorique antinéolibérale, à droite comme
à gauche, ne cessait déjà de dénoncer l’anomie, la marchandisation,
l’individualisme et le matérialisme du marché, Foucault décidait d’en faire
le centre de sa réflexion. Avait-il tourné le dos à la critique sociale ?
S’était-il éloigné de la gauche pour se convertir à l’idéologie dite « de
droite » ? Pourquoi lisait-il des auteurs comme Milton Friedman et Friedrich
Hayek ? Pourquoi s’intéressait-il à un courant de pensée tellement détesté et
diffamé dans l’espace public ?
Pour Geoffroy de Lagasnerie, Foucault a
su échapper complètement aux schémas simplistes et à l’uniformisation de la
vie intellectuelle française. S’il a été fasciné par le néolibéralisme,
explique-t-il, c’est parce qu’il a vu au cœur de cette pensée une exigence de
ne pas être gouverné, de résister aux pouvoirs et aux diverses formes de
domination. Il y a vu l’importance de la diversité et de l’hétérogénéité du
monde social, la prise en compte du fait que les gens n’adhèrent pas aux
mêmes valeurs, l’idéal d’une société qui favorise l’individualisation des
modes de vie, qui permet aux gens d’établir des « plans de vie différents »,
selon le mot d’Hayek.
Ce cours est un moment où Foucault a
perçu dans le néolibéralisme une pensée singulière, un foyer d’imagination,
en écho à ses propres questionnements. En effet, comme lui, Gary Becker s’est
intéressé à des sujets relevant habituellement du domaine de la sociologie.
Il a appliqué au crime, à la délinquance, à la sexualité, les outils de la
microéconomie (utilité, optimisation sous contrainte, courbes d’indifférence,
offre et demande…). Surtout, il nous a appris à penser comme un économiste.
Cette démarche tout à fait inhabituelle
et impertinente fait littéralement éclater les cadres de la pensée
sociologique, figée depuis Durkheim dans l’idée que la collectivité doit
affirmer son emprise régulatrice contre l’individualisme et la concurrence
des intérêts particuliers. Michel Foucault cite longuement, l’introduction à
L’Approche économique du comportement humain, l’ouvrage de Gary Becker. Il
montre que l’économie moderne rompt avec les sciences sociales qui
prétendent rendre compte du comportement des individus en invoquant leurs
goûts, leurs inclinations morales, leur psychologie, leur culture, leur identité,
etc. L’économie se propose de partir du postulat inverse : elle présuppose
que les individus sont identiques, qu’ils ont des tendances comparables. Elle
rend compte de la variabilité des pratiques par les incitations objectives et
le calcul coûts-bénéfices. Du coup, elle récuse la pertinence des opérations
de normalisation (classification des individus en normaux et anormaux). Elle
brise la volonté de corriger les individus de l’intérieur par des mécanismes
d’assujettissement internes. Elle remet la loi à sa juste place : agir sur
les comportements, pas sur les consciences.
Par ailleurs, l’idée libérale du marché
comme forme d’organisation de la société trouve son fondement dans le rejet de
l’État. Or selon Foucault, le néolibéralisme est la théorie politique
contemporaine anti-État la plus puissante et celle qui déploie les
instruments de critique du pouvoir les plus radicaux. En fait, explique
Geoffroy de Lagasnerie, l’intérêt de Foucault pour le néolibéralisme à la fin
des années soixante-dix vient d’abord de son opposition au marxisme. Dans ce
cours au Collège de France, il n’a pas voulu restituer le néolibéralisme dans
toute sa cohérence mais plutôt l’utiliser comme un instrument dans la guerre
qu’il menait dans le champ politique et intellectuel français. L’idée que
combat Foucault à cette époque, c’est l’idée que la théorie authentiquement
subversive serait la théorie révolutionnaire marxiste. Mais cette idée se
fourvoie, selon lui, dans une impasse : l’idée que la société a un centre,
que tout s’articule autour des rapports de production. Donc, selon le dogme
marxiste, si on transforme les rapports économiques, on transforme toute la
société.
Pourtant il y a des luttes et des résistances
qui ne rentrent pas dans cette vision moniste. Ce qui pose problème à
Foucault dans le marxisme, c’est notamment sa tentative de trouver une
solution unique, finale, universelle aux problèmes humains. Il y a une
obsession de l’unité, une volonté de toujours vouloir donner par en haut et
de façon autoritaire de la cohérence à la société.
Or la critique néolibérale du marxisme
consiste justement à montrer que la société n’a pas de centre ou qu’elle en a
plusieurs. Le monde fonctionne à la pluralité, à l’ordre spontané, au
polycentrisme, à l’échange libre entre les individus. « La société
néolibérale ne se fixe pas comme objectif de normaliser les individus, de les
contrôler. Elle est une société de la pluralité. Elle est marquée par quelque
chose comme une ‘tolérance’ accordée aux individus ‘infracteurs’ et aux
pratiques minoritaires », écrit Geoffroy de Lagasnerie. Pour Foucault, comme
pour les néolibéraux, la pluralité du monde social et culturel est
irréductible ; elle doit constituer un point d’arrivée, et non le point de
départ contre lequel devrait nécessairement se définir une théorie politique.
En conclusion, quoi que l’on puisse
penser de ses revirements idéologiques, ce qui est remarquable chez Foucault,
c’est sa capacité à penser autrement et à comprendre de l’intérieur les
courants de pensée, sans se laisser influencer par la vulgate dominante. Il a
su percevoir la question centrale que les néolibéraux (ou les libéraux tout
court) sont les seuls à penser de façon cohérente : que signifie vivre dans
un monde ou les hommes ont des éthiques et des valeurs différentes ?
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