Régulièrement en France, des paquets d’individus manifestent, plus ou moins bruyamment. Parfois, c’est organisé, et nombreux sont les vendeurs de merguez à y trouver leur compte. Parfois, c’est improvisé, plus ou moins spontané, affiché comme « populaire, citoyen & festif », et dans ces cas, ces réunions se terminent souvent par des affrontements avec les forces de l’ordre. Toujours, il y a arrestations. Et rarement, il y a un mort.
Car en effet, la mort d’un individu lors de manifestations, mêmes violentes, est un fait très rare en France. Et histoire de fournir un peu de contexte, revenons sur les événements qui se sont emballés récemment autour du projet de barrage de Sivens. Celui-ci, placé sur une rivière locale, le Tescou, fait déjà débat depuis un moment. D’un côté, les autorités publiques (Conseil général du Tarn, l’Agence de l’eau Adour-Garonne), bien sûr épaulées par une de ces sociétés « mixte » dont la France a le sulfureux secret, la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne, le tout propulsé par des intérêts paysans bien compris, et de l’autre, une partie des riverains et des contribuables locaux ainsi que les inévitables écolos du crus. Les uns allant bon train pendant que les autres ne se sentaient pas assez consultés, des occupations plus ou moins sauvages des lieux et des manifestations furent rapidement organisées.
Le problème est qu’ici, dans le fond, la construction du barrage suit de façon presque rigoureuse tout ce qu’on peut reprocher à une décision étatique à peu près unilatérale, avec une étude d’impact payée par le commanditaire lui-même (fastoche), avec une passation de marché public dans le respect scrupuleux du capitalisme de connivence qu’on ne peut que dénoncer : transparence calculée (ou opacité choisie, disons), acteurs qui s’entendent comme larrons en foire pour que toutes les bonnes factures atterrissent dans les bonnes poches, c’est-à-dire dans le respect (minimal) des lois, certes, mais avec cette flexibilité morale et ces scrupules qui riment avec minuscule qu’on retrouve dans presque toutes les bidouilles étatiques sur capitaux publics. Autrement dit, il y a bien ici matière à protester.
Cependant, rapidement, la forme des protestations entraîne une petite crispation des autorités qui ont justement, ces dernières années, un problème croissant avec les expressions un peu trop vocales de désaccord avec la politique menée. Rapidement, la tension monte. Le dimanche 26 octobre, la manifestation prend une tournure nettement plus virile avec des échanges musclés de petits projectiles rigolos de part et d’autre : pif le cocktail Molotov, paf la fusée de détresse, pouf la grenade offensive, pof le militant tué. Oui, vous avez bien lu « cocktail Molotov, fusées, grenades ». Il y avait aussi mottes de terre et cailloux, mais c’est assez banal pour les oublier.
La mort du militant écologiste Rémi Fraisse tombe fort mal (un mort, de toute façon, tombe toujours mal). Un jeune (21 ans), un étudiant, un « militant écolo pacifiste » (et communiste, ne l’oublions pas), cela fait encore plus désordre : pour des politiciens au pouvoir officiellement à gauche, tous revendiqués du Camp du Bien, qui ont toujours joué sur leur immense compréhension du peuple, cela met plus que dans l’embarras, cela relève de la catastrophe (humaine probablement — les politiciens savent doser leur empathie, voyons — mais médiatique, sans aucun doute).
L’affaire, qui était locale, devient immédiatement nationale. Et comme, de surcroît, des clivages sont apparus depuis un moment au sein d’une majorité de plus en plus relative, c’est l’occasion pour certain-e-s d’une récupération parfaitement dénuée de la moindre honte. En politique politicienne de bas étage, rien de tel qu’appuyer là où ça fait mal. Cécile Duflot, qui n’aurait jamais su orthographier Sivens il y a encore 15 jours, se dresse à l’Assemblée comme un seul homme pour sottement demander une minute de silence. Sottement, parce qu’institutionnellement, les minutes de silence, à l’Assemblée, sont comptées : déjà que, toute honte bue, peu de nos soldats y ont droit (et en tout cas, aucun policier, même tué dans une course poursuite, dans l’exercice de ses fonctions), on voit mal un citoyen lambda, tombé parce qu’il participait à une manifestation violente, en bénéficier.
Nous sommes en France. La récupération ne s’arrêtera pas là. L’occasion est trop belle. L’ombre de Malik Oussekine plane de plus en plus sur le gouvernement Valls. Alors que la droite, sous Chirac, avait dû composer avec ce genre d’événements douloureux qui avait conduit à la démission d’un ministre (Devaquet), la gauche se retrouve à son tour dans des draps similaires. De façon bien glauque, c’est une partie de la gauche elle-même, la plus dogmatique, qui participe au montage en épingle de cette histoire : elle veut absolument un « Oussekine du PS » et voit dans ce Fraisse des bois de Sivens l’arme qui lui permettra enfin de se désolidariser pour de bon d’un François Hollande coincé dans des abysses d’opinions défavorables et de conjonctures catastrophiques.
Les manœuvres de Duflot n’étonnent donc pas, ni d’ailleurs celles du maire de Carhaix, qui tient à donner le nom du militant à une rue de sa ville. Ben oui, que voulez-vous,
« Il est inconcevable, comme cela a été le cas en 1986, lors de la protestation étudiante contre la loi Devaquet, qu’un jeune perde la vie dans une manifestation. Une rue Malik-Oussekine existe d’ailleurs à Carhaix, en hommage à ce jeune manifestant tué par les pelotons voltigeurs. La droite était alors au pouvoir. »
Les quelques manifestations de « lycéens » (chair à canon endoctrinée dans le meilleur des cas, bande de branleurs dans le pire) participent du même esprit qui vise à attiser la dissension dans les rangs de la gauche. Du reste, le message porté par ces « lycéens », quittant leurs établissements pour aller parader dans les rues de Paris, consterne par son incroyable médiocrité :
« Rémi Fraisse est un symbole comme l’était Leonarda. Il représente la violence policière et Leonarda l’expulsion abusive »
Quand on se souvient du pataquès lamentable que l’affaire en question avait déclenché, avec l’implication affligeante du Président de la République lui-même dans ce genre de brouet médiatique minable, la juxtaposition de la mort de l’un avec l’expulsion de l’autre est une véritable insulte autant au mort de Sivens qu’au bon sens : on se demande bien quel symbole peut représenter l’expulsion d’une lycéenne et sa famille immigrantes illégales, alors que toutes les procédures d’arrangements étaient épuisées, et dont l’attitude, par la suite, n’a jamais rien eu de digne. On se demande aussi quel symbole peut bien porter celui de la mort d’un type en plein milieu d’un champ de bataille où des forces de l’ordre échangent des tirs de projectiles avec une foule absolument plus pacifique pour un sou qui n’est pas en reste pour répliquer.
Et s’il fallait quelqu’un pour ajouter l’injure à l’insulte, qui mieux qu’Edgar et ses morinades, gouttes précieuses de Pensée Complexe™ concentrée, pour nous dépanner ? Le piposophe, au milieu du torrent habituel de platitudes et de constats d’évidences mêlés à des tornades de poncifs, tente de nous expliquer que le pauvre Rémi bataillait pour une société plus vivrensemblesque, plus douce et plus câline, avec une agriculture plus gentille avec les vers de terre (qui se tortillent de bonheur) et les oiseaux (qui chantent de plaisir). Mais, mon pauvre Edgar, le vivrensemble, c’est devenu la tarte à la crême de tous ceux qui veulent vivre de l’argent des autres, écolos compris ! C’est maintenant l’alpha et l’oméga de la politique locale de terrain proche des gens qui tisse du lien social au kilomètre carré. S’il y a bien quelque chose que tous les gouvernements s’emploient à respecter, c’est ce vivrensemble qui s’en est même institutionnalisé !
Dans le brouet confus du pauvre Edgar, un seul constat surnage qui touche du doigt la vérité : l’État est une machine énorme, qui broie sans sourciller de l’individu. Eh oui. Pour le coup, le Morin ne se trompe pas trop, et si le triste sort de Rémi Fraisse doit rappeler une chose, c’est bien cela : ne perdez jamais de vue que l’État, même lorsqu’il est au service du Camp du Bien Socialiste Bisou, devient de plus en plus violent à mesure que sa légitimité devient plus faible.
Et surtout, ne perdez jamais de vue que ce sont ceux qui, régulièrement, réclament plus d’intervention de l’État pour lutter contre la méchante corruption, le vilain capitalisme et les hordes abominables d’ultralibéraux, qui se retrouvent en première ligne lorsque cet État, devenu progressivement bien plus gros, vient pour leur péter la gueule.
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