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Le billet
précédent montrait que l’introduction du CV anonyme n’effacerait pas le
caractère arbitraire du choix au moment de l’embauche mais, tout au plus,
diminuerait la responsabilité du Directeur des ressources humaines sous
couvert de la loi. Le CV anonyme ne permettra pas d’éliminer les pratiques
discriminatoires. De fait, le concept même de discrimination est en réalité
vide de sens.
D’emblée, il
est important de noter que la lutte contre la discrimination est l’une des
démarches les moins remises en question, en politique, dans les média ou
encore par les milieux académiques. En bref, l’on ne se trompera jamais en
disant publiquement que la discrimination n’est pas une bonne chose.
En effet, en
passant en revue les déclarations et conventions internationales sur les
droits de l’homme ou encore les textes de lois des différents pays, on
s’aperçoit la plupart du temps qu’une clause est prévue concernant la
discrimination.
Une
observation attentive de ces textes permet pourtant d’entrevoir le fait que
le terme de discrimination ne recouvre pas toujours le même sens. En effet,
en dehors d’une formule standard du type : « chaque personne jouit
des droits sans aucune discrimination en fonction de : […] », les
critères énumérés – ceux-là mêmes censés définir le concept de discrimination
– varient d’un texte à l’autre. L’un des textes les plus inclusifs est par
exemple le code pénal français qui, dans son article 225-1, énumère les
discriminations :
« des personnes physiques à
raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur
grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur état de
santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs
mœurs, de leur orientation
sexuelle, de leur identité
sexuelle, de leur âge, de leurs
opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou
de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une
race ou une religion déterminée. »
Force est d’abord
de constater que les critères mentionnés dans cette définition n’ont pas
toujours été présents, mais qu’ils ont été ajoutés au fur et à mesure de
l’adoption de nouvelles lois. La clause relative au genre a ainsi été
introduite en 1946 (bien que, jusqu’en 1965, la possibilité pour les femmes
d’exercer une profession restait soumise à une autorisation maritale) ;
la clause relative à l’état de santé a été ajoutée en 1990 ; et celle
relative à la discrimination raciale remonte à 1972 avec la loi Pleven contre
le racisme (même si elle figurait depuis 1958 dans le préambule de la
Constitution).
Il faut
ensuite noter que même si la liste inscrite dans le Code pénal français
semble plus riche que celle d’autres textes (à titre de comparaison, la
Charte européenne des droits de l’Homme mentionne seulement le sexe, la race,
la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres
opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité
nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation), elle n’est pas
et ne sera jamais exhaustive. La liste en vigueur ne mentionne par exemple
pas les discriminations liées au lieu d’habitation (ville, quartier etc.),
aux salaires ou encore aux patrimoines. Si l’on pense un instant à toutes les
discriminations possibles, la liste serait sans fin : des
discriminations liées au lieu de naissance, à la dextérité (gaucher ou
droitier), au signe astral, etc.
En outre, il
est crucial de noter que l’on n’a aucun intérêt à chercher une liste
exhaustive car si la discrimination incluait toutes les situations possibles,
il n’y aurait alors plus aucun sens à parler de discrimination. Autrement
dit, si toute action était discriminatoire, le mot
« discrimination » serait synonyme de « choix » et serait
un fait. Pour que le principe de non-discrimination fasse sens, il est, en
effet, crucial de limiter le nombre de critères. Mais le véritable problème
dans ce cas est de savoir comment distinguer les critères qui comptent de
ceux qui ne comptent pas.
Enfin,
lorsqu’il s’agit de trouver une définition universelle et internationalement
acceptable de la discrimination, il est intéressant d’observer qu’elle
devient soudainement moins exhaustive et/ou moins claire. Les textes
internationaux qui comportent une clause de non-discrimination mentionnent
ainsi moins de critères et/ou des critères plus abstraits que les textes
nationaux. Ce constat est aisément expliqué par le souci d’éviter des
désaccords. L’adoption de la norme ISO 26000 (en Responsabilité sociale des
entreprises) a par exemple soulevé des désaccords irréconciliables concernant
l’immoralité de la discrimination en fonction de « l’orientation
sexuelle » : tandis qu’il n’était pas concevable d’y renoncer pour
les pays scandinaves, la plupart des pays arabes ne pouvaient envisager la
présence d’une telle clause. Pour satisfaire tout le monde, la formulation
finale de la norme ISO 26000 a donc remplacé le critère précis de
« l’orientation sexuelle » par un autre, beaucoup plus vague :
« l’amitié ».
Somme toute,
en observant que la discrimination est en pratique un concept variable et
abstrait, on comprend mieux les limites des politiques (comme le CV anonyme)
censées l’enrayer. Il est difficile d’effacer la pratique de la
discrimination, d’une part parce que tous les critères ne sont pas pertinents
pour tout le monde, et d’autre part parce qu’ils s’avèrent souvent flous.
Cette conclusion nous amène implicitement à nous poser une nouvelle question
: sachant pertinemment que cela revient à combattre des moulins à vent, y
a-t-il un sens à insister pour « lutter contre les
discriminations » ?
À suivre
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