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Dans
le projet de loi Macron actuellement en cours d’examen au Parlement, Bruno
Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence (ADLC), a réussi à
imposer à Emmanuel Macron un dispositif dit « d’injonction structurelle »
dans le secteur du commerce de détail en métropole (article L. 752-26 du code
de commerce). Si ce dispositif est voté définitivement et qu’il passe l’étape
du Conseil Constitutionnel, il permettra à l’ADLC d’exiger d’une enseigne qui
détiendrait plus de 50 % d’un marché dans le commerce de détail de céder une
partie de ses activités.
Cette requête du président de l’ADLC
s’explique par son approche économique néoclassique, et notamment l’idée que
des entreprises en situation de monopole ou de « position dominante » sont «
faiseurs de prix » (price maker). Aux yeux des membres de l’ADLC, une de
leurs missions essentielles est précisément de reconfigurer le marché afin
que les entreprises se retrouvent plutôt en situation de price taker (dans la
théorie néoclassique, une firme en situation de « parfaite concurrence »
prend le prix comme donné).
Cette théorie économique est un outil
intellectuel précieux pour les autorités de la concurrence de tous les pays
car elle justifie leur pouvoir. Et c’est bien parce qu’elle justifie leur
pouvoir qu’il ne faut pas trop compter sur Bruno Lasserre et ses collègues de
l’ADLC pour chercher à en vérifier le bienfondé…
La question fondamentale est de savoir
comment se forment les prix, c’est-à-dire de dégager la signification
profonde de la loi de l’offre et de la demande qui paraît simple à première
vue mais qui est en réalité source de beaucoup de confusions chez les
économistes.
Selon cette loi, les prix sont
déterminés entre des marges extrêmement étroites, à savoir d’une part les
évaluations de l'acheteur marginal et celles de l'offreur marginal qui
s'abstient de vendre ; et d'autre part les évaluations respectives du vendeur
marginal et de l'acheteur marginal qui s'abstient d'acheter (cf. L’action
humaine de Ludwig von Mises, chapitre XVI paragraphe 1). Autrement dit, sur
chaque marché, le prix auquel l’échange va réellement avoir lieu est
forcément inférieur à la plus haute de ces marges (et forcément supérieur à
la plus basse).
La loi de l’offre et de la demande,
correctement comprise, contredit donc la théorie économique standard du price
maker, à savoir l’idée que dans certaines situations (entente, position
dominante ou toute autre configuration de marché ou comportement
entrepreneurial créant, pour la théorie économique standard, une distorsion
de la concurrence), les offreurs auraient la possibilité, sans réduire
l’offre, de faire monter significativement les prix.
Bruno Lasserre et ses collègues ont une
approche du marché que Friedrich Hayek qualifierait de constructiviste. Ils
pensent qu’il est possible, pour les économistes, de décréter a priori que
telle configuration de marché est supérieure à telle autre. Ils sont ainsi
convaincus que lorsqu’il y a une seule entreprise sur un marché, il y a
nécessairement moins de concurrence que lorsqu’il y en a deux, que lorsqu’il
y en a deux (surtout si les parts de marché sont déséquilibrées), il y a
nécessairement moins de concurrence que s’il y en a trois etc. Cette vision
de la concurrence explique que régulièrement l’ADLC conditionne le rachat
d’une entreprise X par une entreprise Y au fait que Y cède une partie de ses
activités par ailleurs. C’est dans le même esprit que Bruno Lasserre use
aujourd’hui de tout son poids politique pour faire adopter la mesure citée en
introduction.
Or, en matière de concurrence, il y a
trois choses fondamentales à comprendre :
1) La théorie du price taker
est fausse ; les prix sont exclusivement déterminés par la rencontre entre
les jugements de valeur des offreurs et les jugements de valeur des
demandeurs. Il n’existe aucune technique pour les entreprises (entente,
concentration, ou une quelconque autre manœuvre dénoncée par l’ADLC) de faire
en sorte que les consommateurs achètent un bien X au prix de 10 € si, sur
leur échelle de valeur, 10 € se situe au-dessus de X ; les entreprises n’ont
pas les moyens d’entrer dans le cerveau de leurs clients pour modifier
l’ordre dans lequel sont classés les biens économiques (dont la monnaie) sur
leur échelle de préférence ;
2) Du point de vue du niveau des
prix, ce qui compte n’est pas le nombre d’entreprises présentes sur un marché
mais l’efficacité productive de ces entreprises. Entre la situation où deux
entreprises moyennement bien gérées produisent en tout 100 unités du bien X
et la situation où, avec les mêmes facteurs de production, une entreprise
unique et mieux gérée en produit 110, toutes choses égales par ailleurs, le
prix de X sera plus bas dans le 2ème cas de figure ;
3) La concurrence n’est pas une
fin en soi, elle n’est utile que parce qu’elle joue un rôle dans le processus
d’allocation des facteurs de production. Ce qui compte ultimement pour les
consommateurs, c’est que les facteurs de production soient employés pour
satisfaire ce qui est, à leurs yeux, leurs besoins les plus urgents. Mais
personne ne sait, a priori, quels sont ces besoins les plus urgents et donc
quelle est cette meilleure allocation possible des facteurs de production.
Seul le calcul économique (profit/perte) permet de le savoir ex-post. Ainsi,
l’intérêt de la concurrence pour les consommateurs, c’est le fait que dans
une économie de marché non entravée par les pouvoirs publics (dont les
Autorités Administratives Indépendantes telle l’ADLC), il existe une tendance
à ce que les facteurs de production se retrouvent dans les mains de ceux qui
savent le mieux s’en servir (« le mieux » du point de vue des consommateurs).
Ce qui est bon pour les consommateurs, ce n’est pas que chacun ait sa chance
en tant qu’entrepreneur car il n’y a que peu de personnes qui ont cette
capacité à anticiper correctement les préférences des consommateurs. Ce qui
est bon pour les consommateurs, c’est que les entreprises qui sont en place
soient en permanence sous la menace d’entrepreneurs potentiels qui pourraient
faire un meilleur usage qu’elles des facteurs de production employés, et
ainsi prendre leur place. Et contrairement à ce qu’affirme la théorie économique
standard, sans l’aide des pouvoirs publics, les entreprises en place n’ont
pas les moyens d’empêcher ce processus.
Ludwig von Mises l’explique très bien
dans L’action humaine (chapitre XV paragraphe 5) :
« Aujourd'hui des gens affirment la
même chose en ce qui concerne diverses branches de la grande entreprise :
vous ne pouvez ébranler leur position, elles sont trop grandes et trop
puissantes. Mais la concurrence ne signifie pas que n'importe qui puisse
prospérer en copiant simplement ce que d'autres font. Cela signifie le droit
reconnu à tous de servir les consommateurs d'une façon meilleure ou moins
chère sans être entravé par des privilèges accordés à ceux dont les
situations acquises seraient atteintes par l'innovation. Ce dont un nouveau venant
a le plus besoin s'il veut porter un défi aux situations acquises des firmes
établies de longue date, c'est surtout de la matière grise et des idées. Si
son projet est apte à satisfaire les plus urgents d'entre les besoins non
encore satisfaits des consommateurs, ou à y pourvoir à un moindre prix que
les vieux fournisseurs, il réussira en dépit de tout ce qu'on répète
abondamment sur la grandeur et le pouvoir de ces firmes. ».
La concurrence est donc un concept
subtil à comprendre. Elle ne se mesure pas au nombre d’entreprises en place
sur un marché. Elle ne consiste pas non plus à faire que le marché tende vers
une situation dans laquelle les compétiteurs luttent à armes égales en
cherchant à affaiblir les entreprises jugées « dominantes » au profit de
celles qui sont jugées comme plus faibles. Ceux qui raisonnent en ces termes
passent complètement à côté de la question : ils oublient que la seule chose
qui compte pour le consommateur, c’est que les facteurs de production soient
employés le plus conformément possible à ses préférences quelle que soit la
configuration de marché qui conduit à ce résultat.
Ainsi, ce qui réduit véritablement la
concurrence, c’est tout ce qui porte atteinte au système de la libre
entreprise, c’est-à-dire tout ce qui peut dissuader un entrepreneur potentiel
de prendre des risques pour tenter sa chance en tant qu’entrepreneur, ou une
entreprise déjà en place de se lancer dans de nouveaux projets (politiques
monétaires qui sont par nature sources d’erreurs de calcul pour les entrepreneurs,
insécurité juridique, fiscalité, droit du travail, lourdeurs administratives,
sanctions d’autorités telle l’ADLC, réglementations en tous genres etc.).
Bruno Lasserre et ses collègues n’ont
pas cette vision de la concurrence. A leurs yeux, la question pertinente
n’est pas seulement celle de « comment sont alloués les facteurs de
production » mais tout autant celle de « qui les alloue ». Pour eux, posséder
plus de 50 % des parts de marché dans un commerce de détail constitue en soi
un problème pour la concurrence qui justifie de forcer l’entreprise «
dominante » à céder une partie de ses activités, peu importe si cette cession
forcée aboutit à une moins bonne allocation des facteurs de production (ce
qui est impossible à déterminer a priori, ni par les économistes de l’ADLC,
ni par personne d’autre), et donc à une perte de bien-être matériel pour les
consommateurs.
Aux yeux de l’école autrichienne
d’économie, les membres de l’ADLC ont une compréhension grossière de la
concurrence ce qui, au vu des pouvoirs dont ils disposent déjà, les rend
particulièrement nuisibles. Il est d’autant plus regrettable qu’Emmanuel
Macron ait accepté d’introduire ce dispositif d’injonction structurelle dans
son projet de loi, dispositif qui, s’il est définitivement adopté, ne fera
que dissuader un peu plus les entrepreneurs qui le souhaiteraient encore de
se lancer dans le secteur du commerce de détail en France.
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