Les affaires sont les
affaires. Pourquoi donc ne pas acheter d’or à Isis ? Les Russes ont
accusé les Turcs de le faire, et il y a de fortes chances qu’Assad le fasse
lui-aussi. Personne ne peut mener de guerre sans pétrole, comme l’a expliqué
Robert Bensh, partenaire et directeur de la société pétrolière Pelicourt LLC.
Mais alors que des voix parmi les plus politiquement absurdes se font
entendre, les aspects les plus essentiels de l’affaire demeurent inconnus du
public. L’idée qu’Isis représente un barrage contre l’expansion de l’Iran
est-elle la raison pour laquelle l’Occident n’attaque pas l’Etat islamique
sur son territoire ? Sans nation pour la contrôler, la menace est
devenue hors-de-contrôle, et une guerre aux cibles ambigües commence à se
développer.
A l’occasion d’un entretien
exclusif avec James Stafford, de chez Oilprice.com, Bensh discute des sujets
suivants :
• Jusqu’où pourront
aller, sur le plan économique, les tensions entre la Russie et la Turquie
• Quels en seront les effets pour les pays qui se retrouveront au milieu
• Ce que veut la Russie
• Ce que veut la Turquie
• Quels sont les autres aspects géopolitiques d’Isis
• Pourquoi Isis ne peut pas être contrôlé
• Quelles sont les différences entre les groupes Shiites radicaux
• La possible réorganisation d’une partie significative de l’arène des
puissances énergétiques
• Pourquoi nous ne devrions pas prêter attention aux propos de certains
milliardaires
James Stafford: Une semaine après l’abattage par
la Turquie d’un avion de chasse russe qui prenait pour cible les
infrastructures pétrolières d’Isis au nord de la Syrie et l’imposition par la
Russie de « mesures économiques » contre la Turquie, le Président
russe Vladimir Poutine a déclaré que le « crime militaire » commis
par Ankara ne serait pas pris à la légère et puni d’une simple « interdiction
des importations de tomates ou d’une quelconque restriction sur la construction
ou sur n’importe quelle autre industrie ». Poutine a également fait
mention d’Allah, et noté qu’Allah « a peut-être choisi de punir la classe
dirigeante de la Turquie en la privant de sa raison et de sa santé mentale ».
Jusqu’où la situation pourra-t-elle aller sur le plan géopolitique ?
Robert Bensh : La Russie et la Turquie sont très
interdépendantes en matière économique, notamment sur le secteur énergétique.
La possibilité de voir coupées les lignes d’approvisionnement de gaz russe
vers la Turquie n’a pas été mentionnée, et je ne pense pas que la Russie
puisse se permette une telle mesure aujourd’hui. La Turquie est non seulement
un client très important pour la Russie, elle est également un point de
transit pour son gaz naturel.
James Stafford: Que veut la Turquie ?
Robert Bensh: Il serait plus intéressant de se
demander ce que veut Erdogan. Poutine n’a pas si tort que ça de décréter qu’Erdogan
a perdu la tête. Il n’est un secret pour personne qu’Erdogan ait des
tendances quelque peu mégalomaniaques qui s’intensifient d’année en année. Il
semblerait qu’il rêve d’un retour à l’Empire Ottoman – auquel cas Isis
pourrait être un allié logique. Il est cependant évident que le groupe ne
soit pas intéressé par soutenir un autre Empire Ottoman au contrôle d’un
grand territoire Sunnite. Nombreux sont les Turcs qui ne partagent pas le rêve
de leur chef d’Etat, et ses ambitions finiront par causer sa perte.
Pour le régime turc, il
y a également l’idée qu’Isis puisse lui offrir un pouvoir ostensiblement plus
important face à la montée en puissance des Kurdes, aussi bien au sud-est de
la Turquie qu’au nord de la Syrie ; et améliorer son statut face à l’Arabie
saoudite qui, grâce à ses richesses pétrolières, est devenue de bien des
manières plus puissante que la Turquie.
James Stafford: Ok. Alors que veut la Russie ?
Robert Bensh: Les souhaits de la Russie
concernant la question syrienne sont moins ambigus : soutenir Assad et
frapper Isis. Pour la Russie, il y a également là quelques angles « domestiques »
à prendre en compte. La Russie a un problème d’extrémisme islamiste renaissant
dans le nord du Caucase. Plus Isis gagne du pouvoir, plus la menace
domestique croît. Deuxièmement, il ne faut pas oublier le pétrole et le gaz
du bassin du Levant. L’Israël a déjà fait des découvertes aux importantes
conséquences géopolitiques dans sa partie du bassin. Le Liban – si les
législations nécessaires étaient mises en place – commencera également à
explorer sa partie de ce territoire prolifique. La Syrie en possède également
une partie, et la Russie a déjà reçu d’Assad l’autorisation d’explorer la
région. Elle n’aura certainement plus ce droit sous le califat Sunnite d’Isis.
James Stafford: La Russie dit pouvoir prouver
que la Turquie achète du pétrole à Isis. Pensez-vous que ces déclarations
soient fondées ?
Robert Bensh: Je ne sais pas de quelles
preuves parle la Russie, mais je peux vous dire ceci. C’est une déclaration
qui a certainement un certain mérite théorique. Il est même fort possible qu’Isis
ait vendu du pétrole au régime d’Assad en Syrie, bien qu’il lui soit opposé.
Assad a besoin de pétrole, et Isis a besoin d’argent. Les affaires sont les
affaires, même en temps de guerre, et même entre ennemis.
James Stafford: Ce que nous aimerions savoir, c’est
la raison pour laquelle l’Occident fait preuve de tenue face à Isis. Les
rapports sont conflictuels quant aux cibles des attaques aériennes, et nous
ne parvenons pas à nous faire une idée claire de ce qui se passe.
Robert Bensh: Au final, tout est question de l’Iran
et de l’équilibre de pouvoir entre les Shiites et les Sunnites. L’Occident se
demande s’il doit attaquer Assad ou détruire le monstre qu’est Isis qu’il a
lui-même développé pour détruire Assad – un monstre né des cendres de l’invasion
de l’Irak par les Etats-Unis, qui a mené au renversement de Saddam Hussein et
a radicalement transformé l’équilibre Sunnite/Shiite dans la région.
James Stafford: Les pays occidentaux, ou l’OTAN,
pourront-ils détruire Isis ?
Robert Bensh: Il serait plus simple de se
demander su l’Occident a la volonté de s’opposer à Isis – du moins sur le
territoire d’Isis.
James Stafford: Laissez-moi vous interrompre ici,
parce que c’est ici que beaucoup de nos lecteurs se sentent perdu. Pourquoi ne
semble-t-il pas y avoir d’efforts concertés de la part des pays occidentaux,
à l’exception de vagues de bombardements aériens dont les cibles sont ambiguës ?
Robert Bensh: J’aimerais avant tout préciser
que je ne suis pas un militaire. Ni un politicien, ni un diplomate. Je suis
un homme d’affaires, et les hommes d’affaires observent les choses quelque
peu différemment parce qu’ils ont besoin de pouvoir percevoir vers où se
dirigent les évènements pour en déterminer les conséquences pour les
investissements. Ce que je perçois aujourd’hui est une grosse dose d’incertitude
quant à l’identité de l’ennemi – ou du « pire » de tous les
ennemis.
Il semblerait que
beaucoup soient convaincus qu’Isis représente un barrage nécessaire face à la
montée en puissance de l’Iran, et du pouvoir Shiite. Soutenir Isis ou l’attaquer
à contrecœur est un moyen de maintenir l’Iran sous contrôle. C’est une erreur
que l’Occident a déjà commise à de nombreuses reprises et dont il refuse de
tirer des leçons. Quand Isis lancera une nouvelle attaque terroriste en
Occident, il sera trop tard pour repenser cette stratégie.
Il est toutefois quelque
chose à côté de laquelle beaucoup passent dans leur observation cynique des alliances
et des équilibres géopolitiques que se sont formés autour du principe « l’ennemi
de mon ennemi est mon ami » : l’Iran peut contrôler ses radicaux
Shiites. Mais personne ne peut contrôler les rebelles Sunnites.
James Stafford: Pourquoi ça ?
Robert Bensh: C’est très facile à comprendre –
et c’est aussi là une leçon de l’Histoire qui est continuellement ignorée.
Les groupes radicaux Sunnites ont été utilisés à maintes reprises pour déstabiliser
les régimes, et le modus operandi a toujours été de les laisser livrés à
eux-mêmes. Ils sont armés, organisés de manière assez désordonnée, et laissés
à leur propre initiative.
James Stafford: D’un point de vue géopolitique,
pourriez-vous nous donner un exemple de la manière dont la menace représentée
par Isis ou le conflit qui oppose la Russie et la Turquie pourrait s’élargir
à de nouvelles alliances ou de nouveaux déséquilibres de pouvoir ?
Robert Bensh: Nous voyons aujourd’hui
apparaître une nouvelle cartographie des relations géopolitiques. Et plus
spécifiquement, de nouveaux agendas politiques – certains incohérents – devraient
bientôt faire surface.
James Stafford: Nous savons que les relations
entre la Russie et les Etats-Unis restent concentrées sur Assad et la
question ukrainienne, et nous savons que les relations entre la Russie et la
Turquie ont le potentiel de basculer – mais y a-t-il des rééquilibrages moins
évidents ?
Robert Bensh: Prenons le Kazakhstan, par
exemple – un pays qui a énormément d’importance pour le monde de l’énergie.
Le Kazakhstan est aujourd’hui une arène géopolitique complexe. Le pays
appartient d’une part à l’Union économique eurasiatique dirigée par la
Russie, et la Russie est son plus gros partenaire commercial. Mais d’autre
part, la Turquie a également une grande importance commerciale pour le pays,
et les sociétés turques jouent un rôle majeur dans le pays. Ces relations
sont hautement stratégiques, et nous pourrions aller jusqu’à dire que la
Turquie a la plus grande importance stratégique pour le Kazakhstan. La
réponse du Kazakhstan à l’abattage d’un avion de chasse russe par la Turquie
illustre la position précaire dans laquelle se retrouve le pays ; un
membre du gouvernement ayant condamné cet acte, et le Ministre des affaires
étrangères étant immédiatement revenu sur les propos de son collègue. Le pays
tente désespérément de maintenir sa neutralité, mais il ne pourra pas le
faire bien longtemps.
James Stafford: Qu’est-ce que cela signifie pour
le pétrole ?
Robert Bensh: Afin d’en déterminer les
conséquences possibles, il faut observer les routes pétrolières. Le pétrole
du Kazakhstan est principalement exporté par la Mer Noire et la Méditerranée.
La Turquie a une très bonne carte en main, parce qu’elle contrôle les
détroits turcs et pourrait décider de ne pas laisser passer les navires
russes. La seule option qu’a aujourd’hui le Kazakhstan est de faire bonne
figure devant la Turquie pour s’assurer à ce que les détroits restent ouverts
tout en maintenant de bonnes relations avec la Russie. Ce sont les détroits
qui ont le plus d’importance à ses yeux.
James Stafford: Merci d’avoir pris le temps de
vous entretenir avec nous. Je sais que votre audience – et une majorité du
public américain – est désespéré de pouvoir comprendre ce qui se passe
vraiment, qui est réellement Isis, et de qui le monde devrait avoir peur. Le
public ne se sent pas en sûreté, ce qui crée d’autres dangers, et voit naître
de nombreuses stratégies mal avisées.
Robert Bensh: Une dernière chose. C’est
exactement dans des moments comme celui-ci que les plus fous font entendre
leur voix – et je ne gaspillerais pas votre temps à vous parler de certains
imbéciles milliardaires à la recherche d’attention. Seuls très peu d’analystes
dans le monde peuvent dépeindre une vision d’ensemble de la situation
actuelle. Personne ne sait vraiment ce qui arrivera ensuite. Isis est composé
de trop de groupes et d’alliances, et la menace émergente se fait de plus en
plus individuelle et donc imprévisible. Pour ce qui est du paysage
géopolitique, les agendas sont bien souvent pensés au fil des évènements.
Pour l’industrie de l’énergie, la situation est fort précaire. L’avenir de
pipelines est remis en question, et le conflit actuel pourrait redessiner la
carte du secteur énergétique.