Ce mois-ci, Thinkerview (dont j’ai déjà relayé quelques unes des réalisations) nous propose un entretien avec Élise Lucet, journaliste et présentatrice, un temps, du 19/20 sur France 3, et actuellement égérie de l’émission Cash Investigation.
Comme d’habitude, l’intégralité de l’interview est disponible dans la vidéo suivante qui aborde plusieurs questions d’actualité et rebondit essentiellement sur le rôle joué par l’équipe de Cash Investigation dans la révélation des Panama Papers.
Du reste, la question de la chasse aux vilains fraudeurs fiscaux semble pas mal tarauder la presse actuellement, qui ne loupe jamais une occasion de faire l’amalgame entre les montages financiers complexes mais légaux, l’optimisation fiscale elle aussi légale et la fraude, illégale. Le fait que la presse, massivement subventionnée en France, dépend directement de la bonne collecte de l’impôt explique peut-être cette tendance (mais nous y reviendrons).
Je vous laisse découvrir l’entretien qui, en moins de 50 minutes, aborde plusieurs de ces sujets et permet de se faire une bonne idée de ce que pense Élise Lucet de son travail. De mon côté, j’en retire quelques éléments de réflexion, à commencer par une mesure rapide de l’égo de la journaliste qui n’a manifestement pas rétréci au fil des années.
Certes, on peut lui accorder qu’en menant ses enquêtes, elle réalise un travail important, mais disons qu’elle manque peut-être un peu d’humilité lorsqu’elle évoque certaines affaires (« ils sont souvent surpris par notre niveau de connaissance » (2:09), « on a été au démarrage du LuxLeak» (3:10), « on a fait ce qu’on avait à faire » sur les Panama Papers vers 6:10, ou (les multinationales) « sont un peu moins tranquilles en ce moment » vers 20:10).
D’autant qu’en fait de connaissances fouillées, c’est parfois inégal.
On pourra se rappeler l’enquête de son équipe sur les méchants (méchants !) pesticides dans l’agriculture qui avait tout du brûlot sans aucune nuance, de surcroît bâtie sur une interprétation particulièrement sujette à caution d’un résultat spécifique. Le souci, c’est que si exposer un élément douteux de façon partisane demande peu d’énergie, il faudra en déployer énormément plus pour le débouter. On comprend qu’à ce petit jeu d’exposition médiatique, une émission qui dispose d’un canal privilégié peut, à ce compte, faire pas mal de dégâts.
Dès lors, certaines de ses positions apparaissent bien plus dictées par un désir de faire de l’audience pour l’audience, en brossant un auditoire dans un sens bien spécifique, que par une observation factuelle des problèmes qu’elle dénonce. Ainsi, on peut parfaitement comprendre qu’elle puisse dénoncer (vers 12:50) le lobbying des multinationales qui disposent de moyens importants et d’avocats à leur solde pour s’éviter des procès, mais on ne comprend pas qu’elle ne pose pas clairement sur la table le rôle de celui qui, dans l’affaire, a – de loin – le plus de moyens pour tripoter les lois, à savoir l’État, qui non seulement les écrit mais peut, en se parant de son rôle, les faire appliquer à coup de matraque s’il le faut.
Dans ce cadre, si on peut reconnaître sans mal la permanente nécessité de journalistes prêts à batailler contre ces multinationales pour leur faire retrouver le chemin de la loi, on s’étonne de ne pas trouver plus de ces mêmes journalistes prêts à batailler contre des politiciens qui utilisent la loi et les moyens de l’État pour commettre des exactions au moins aussi scandaleuses que ces multinationales. Ce ne sont pas les affaires crapuleuses, les secrets d’États scandaleux et le nombre stupéfiant d’acoquinements véreux qu’on peut trouver qui manqueraient pour alimenter son émission.
Et ce n’est certainement pas parce qu’une affaire comme celle de Jérôme Cahuzac sort une fois par mandature qu’on doit s’estimer heureux : il y a encore à ce jour un paquet de députés qui n’ont pas payés leurs impôts, qui sont en délicatesse avec le fisc, voire qui sont condamnés à des peines de prison et qui ne sont en rien inquiétés par les petites enquêtes d’Élise. Bien sûr, Élise Lucet entend (vaguement) les critiques qui lui sont faites sur sa propension assez marquée à taper sur les grosses entreprises (40:30) mais rétorque qu’elle attend de ces entreprises qu’elles respectent les lois. Certes, bravo. Mais dans ce cadre, le deux poids deux mesures apparaît un peu flagrant et très dommageable puisque dans le premier cas des multinationales, l’appel au boycott est toujours possible. Pour rire, tentez de boycotter le fisc sous prétexte qu’il n’a toujours pas fait son travail avec certains députés ou sénateurs pourtant en gros retard sur leurs paiements… Elise, si vous nous lisez, voilà des idées d’enquêtes qui cognent.
D’ailleurs, puisqu’Élise nous parle (abondamment) des Panama Papers, peut-être pourrait-elle enquêter en détail sur les noms français qui se bousculent dans le gros rond bleu du centre de cette infographique présentant les professions des cités dans ces papiers ? Ou est-ce trop facile ? Ou trop dangereux ?
En fait, Élise Lucet, bien que sincère dans ses propos, manque de recul sur son travail et sur les sujets qu’elle traite (« les journalistes sont obsédés par leurs enquêtes », dit-elle même à 38:20), ce qui l’amène à développer un biais d’analyse et à ignorer complètement certains acteurs pourtant majeurs, éléphants colorés dans un salon étroit, à commencer par le rôle de l’État notamment. Après tout, c’est lui qui définit ce qui est permis ou pas. Ce sont bien des accords bilatéraux étatiques qui autorisent ou non certaines pratiques fiscales. De ce point de vue, l’Irlande et le Luxembourg sont par exemple des abominables paradis fiscaux qui offrent leurs facilités à toujours plus de boîtes française ; peut-on réellement considérer que le problème provient de ces deux exemples dont les populations vivent très très bien « l’oppression » fiscale, ou le problème vient-il plutôt de l’État français que, tous les jours, des sociétés et des Français fuient justement pour ces pays-là ? La réponse ne viendra pas d’Élise, qui s’empresse de simplement dérouler sa petite bobine de laine argumentaire duveteuse.
Peut-être a-t-elle commodément oublié, comme je le notais en introduction, que la survie d’une grosse partie des médias français, à commencer par France Télévisions qui produit son émission, dépend instamment de la bonne collecte de ces impôts, tant ils sont subventionnés par l’État français ? Peut-être a-t-elle bel et bien ce petit biais qui lui fait voir une partie des problèmes (ceux liés à ces vilaines corporations sans freins ni lois), mais oublier toute l’autre partie (après tout, on ne lobbyise jamais que des politiciens puissants, hein) ?
Dès lors, et toujours en toute sincérité, peut-être ne se rend-elle pas compte que ses enquêtes ressemblent à s’y méprendre à du journalisme d’opinion, et plus vraiment à du « journalisme de vérité » comme elle le dit à la fin de l’interview, ce type de journalisme imposant qu’on sache taper aussi sur ceux qui distribuent le pognon gratuit lorsqu’ils sont en tort ?
Je conclurai cependant sur un autre point, plus positif : en évoquant ces affaires, Lucet sort deux réflexions qui me paraissent justes. D’une part, elle a compris l’importance du média internet pour obtenir des informations et elle admet clairement qu’il permet à n’importe qui d’exercer, à son échelle, le travail de journaliste qui l’occupe. Rendre publique et accessible cette idée que tout le monde peut participer à la société de l’information, que chacun d’entre nous peut potentiellement devenir un lanceur d’alerte, est nécessaire pour renforcer le pouvoir de l’individu face à la puissance publique.
D’autre part, et cela va de pair, elle constate l’émergence d’un journalisme d’investigation au niveau mondial, organisé et efficace. Si tant est que cette organisation ne sombre pas dans l’ornière d’un biais partisan ou d’une chasse aux sorcières sur l’un ou l’autre sujet (chose dont aucun organisme ne peut jamais totalement se prémunir), cela peut en effet constituer une excellente nouvelle pour le journalisme d’investigation.
L’avenir nous le dira.