Dans un récent article de Contrepoints, on pouvait lire une critique particulièrement virulente de « Marseille », la série politico-policière française produite par Netflix, qui, au demeurant, a bien du mal à déclencher autre chose que de la consternation chez le public habitué des productions de la maison américaine, pourtant régulièrement abonnée aux succès planétaires. En matière de séries, la France serait-elle maudite ?
On peut sérieusement se poser la question et ce d’autant plus lorsqu’on voit le décalage entre les productions étrangères, américaines en premier, et la production locale, invariablement touchée de cette grâce spéciale qui transforme l’or en plomb et le plomb en emmerdement soporifique mal joué, mal filmé, mal monté, mal scénarisé, mal dialogué et mal vendu.
La série « Marseille », dans ce cadre, bien avant d’être un exemple malheureux d’un ratage improbable, est plus le résultat d’habitudes et de méthodes spécifiques au terreau français. Oui, vous l’avez compris : cette série n’est pas un accident, mais bien l’aboutissement logique d’un environnement finalement fort défavorable à la production de séries de qualité. « Marseille », c’est assez malheureusement du WYSIWYG de la réglementation française en matière de production télévisuelle : elle est devenue tellement sévère que ce marché ne peut structurellement plus se développer pour produire des séries de qualité.
Il faut en effet savoir que la réglementation en question est composé de plusieurs lois, qui ajoutent chacune à leur tour un niveau supplémentaire de vexation et de contraintes aboutissant au (mauvais) résultat observé, sous les applaudissements du milieu professionnel et l’assoupissement complet des spectateurs.
Tout le monde connaît la première des grandes règles, à savoir le fait que les chaînes de télévision française historiques doivent diffuser chaque année 40% de séries françaises minimum. D’une part, cela fournit aux productions locales un débouché assuré au moins à proportion de ces 40%, ce qui n’est pas une réelle incitation à faire une série de qualité suffisante pour être exportée, par exemple, et d’autre part, cela encouragera les chaînes de diffusion à choisir d’autant plus minutieusement comment occuper les 60% de créneaux où elles sont libres ; le contraste en est alors d’autant plus fort.
La seconde règle est plus subtile, et impose à ces chaînes d’acheter des séries à des producteurs français indépendants d’elles. Ces achats doivent représenter a minima un certain pourcentage de leurs chiffres d’affaire (environ 10%, ce qui inclut aussi des travaux d’écriture et des prestations annexes). Oui, vous avez bien lu : en France, pays dont l’intelligentsia pleurniche son ultralibéralisme et son trop libre marché, on impose des achats à des entreprises, quelle qu’en soit la qualité.
Ajoutons à cela que les chaînes financent ou cofinancent ces productions… mais n’en sont pas propriétaires à hauteur de leur financement. Ainsi et par exemple, lorsqu’une chaîne finance une série à 100%, elle dispose des droits exclusifs de diffusion de celle-ci pendant seulement 42 mois. Ensuite, si elle veut garder ses droits de diffusion, elle doit racheter sa propre série.
Enfin, notons en troisième grande règle que les chaînes de télévision ont le droit de produire des séries télé en interne pour leurs antennes, mais jusqu’à un certain pourcentage du nombre total de fictions diffusées (15% pour M6 par exemple). Ceci rentre évidemment en collision avec le quota de 10% évoqué en seconde règle ci-dessus : une fois que les chaînes ont dépensé 10% de leurs chiffres d’affaires en séries françaises indépendantes, il ne reste plus beaucoup d’argent pour produire en interne. Bref, c’est un moyen efficace de ne pas faire concurrence aux producteurs indépendants…
L’association de ces trois règles ont des conséquences dévastatrices sur le marché français, et explique au moins en partie le ratage de Netflix sur « Marseille ».
D’une part, elles empêchent les chaînes françaises d’être propriétaires de leurs propres contenus et donc de développer une réelle compétence interne de production de séries. Petit-à-petit, les compétences techniques, artistiques et commerciales s’étiolent au profit d’acteurs tiers qui n’ont pas les contraintes de ces chaînes.
D’autre part, comme ces chaînes ne sont pas propriétaires de ces séries, et ne touchent donc rien sur les ventes de DVD par exemple, elles ne peuvent les valoriser qu’à la diffusion. Autrement dit, il faut que la série fasse le maximum d’audience pour rentabiliser l’investissement. On se retrouve donc avec des séries qui soit doivent être très populaires pour capter un large public, soit être aussi peu chères que possible pour limiter la casse sinon. La prise de risque étant alors totalement éliminée, on comprend pourquoi les séries qui marchent sont toutes faites sur le même format, et pourquoi celles qui tentent un format alternatif refoulent sérieusement du goulot en terme de qualité.
Enfin, et parce que suite à la seconde règle exposée ci-dessus, il y a une obligation de financement, la demande (des chaînes) est constante auprès des producteurs, qui ont alors assez peu d’incitation à satisfaire leurs clients : contents ou non, peu importe, ils doivent acheter. Du reste, ces producteurs sont d’ailleurs plus occupés à faire du lobbying pour défendre ce mode de financement qu’à innover, et économiquement, on les comprend…
À ces conséquences particulièrement visibles pour le téléspectateur, il faut ajouter celles, moins connues, pour le marché de la production audiovisuelle française. Actuellement, cette dernière est ainsi éclatée entre 2.300 producteurs indépendants, avec une poignée de grands groupes d’un côté, et une myriade de micro-structures, pour un chiffre d’affaires de 2,4 milliards d’euros. Les gros producteurs ont un revenu assuré grâce à leurs relations avec les chaînes et produisent, comme on l’a vu, avec une qualité discutable. Quant aux petits, ils ont trop peu de moyens pour produire de la qualité et n’arrivent donc pas à mettre le pied dans les grosses chaînes. Ils se concentrent sur la production de documentaires et de magazines, les séries étant dévolues aux gros producteurs.
En face de cette concentration néfaste des producteurs, on trouve essentiellement … quatre clients : France Télévisions (52% du financement total), TF1 (29% du financement total), Canal+ (8% du financement total) et M6 (11%). Avec la moitié du chiffre d’affaires du marché géré par l’État, on peut donc mesurer assez précisément l’impact sur la production française. Belle réussite, ne trouvez-vous pas ?
Le plus beau étant que ce qui se passe au niveau français va se reproduire sagement au niveau européen, comme nous l’expose un récent article de Numérama : en substance, au contraire d’une illusoire sauvegarde de notre patrimoine culturel (belle réussite), c’est le protectionnisme économique qui sera utilisé pour pousser les mêmes folies destructrices, avec, on peut s’en douter, le même résultat flamboyant. Miam.
Les leçons ne portent pas : même devant les évidences de la catastrophe française, même devant les résultats miteux obtenus jusqu’à présent à très grands frais et avec force argent public dépensé en pure perte, on continue comme si de rien n’était. La réalité, encombrante et désagréable, n’a pas cours pour les idéologues d’autant plus qu’elle ne leur permet pas de vivre au crochet de la société civile…
Dans ce monde fantasmé, le protectionnisme fonctionne (puisqu’on vous le dit). Les quotas sont bénéfiques (c’est comme ça). L’intervention des États bénéficie au consommateur. Et puis c’est tout (fermez le ban).