Dans ce pays, rien ne va plus : une entreprise privée dont l’État est actionnaire minoritaire se comporte de façon honteuse, et c’est inacceptable, voire carrément intolérable !
Alstom, tenant compte d’une baisse globale de ses commandes, a décidé de réorganiser sa production en la concentrant à Reichshoffen en Alsace. À l’horizon 2018, son site de Belfort ne sera plus consacré qu’à la seule maintenance et l’ensemble des salariés qui y travaillent actuellement recevront des propositions de relocalisation dans les autres sites de la compagnie. Malheureusement, tout ceci a été décidé par la direction du constructeur ferroviaire sans prévenir l’État plusieurs mois à l’avance. Et cette absence de comportement bisou-compatible, l’encombrant actionnaire minoritaire (à 20%) n’aime pas ça du tout du tout.
Pour le premier ministre, « la méthode employée par Alstom est inacceptable. (…) On ne peut pas prendre de telles décisions ainsi », puisque normalement, dans une République qui fonctionne correctement, les entreprises sont avant tout au service de la société, et d’autant plus si l’État en est actionnaire, même minoritaire, même en dessous de la minorité de blocage. Pas de doute, la direction d’Alstom a commis une grosse bourde. Chacun sait que les décisions doivent être prises en ayant préalablement prévenu les barons locaux, les ducs régionaux, les princes nationaux et toute la Cour républicaine, gouvernement en premier.
La réaction ne s’est pas faite attendre : le PDG d’Alstom Henri Poupart-Lafarge a été convoqué à Bercy jeudi dernier pour se voir imposer « une phase de négociation ». Et paf. On ne rigole plus. Non mais. À la suite de quoi, on ajoutera une bonne petite réunion interministérielle pour faire bonne mesure, qui permettra aux importants ministres concernés de prendre tout un tas de décisions pertinentes sur cette entreprise, décisions qui aideront, n’en doutons pas, le carnet de commande à se remplir et la situation à se normaliser tranquillement.
Parce que voyez-vous, le gouvernement sait. Enfin, le gouvernement sauf Ségolène Royal, qui a la tutelle sur les Transports, et qui a souligné jeudi sur France Inter que « nous regardons de très près ce qui se passe parce que personne n’y comprend plus rien ». Mais je vous rassure, le reste du gouvernement, lui, comprend et il sait comment vendre du train et de la loco en palettes de douze. Il sait comment négocier des contrats juteux, depuis le sous-marin jusqu’aux porte-hélicoptères en pack de deux en passant par l’avion de chasse éventuellement renifleur. Il sait aussi mener une stratégie industrielle efficace et lisible, avec un point focal pas trop lointain sur l’horizon au devant duquel il court à petites foulées rythmées grâce à ses mollets galbés. Il est comme ça, le gouvernement : lui et ses mollets galbés savent mieux que le patron d’Alstom comment il faut procéder, pourquoi il ne faut pas fermer des sites et qu’une bonne négociation, imposée, va permettre de résoudre des problèmes dont il n’avait absolument rien à carrer il y a encore quelques semaines.
C’est donc en toute logique que ce gouvernement-qui-sait ne s’en laissera pas conter. Qu’il ait convoqué le PDG d’Alstom est donc pure logique. Et toc.
Ceci posé, on ne peut s’empêcher de penser que si le gouvernement agit de la sorte compte-tenu de son immense savoir et de son actionnariat pourtant modeste dans l’entreprise suscitée, il ne serait que pure logique que les entreprises procèdent exactement de la même façon vis-à-vis du gouvernement. Réfléchissons deux secondes : toutes les entreprises sont des contribuables au budget de l’État et certaines le sont d’ailleurs bien plus que d’autres, participant de fait à des pourcentages plus du tout symboliques à la puissance publique.
Dès lors, il apparaîtra plus que normal que les directions de ces entreprises puissent, à leur tour, convoquer l’un ou l’autre ministre qui, ayant fait telle ou telle déclaration tonitruante dans une presse avide de tirage et d’audience, menacent ainsi leur modèle d’affaire, leurs commandes, leur avenir. Et les exemples ne manquent pas : depuis les changements de fiscalité rétroactifs décidés au dernier moment pour aller ponctionner une entreprise par trop juteuse et rentable, jusqu’aux promesses de l’un ou l’autre politicien d’interdire, du jour au lendemain, telle ou telle activité de l’entreprise, tout montre que ce que le gouvernement français reproche ici à la direction d’Alstom fait partie de la routine la plus triviale qu’il entreprend à l’égard de ces entreprises sur une base pluriquotidienne.
En outre, lorsqu’on a rappelé ces éléments pourtant évidents, une asymétrie flagrante apparaît : là où les directions des entreprises auraient fort à dire des comportements et déclarations de certains politiciens, et le feraient avec raison en argumentant leurs griefs de façon d’autant plus solide qu’elles savent assez précisément de quoi elles parlent, il n’en va en revanche pas du tout ainsi lorsqu’on inverse les rôles. Autant peut-on estimer que l’actuel PDG d’Alstom dispose d’une bonne information sur l’état général de son entreprise, information l’orientant vers la décision qu’il a prise, autant peut-on douter de la solidité des informations d’un ministre lorsqu’il ouvre son bec pour expliquer qu’il faut absolument taxer, retaxer et surtaxer telle boîte pour lui faire passer l’envie de faire des bénéfices indécents, qu’il faut lui interdire telle activité au motif que ça pourrait menacer une chasse gardée, etc.
D’autant que ce n’est pas comme si ces déclarations à l’emporte-pièce n’étaient généralement pas suivies, dans les jours qui suivent, d’une réaction appropriée, rapide et dévastatrice de l’entreprise visée. On pourra rappeler le passage des frais de transports Amazon à 0.01€ lorsqu’il lui fut interdit de les offrir à ses clients. On pourra rappeler l’apparition de la taxe « Sarkozy Barouin » dans les factures de Free suite aux décisions calamiteuse du couple politique. On pourrait évoquer les péripéties d’Uber, d’Apple, de Netflix. Etc… Les exemples abondent et tous pointent la même évidence : l’intervention de l’Etat se solde toujours par une catastrophe, à court, moyen ou long terme.
Finalement, cette affaire Alstom et la façon dont elle est en train de grossir médiatiquement en dit bien plus long sur l’hybris de nos politiciens que sur une quelconque capacité de leur part à gérer les affaires industrielles courantes. Bien malheureusement, les valets de notre République ont, depuis longtemps, oublié quelle était leur vraie place et quel était leur vrai rang, et ils s’imaginent encore volontiers en authentiques dirigeants d’industrie, mieux à même que le patron légitime de définir la stratégie des entreprises avec lesquelles ils décident d’avoir des mots.
Peut-être doit-on trouver dans cette attitude lamentable d’interventionnisme tous azimuts de nos dirigeants une excellente explication de la fuite des startups françaises vers l’étranger : la France semble bien dotée pour créer des entreprises innovantes, mais semble incapable de les conserver sur son sol. Oh, certes, le tabassage fiscal et paperassier dont elles sont l’objet doit expliquer assez bien leur comportement, mais avouez que l’atmosphère « business » si particulière qu’engendrent les réactions outrées de nos dirigeants dans le cas d’Alstom doit largement contribuer à ces départs…