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Si les certitudes font défaut à propos de la Grèce, les inconnues ne
manquent pas. Le 24 avril abandonné, le 11 mai est la nouvelle date butoir à
laquelle l’Eurogroupe pourrait désormais aboutir à un accord avec le
gouvernement grec, la veille d’un nouveau remboursement du FMI. Les
négociations sont au point mort, les membres du gouvernement grec opposant un
optimisme de façade à des dirigeants européens qui n’y croient plus et le
font savoir, leurs calculs déjoués et leur intransigeance sans effet. La
réforme du droit du travail et des retraites, l’augmentation de la TVA et le
programme de privatisations restent des points de blocage, comme l’a confirmé
Alexis Tsipras.
En révélant que Yanis Varoufakis serait venu lui demander à Washington des
délais de paiement, qu’elle aurait refusés, Christine Lagarde a donné le ton.
Un face à face s’est installé, dont nul ne sait combien de temps il peut
durer, car personne n’a intérêt à en précipiter le dénouement. Côté grec, il
est à nouveau demandé l’abandon de l’approche en deux temps imposée par les
autorités européennes – d’abord l’extension du plan de sauvetage, puis
ensuite la négociation d’un nouveau plan – et réclamé que les deux
négociations soient fusionnées. Ce qui impliquerait de discuter dès
maintenant du fond d’un problème qui reste éludé: le mystère du remboursement
de la dette.
S’étant refusés à prendre en compte les propositions de Yanis Varoufakis,
qui habilement n’impliquent aucune décote, les dirigeants européens veulent
aborder cette future négociation sur la base de l’acceptation préalable de
leur stratégie de désendettement, mais n’y parviennent pas. Ils persévèrent
en dépit de résultats 2014 de la Grèce non conformes aux prévisions, le gouvernement
précédent n’ayant pas atteint ses objectifs en termes de déficit public et
d’excédent budgétaire primaire. Si la dette publique a bien diminué, passant
de 319 milliards d’euros en 2013 à 317 milliards d’euros en 2014, elle a
augmenté de 175 % à 177 % rapportée au PIB…
Mesure conservatoire destinée à ne pas tout déclencher, la BCE continue de
régulièrement lever le plafond de l’aide d’urgence aux banques grecques,
ayant depuis longtemps transgressé la règle qui lui interdit de financer des
établissements dont la solvabilité n’est plus assurée. Le scénario d’un
défaut grec sans sortie de l’euro prend de la consistance au fil d’un temps
qui est compté mais que l’on ne sait pas mesurer. Il ne règlerait toutefois
un problème que pour en créer un autre : les banques grecques devraient être
recapitalisées par le Mécanisme européen de stabilité (MES), qui exigerait
des conditionnalités similaires à celles qui constituent aujourd’hui le cœur
du désaccord. L’étude d’un tel scénario a été démentie à Bruxelles, ce qui ne
mange pas de pain, mais cela ne fait rien avancer pour autant.
En Grèce, les rumeurs se multiplient à propos de la tenue d’élections
législatives anticipées ou d’un référendum que le gouvernement grec pourrait
décider, afin de renforcer sa position et la légitimité de son refus de toute
capitulation. La perspective d’une érosion de l’appui dont bénéficie l’équipe
au pouvoir ne se confirme pas dans les sondages, tandis que l’espoir d’un
éclatement de Syriza ne prend pas corps. Les autorités européennes se sont
donc remises à jouer à l’un de leurs jeux favoris, celui de la patate chaude,
mais celle-ci devient de plus en plus brûlante. Et si les commentaires vont
bon train sur l’absence de stratégie des dirigeants grecs, tout autant peut
en être dit pour les européens, si ce n’est plus.
Le sort réservé à la Grèce contribue à la montée d’un sentiment
anti-européen favorable à la sortie de l’euro, alimenté par les autorités
européennes et que le contre-exemple supposé de l’Espagne ne vient pas contredire,
bien que Wolfgang Schäuble y magnifie des réformes « très réussies ». À
condition de ne pas y regarder de trop près, car la croissance avec laquelle
le pays a renoué est fragile rendant la démonstration peu probante. Elle ne
provient pas des exportations, comme préconisé, mais d’une hausse de la
consommation interne favorisée par l’arrêt de la politique d’austérité en
cette année électorale, la baisse du pétrole et de l’essence, et
l’utilisation d’une épargne qui avait été prudemment mise de côté.
Cela n’a rien à voir avec la reprise vigoureuse dont se prévaut le
gouvernement espagnol, mais correspond à un simple rattrapage dont la
dynamique reste à se confirmer. Si le chômage a très légèrement diminué,
touchant toujours un quart des actifs et un jeune sur deux, la qualité des
emplois créés – temporaires ou partiels – relativise ce succès de façade. Les
déséquilibres s’accentuent entre les régions et les couches de la société,
fruit d’une croissance très mal distribuée. L’Association nationale des directeurs
et gérants des services sociaux a publié son rapport annuel sur « l’état
social de la nation », mettant en évidence une profonde fracture sociale qui
ne se résorbe pas. Aucun des membres de 1,8 millions de familles n’a un
emploi, ce qui représente un foyer sur dix. Deux millions d’espagnols
connaissent la pénurie alimentaire et trois millions d’entre eux ne
parviennent pas chauffer leur logement. L’exclusion s’est installée, et avec
elle la montée du racisme, de la xénophobie et de l’incivisme, selon
l’association dont les membres sont en étroite prise avec la réalité sociale.
Confrontés à l’échec de leur politique, dont ils tentent quand ils le
peuvent d’atténuer les effets pour ne pas en subir la sanction, les
dirigeants européens portent une double responsabilité écrasante : celle du
recul programmé d’une construction européenne qu’ils ne savent plus faire
progresser, ainsi que celle du développement d’inégalités structurelles
qu’ils ne peuvent ignorer, mais dont ils estiment qu’elles sont un prix à
payer. En retour, ils catalysent une crise politique chronique qui parcourt
toute l’Europe, dont ne sont encore observés que les prémices.
Le mot de la fin revient à Wolfgang Schäuble, à l’occasion d’une
conférence prononcée à Washington, où le FMI et la Banque mondiale tiennent
leurs réunions de printemps annuelles. Se prévalant d’une amitié avec les
ministres français Michel Sapin et Emmanuel Macron, il a assuré que « la
France serait contente que quelqu’un force le parlement » à voter des
réformes dures, en prenant comme exemple celles qui ont été accomplies en
Espagne. Ajoutant : « …mais c’est difficile, c’est la démocratie », ce qui
reste tout de même à démontrer à commencer par la Grèce.
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