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Le discours de John Galt
[personnage central d'Atlas Shrugged,
roman d’ Ayn Rand qui n'a jamais été traduit en
français] est un morceau majeur de la philosophie, car il expose les
racines profondes de l'idéologie étatiste, qui sont à
chercher en premier lieu, et dans l'ordre, dans les domaines de la
métaphysique, de l'épistémologie et enfin de
l'éthique. Ce n'est que lorsque les erreurs appartenant à ces
trois branches fondamentales de la philosophie sont corrigées que l'on
peut enfin aborder la question de la philosophie politique elle-même
pour la purger de ses sophismes, chose qui en réalité devient
évidente. C'est la démarche du personnage de John Galt dans son
discours, et c'est ce qui en fait la force et la pertinence. Pertinence telle
d'ailleurs que tous les symptômes, tous les sophismes étatistes
d'aujourd'hui, aussi variés et complexes soient-ils, sont
exposés dans ce texte âgé au moins d'un
demi-siècle, avec leurs causes profondes, leurs effets et leurs
solutions.
Bien que pour réellement comprendre Atlas Shrugged il soit nécessaire de le lire
intégralement, il n'existe probablement pas d'analyse plus juste, de compréhension
plus aboutie et de dénonciation plus pertinente de l'étatisme
que le discours de John Galt.
Résumé du contexte: La scène se passe à la
fin des années cinquante. John Galt, inventeur de génie, a
réussi à convaincre les principaux producteurs, entrepreneurs
et capitalistes des États-Unis, pressurés par un gouvernement
de plus en plus totalitaire, insultés par les médias et
haïs par les bien-pensants en tous genres, de se mettre en grève
pour démontrer au monde leur utilité. Ils se sont tous
réfugiés dans un lieu secret où ils ont fondé une
société nouvelle, libre. Pendant ce temps, privée de ses
cerveaux, l'Amérique sombre dans le chaos et la violence. Au moment
où M. Thomson, chef du gouvernement, se prépare à parler
à la radio pour rassurer la population épouvantée par
l'effondrement social et économique, l'antenne est interceptée
par John Galt lui-même...
Note
du traducteur, Pierre-Louis Boitel.
«
Mesdames, Messieurs, dit une voix provenant du haut-parleur de la radio, une
voix claire, calme, une voix décidée, de celles qui
n’avaient pas été entendues sur les ondes depuis des
années; Monsieur Thompson ne s’adressera pas à vous ce soir.
Il n’est plus temps pour lui, c’est à mon tour. Vous
étiez sur le point d’écouter un compte rendu de la crise
mondiale. C’est ce que vous allez entendre. »
Trois personnes sursautèrent en reconnaissant la voix, mais nul
n’y prêta garde au milieu du vacarme et des cris de la foule. La
première poussa un soupir de triomphe; la deuxième, de terreur;
la troisième; d’ahurissement. Ces trois personnes étaient
Dagny, le Docteur Stadler et Eddie Willers.
Personne ne se tourna vers Eddie; mais Dagny et le Docteur Stadler se
regardèrent. Elle vit sur son visage les marques de la plus horrible
terreur dont on puisse soutenir la vue. Il comprit qu’elle savait, et
son regard le dévasta comme si l’orateur en personne
l’avait giflé.
« Pendant douze ans, vous avez demandé: "Qui est John
Galt?" C’est John Galt qui vous
parle. Je suis l’homme qui attache un prix à son existence. Je
suis l’homme qui ne sacrifie pas sa vie et qui ne sacrifie pas ses
valeurs. Je suis l’homme qui vous a privé de vos victimes,
détruisant ainsi votre monde, et si vous voulez savoir pourquoi vous
périssez, vous qui redoutez la connaissance, je vais maintenant vous
le révéler. »
L’ingénieur en chef était le seul à pouvoir encore
bouger: il courut vers un poste de télévision et manipula
frénétiquement les boutons. Mais l’écran resta
noir. L’orateur ne voulait pas être vu. Seule sa voix emplissait
les ondes du pays – du monde entier, songea l’ingénieur en
chef –, comme s’il parlait ici, dans cette pièce, non
à un groupe, mais à un seul homme; ce n’était pas
le ton d’un tribun, mais celui du sage qui s’adresse à
l’esprit humain.
« Vous avez entendu dire que nous traversions un âge de crise
morale. Vous l’avez dit vous-même, en tremblant et en
espérant que les mots n’aient pas de sens. Vous avez gémi
que les péchés des hommes étaient en train de
détruire le monde et vous avez maudit la nature humaine pour sa
réticence à pratiquer les vertus que vous exigiez. Comme pour
vous la vertu est le sacrifice, vous avez demandé plus de sacrifice
lors de chaque nouveau désastre. Au nom du retour à la morale,
vous avez sacrifié tous les démons que vous avez cru être
la cause de votre malheur. Vous avez sacrifié la justice à la
pitié. Vous avez sacrifié l’indépendance à
l’unité. Vous avez sacrifié la raison à la foi.
Vous avez sacrifié la richesse au besoin. Vous avez sacrifié
l’estime de soi à l’autodénigrement. Vous avez
sacrifié le bonheur au devoir.
« Vous avez détruit tout ce que vous pensiez être mauvais
et réalisé tout ce que vous croyiez être bon. Alors,
pourquoi frémissez-vous d’horreur à la vue du monde qui
vous entoure? Ce monde n’est pas le produit de vos
péchés, il est le produit et l’image de vos vertus.
C’est votre idéal moral réalisé dans sa
plénitude. Vous vous êtes battus pour lui, vous en avez
rêvé et vous l’avez désiré, et moi, je suis
celui qui vous l’a accordé.
« Votre idéal avait un ennemi implacable, que vos principes moraux
étaient conçus pour détruire. J’ai supprimé
cet ennemi. Je l’ai retiré de votre chemin et placé hors
de votre portée. J’ai tari la source de tous ces maux que vous
étiez en train de sacrifier un à un. J’ai mis un terme
à votre combat. J’ai arrêté votre moteur:
j’ai privé votre monde de l’esprit humain.
« Vous dites que les hommes ne vivent pas de leurs facultés
intellectuelles? J’ai fait disparaître ceux qui en vivaient. Vous
dites que l’intelligence est stérile? J’ai fait
disparaître ceux dont l’intelligence ne l’était pas.
Vous dites qu’il y a des valeurs plus hautes que les facultés
intellectuelles? J’ai fait disparaître ceux pour qui il n’y
en avait pas.
« Pendant que vous traîniez vers l’autel du sacrifice les
hommes qui incarnaient la justice, l’indépendance, la raison, la
fortune, l’estime de soi, j’ai été plus prompt que
vous; je les ai atteints le premier. Je leur ai révélé
la nature du jeu auquel vous vous livriez et les principes moraux qui
étaient les vôtres, car ils avaient été trop
innocemment généreux pour les comprendre. Je leur ai
montré la voie pour vivre selon d’autres principes: les miens.
Et ce sont ceux-là qu’ils ont choisis.
« Tous les hommes qui ont disparu, ces hommes que vous haïssiez
avant d’être affolés de les avoir perdus, c’est moi
qui les ai séparés de vous. N’espérez pas nous
retrouver. Nous ne vous donnerons pas cette possibilité. Ne
prétendez pas que notre devoir est de vous servir. Nous ne
reconnaissons pas ce genre de devoirs. Ne gémissez pas que vous avez
besoin de nous. À nos yeux, le besoin ne donne aucune
légitimité à quelque exigence que ce soit. Ne
prétendez pas que vous avez des droits sur nous. Vous n’en avez
aucun. Ne nous suppliez pas de revenir. Nous sommes en grève, nous les
hommes de l’esprit.
« Nous sommes en grève contre l’auto-immolation. Nous
sommes en grève contre le principe des récompenses
imméritées et des obligations sans contrepartie. Nous sommes en
grève contre la doctrine qui condamne la poursuite du bonheur
personnel. Nous sommes en grève contre le dogme selon lequel toute vie
est entachée de culpabilité.
« Il y a une différence entre notre grève et toutes
celles que vous avez menées pendant des siècles. Notre
grève ne consiste pas à formuler des revendications, mais
à les satisfaire. Nous sommes mauvais, selon vos principes: nous avons
choisi de ne pas vous nuire plus longtemps. Nous sommes inutiles,
d’après vos théories économiques: nous avons
décidé de ne pas vous exploiter davantage. Nous sommes dangereux,
il faut nous enfermer, selon vos idées politiques: nous avons choisi
de ne plus vous mettre en danger et de ne pas encombrer vos prisons. Nous ne
sommes qu’une illusion, à en croire votre philosophie: nous
avons choisi de cesser de vous égarer en vous laissant libres de
regarder la réalité en face. La réalité que vous
vouliez, c’est le monde tel que vous le voyez maintenant, un monde
privé de l’esprit humain.
Nous vous
avons accordé tout ce que vous nous avez demandé, nous qui
avons toujours été les donneurs sans jamais le comprendre
jusqu’à présent. Nous n’avons aucune revendication
à vous transmettre, aucune clause à discuter, aucun compromis
à négocier. Vous n’avez rien à nous offrir. Nous
n’avons pas besoin de vous.
« Est-ce que vous vous lamentez, maintenant, disant: "Non, ce
n’est pas ce que nous voulions"? Un monde de ruines
d’où la pensée a disparu, n’était-ce pas
votre but? Ne vouliez-vous pas que nous vous quittions? Sournois cannibales
que vous êtes, vous avez toujours su ce que vous vouliez, je le sais
bien. Mais votre jeu est terminé, parce que maintenant, nous le savons
aussi.
« À travers les siècles, devant les désastres
engendrés par votre code moral, vous vous êtes plaint
qu’il avait été enfreint et que les fléaux qui
vous accablaient étaient autant de punitions à ces infractions.
Vous avez prétendu que les hommes étaient trop faibles et trop
égoïstes pour supporter la discipline sanguinaire qu’il
exigeait. Vous avez maudit l’homme, vous avez maudit l’existence,
vous avez maudit cette Terre, mais vous n’avez jamais osé remettre
vos principes en question. Vous avez maudit vos victimes en remerciement de
leur martyr, vous les avez accablées de reproches – tout en vous
apitoyant sur la noblesse de vos principes, et en déplorant que la
nature humaine ne soit pas assez bonne pour les mettre en pratique. Et
personne ne s’est élevé pour poser la question:
"'Bonne'? Selon quelle norme?"
« Vous vouliez connaître l’identité de John Galt? Je
suis celui qui a posé cette question.
« Oui, ceci est une époque de crise morale. Oui, vous subissez
la punition méritée pour le mal que vous avez fait. Mais ce ne
sont ni l’homme ni la nature humaine qu’il faut montrer du doigt.
Ce sont vos principes moraux qui sont en cause. Vos principes ont
été observés, et ils vous ont mené dans
l’impasse où ils devaient conduire. Et si vous voulez continuer
à vivre, ce que vous devez faire maintenant n’est pas de
retourner vers la morale – vous qui ne l’avez jamais connue
–, mais de la découvrir.
« Vous ne connaissez rien d’autre que la morale mystique et sociale.
On vous a enseigné que la morale était un code de conduite
arbitraire, imposé par le caprice d’un pouvoir surnaturel ou la
fantaisie d’une société; que ce code de conduite
était destiné à servir les desseins de Dieu ou le
bien-être de votre voisin, dans un futur d’outre-tombe ou le
présent de quelqu’un d’autre que vous-mêmes, mais
jamais votre vie et votre bien-être. On vous a dit que votre plaisir
relevait de l’immoralité, de même que la recherche de
votre intérêt. On vous a dit que la morale n’était
pas faite pour vous servir et vous aider, mais pour freiner vos élans.
« Pendant des siècles, le débat sur la morale a
opposé ceux qui proclamaient que votre vie appartenait à Dieu
et ceux qui proclamaient qu’elle appartenait à vos voisins; ceux
qui prêchaient que le bien était le sacrifice pour l’amour
de fantômes dans le Ciel et ceux qui prêchaient que le bien
était le sacrifice pour l’amour d’incapables sur la Terre.
Personne n’est venu vous dire que votre vie vous appartient et que le
bien est d’en jouir.
« Les deux camps étaient d’accords pour dire que la morale
exige de renoncer à vos facultés et à vos
intérêts personnels, qu’elle est incompatible avec la vie
pratique, qu’elle ne relève pas de la raison, mais de la foi et
de la force. Les deux camps s’accordaient sur
l’impossibilité d’une morale fondée sur la raison,
qui puisse distinguer rationnellement entre le bien et le mal, et
déterminer pourquoi il fallait agir moralement.
« Quels que soient les points sur lesquels ils s’opposaient
par ailleurs, tous vos moralistes se sont retrouvés sous
l’étendard de la lutte contre l’intelligence et la raison
humaines. Ce sont elles que leurs systèmes cherchaient à
détruire. Désormais vous avez le choix de mourir ou
d’apprendre que ce qui est contre la raison est contre la vie.
« L’esprit de l’homme est son moyen fondamental de survie.
La vie lui est donnée, mais pas les moyens de la perpétuer. Son
corps lui est donné, mais pas la nourriture nécessaire à
son entretien. Son esprit lui est donné, mais pas le contenu de cet
esprit. Pour rester en vie, l’homme doit agir, et avant d’agir,
il doit connaître la nature et le but de ses actes. Il ne peut se
nourrir sans savoir ce qu’est la nourriture, et sans connaître le
moyen d’en obtenir. Il ne peut creuser un trou ou construire un
cyclotron sans la connaissance des moyens nécessaires à ces
réalisations. Pour rester en vie, il doit penser.
« Mais penser est un choix. La clef de ce que vous appelez avec
insouciance la "nature humaine", le secret qui vous hante et que vous
redoutez tellement de formuler, est que l’homme est un être de
conscience volontaire. La raison n’est pas un automatisme; penser
n’est pas un processus machinal. Les enchaînements logiques ne
sont pas instinctifs. Votre estomac et votre coeur fonctionnent
mécaniquement. Pas votre esprit. Dans toute situation et à
chaque instant de votre vie, vous êtes libres de penser ou de ne pas
penser. Mais vous n’êtes pas libres d’échapper
à votre nature, au fait que la raison est votre moyen de survie. De
sorte que pour vous, êtres humains, "être ou ne pas
être" signifie "penser ou ne pas penser". Un être
de conscience volontaire n’a pas un comportement
prédéterminé. Il a besoin d’un code de valeurs
pour guider ses actes. Une "valeur" est ce qu’on cherche,
à travers l’action, à obtenir et à conserver. Une
"vertu" est une action par laquelle on obtient et conserve une
valeur. Une "valeur" présuppose une réponse à
la question: une valeur pour qui et pour quoi? Une "valeur"
présuppose une norme, un but et la nécessité d’une
action face à un choix. Là où il n’y a pas
d’alternative, aucune valeur n’est possible.
« Il n’y a fondamentalement qu’une alternative dans
l’univers: l’existence ou la non existence; et elle ne concerne
qu’une catégorie d’entités: les êtres vivants.
L’existence de la matière inanimée est inconditionnelle,
mais l’existence de la vie ne l’est pas: elle dépend
d’un processus d’action particulier. La matière est
indestructible: elle peut changer de forme, mais non cesser d’exister.
Il n’y a que les organismes vivants qui soient constamment face
à une alternative: la question de la vie ou de la mort. La vie est un
processus d’action qui s’autoperpétue et
s’auto-entretient. Si un organisme échoue dans cette tâche,
il meurt. Les éléments qui le composent subsistent, mais sa vie
disparaît. Seul le concept de "vie" rend possible celui de
"valeur". C’est seulement pour des entités vivantes
qu'une chose peut être bonne ou mauvaise.
« Une plante doit se nourrir pour survivre; la lumière,
l’eau, les éléments chimiques dont elle a besoin sont les
valeurs que sa nature lui ont fixé pour but; sa vie est la norme des
valeurs qui fondent ses actions. Mais une plante n’a pas le choix de
ses actes. Les conditions qu’elle rencontre peuvent varier, mais pas
son fonctionnement propre. Elle agit automatiquement pour perpétuer sa
vie, elle ne peut agir pour sa propre destruction.
« Un animal est outillé pour entretenir sa vie. Ses sens lui
fournissent un code d’action figé, un savoir immuable de ce qui
est bon et de ce qui est mauvais. Il n’a pas la capacité
d’étendre ce savoir ou de l’ignorer. Dans les cas
où ce savoir s’avère inadéquat, il meurt. Mais
aussi longtemps qu’il vit, il agit sur la base de ce savoir,
d’une manière automatique, assurée et
déterminée; il est incapable d’ignorer ce qui est bon
pour lui, incapable de décider de choisir le mal et d’agir pour
sa propre destruction.
« L’homme n’a pas de norme automatique de survie. Sa
spécificité par rapport aux autres organismes vivants est la
nécessité d’agir face à des alternatives, en
faisant des choix volontaires. Il n’a pas de savoir
prédéfini de ce qui est bon ou mauvais pour lui, des valeurs
dont sa vie dépend, et des moyens d’action appropriés
pour les atteindre. Allez-vous objecter qu’il possède un
instinct de survie? L’instinct de survie est précisément
ce qui lui fait défaut. Un "instinct" est un genre de savoir
infaillible et systématique. Un désir n’est pas un
instinct. Le désir de vivre ne vous donne pas le savoir
nécessaire à la vie. Et le désir de vivre n’est
même pas systématique chez l’homme: votre funeste secret
d’aujourd’hui est justement que vous ne désirez pas vivre.
Votre peur de la mort n’est pas un amour de la vie et ne vous donnera
pas la connaissance nécessaire pour la préserver. L’homme
doit construire son savoir et choisir ses actions par un processus de
pensée, et la nature ne lui donne pas d’indication pour le
réaliser. L’homme a le pouvoir d’agir en vue de sa propre
extermination – et c’est largement ce qu’il a fait
jusqu’à présent.
« Un être vivant qui considère ses moyens de survie comme
mauvais ne survit pas. Une plante qui s’acharnerait à
détruire ses racines ou un oiseau qui chercherait à se casser
les ailes ne demeureraient pas longtemps présents à
l’existence qu’ils affrontent. Mais l’histoire de
l’homme a été une lutte pour nier et détruire son
propre esprit.
« L’homme est un être rationnel, mais sa rationalité
est une question de choix – et l’alternative que sa nature lui
offre est la suivante: exister en tant qu’être rationnel ou exister
en tant qu’animal suicidaire. L’homme doit être homme
– par choix; il doit considérer sa vie comme une valeur –
par choix; il doit apprendre à l’entretenir – par choix;
il doit découvrir les valeurs nécessaires à sa survie et
pratiquer les vertus correspondantes – par choix.
« Un code de valeurs accepté par choix est un code moral.
« Qui que vous soyez, vous qui m’écoutez, je
m’adresse aux débris de vie restés intact au fond de
vous-mêmes, à votre reste d’humanité, à
votre intelligence, pour vous dire: il existe une morale rationnelle, une
morale propre à
l’homme,
et c’est la vie humaine qui en est la base et le point de
départ.
« Tout
ce qui est favorable à la vie d’un être rationnel
constitue le bien; tout ce qui lui est nuisible constitue le mal.
« La vie de l’homme, en accord avec sa nature, n’est pas la
vie de la brute décérébrée, du voyou saccageur,
ou du mystique chapardeur. C’est la vie d’un être pensant,
qui s’entretient non par la force et la fraude, mais par l’usage
de ce qu’il y a de plus haut et de plus efficace à cette fin: la
raison.
« La vie de l’homme est la référence de la morale,
mais c’est votre vie personnelle qui en est l’objectif. Si
l’existence sur terre est votre but, vous devez choisir vos actions et
vos valeurs en fonction de ce qui est propre à l’homme –
dans l’intention de préserver et d’accomplir cette
irremplaçable valeur qu’est votre vie.
« Puisque la vie exige un certain mode d’action, tout autre mode
la détruit; un être qui ne regarde pas sa propre vie comme le motif
et le but de ses actions, agit en fonction de motifs et de normes dont
l’issue est la mort. Un tel être est une monstruosité
métaphysique, qui lutte pour nier et contredire le fait même
qu’il existe et qui court aveuglément sur la voie de la
destruction dans une folie meurtrière incapable de propager autre
chose que la douleur.
« Le bonheur est la conséquence d’une vie réussie,
le malheur est une immixtion de la mort dans la vie.
« Le bonheur est l’état de conscience engendré par
l’accomplissement de ses valeurs. Un code moral qui vous défie
de trouver le bonheur dans la renonciation au bonheur –
d’approuver l’échec de vos valeurs, est une insolente
négation de la moralité. Une doctrine qui vous propose comme
idéal le rôle d’un animal sacrificiel demandant à
être égorgé sur l’autel de l’altruisme, vous
présente la mort comme modèle. Par la grâce de la
réalité et de la nature de la vie, l’homme – tout
homme – est une fin en lui-même, il existe pour lui-même,
et la poursuite de son propre bonheur constitue son plus haut but moral.
«Mais ni la vie ni le bonheur ne peuvent s’accomplir dans la
poursuite de lubies irrationnelles. Un homme peut certes tenter de survivre
sans tenir compte des exigences de sa nature: mais il périra. De
même, un homme peut chercher son bonheur dans n’importe quelle
escroquerie intellectuelle au lieu de poursuivre celui qui est propre
à sa nature; mais il ne trouvera que les affres de la frustration.
L’objectif de la morale est de vous enseigner, non la souffrance et la
mort, mais l’épanouissement et la vie.
« Rejetez donc ces parasites subventionnés, qui vivent à
profit de l’esprit des autres et proclament que l’homme n’a
nul besoin de moralité, de valeurs, de code de conduite. Eux qui se
prétendent scientifiques et claironnent que l’homme n’est
qu’un animal, le considèrent pourtant moins comme un
élément de la nature soumis comme tel à ses lois, que le
moindre des insectes. Ils reconnaissent que chaque espèce vivante possède
un mode particulier de survie propre à sa nature, ils ne
prétendent pas qu’un poisson puisse vivre hors de l’eau ou
qu’un chien puisse survivre sans son odorat; mais l’homme, le
plus complexe des êtres, peut survivre, selon eux, de n’importe
quelle manière; l’homme n’a pas d’identité,
pas de nature, et il n’y a pas de raison pratique pour qu’il
périsse quand ses moyens de survie sont détruits, quand son
esprit étranglé est mis à la disposition de leurs
fantaisies.
« Rejetez ces mystiques de la haine dévastatrice qui feignent
d’aimer l’humanité tout en prêchant que la plus
haute vertu humaine consiste à n’accorder aucune valeur à
sa propre vie. Vous disent-ils que le but de la morale est de réprimer
l’instinct de survie? C’est précisément pour sa
survie que l’homme a besoin d’un code moral. Le seul homme qui
veut pratiquer la morale est celui qui veut vivre.
« Non, vous n’êtes pas tenus de vivre si vous ne le voulez
pas; mais si vous choisissez de vivre, vous devez vivre en êtres
humains – par l’effort et le jugement de votre esprit.
« Non, vous n’êtes pas tenus de vivre en êtres
humains: c’est un acte de choix moral. Mais vous ne pouvez pas vivre
autrement – et l’alternative est cette vie pire que la mort que
vous observez maintenant en vous et autour de vous, cette situation impropre à
l’existence, qui vous rabaisse en dessous de l’animal, une
situation qui vous entraîne d’année en année
à travers une douloureuse agonie, vers une absurde et aveugle
autodestruction.
« Non, vous n’êtes pas tenus de penser: c’est un acte
de choix moral. Mais il a fallu que quelqu’un pense pour vous maintenir
en vie. Si vous choisissez de vous dérober à la pensée,
vous vous dérobez à l’existence en en transmettant la
charge à un être moral, en espérant qu’il sacrifiera
son bien-être pour vous permettre de survivre dans votre vice.
« Non, vous n’êtes pas tenus d’être des hommes;
et il est vrai que les hommes véritables ne sont plus parmi vous
aujourd’hui. J’ai éloigné vos moyens de survie
– vos victimes.
« Comment je m’y suis pris et ce que je leur ai dit pour
qu’ils s’en aillent, c’est ce que vous entendez maintenant.
Je leur ai tenu le discours que je prononce ce soir. C’était des
hommes qui vivaient selon mes principes, mais qui ne savaient pas quelles
grandes vertus cela représentait. Je les leur ai fait voir. Je les ai
aidé, non à réévaluer, mais simplement à
identifier leurs valeurs.
Nous, les
hommes de l’esprit, sommes désormais en grève contre vous
au nom de l’unique axiome qui est le fondement de notre code moral, et
qui est exactement l’antithèse du vôtre: cet axiome est que
l’existence existe.
« L’existence existe – et cela implique deux corollaires:
que la perception existe et que la conscience existe; la conscience
étant la faculté de percevoir ce qui existe.
« Si rien n’existe, il ne peut pas y avoir de conscience: une
conscience dénuée d’objet dont elle puisse être
consciente est une contradiction dans les termes. Une conscience consciente
uniquement d’elle-même est une contradiction dans les termes:
avant de pouvoir s’identifier elle-même comme conscience, il faut
qu’elle soit consciente de quelque chose. Si ce que vous
prétendez percevoir n’existe pas, vous n’avez aucune
conscience.
« Quelque soit le degré de votre savoir, vous ne pouvez
échapper à ces deux axiomes – existence et conscience;
ils constituent les préalables irréductibles à toute
action que vous engagez, à toute connaissance, vaste ou minuscule,
depuis le premier rayon de lumière que vous percevez à la
naissance jusqu’à l’érudition, aussi étendue
soit-elle, que vous aurez acquise à la fin de vos jours. Que vous
sachiez reconnaître un caillou ou décrire la structure du
système solaire, les axiomes demeurent identiques: que cela existe et
que vous le savez.
« Exister, c’est être quelque chose, différent du
néant de l’inexistence, c’est être une entité
d’une nature spécifique, munie d’attributs particuliers.
Il y a des siècles, l’homme qui reste malgré ses erreurs,
le plus grand de nos philosophes, a commencé à formuler le
concept d’existence et le principe de tout savoir: A est A. Une chose
est elle-même. Vous n’avez jamais saisi le sens de cet
énoncé. Je suis ici pour le compléter: L’existence
c’est l’identité, la conscience c’est
l’identification.
« Quoique vous considériez, action, qualité ou objet, les
lois de l’identité restent les mêmes. Une feuille n’est
pas une pierre, elle ne peut être au même moment et sous le
même rapport entièrement rouge et entièrement verte, elle
ne peut geler et se consumer en même temps. A est A. Plus
familièrement: vous ne pouvez manger deux fois le même
gâteau.
« Vous voulez savoir ce qui ne va pas dans le monde? Tous les
désastres qui l’ont ruiné sont dus aux tentatives de vos
chefs de nier que A est A. L’horrible secret que vous craignez de
découvrir et tout le malheur qui s’abat sur vous sont dus
à vos propres tentatives de nier que A est A. Le but de ceux qui vous
ont entraîné dans cette voie était de vous faire oublier
que l’homme est l’homme.
« L’homme ne peut survivre que par la connaissance et la raison
est son seul moyen de l’acquérir. La raison est la
faculté qui perçoit, identifie et intègre les
informations fournies par les sens. La fonction des sens est de lui donner
des preuves de l’existence, mais la tâche de
l’identification incombe à la raison; les sens se bornent à
l’informer que quelque chose existe, mais c’est à
l’esprit d’apprendre ce que c’est.
« Toute pensée est un processus d’identification et
d’intégration. Un homme perçoit une forme colorée;
en intégrant les données de sa vue et de son toucher, il
apprend à l’identifier comme un objet solide; il apprend
à identifier cet objet comme une table; il apprend que la table est
faite de bois; il apprend que le bois est constitué de cellules, que
les cellules sont formées de molécules, que les
molécules sont composées d’atomes. Pendant tout ce
processus, le travail de son esprit consiste à répondre
à une seule question: "Qu’est-ce que c’est?". Le
moyen dont il dispose pour établir la vérité est la
logique, et la logique est fondée sur l’axiome qui énonce
que l’existence existe. La logique est l’art de l’identification
non contradictoire.
« Une contradiction ne peut exister. Un atome est lui-même,
l’univers aussi. Rien ne peut contredire sa propre identité. Pas
plus que la partie ne peut contredire le tout. Aucun concept formé par
l’homme n’est valide s’il n’est intégré
sans contradiction dans la somme de ses connaissances. Parvenir à une
contradiction, c’est avouer la présence d’une erreur de
pensée; accepter une contradiction, c’est renoncer à son
esprit et s’exclure soi-même du domaine de la
réalité.
« La réalité est ce qui existe; l’irréel ne
peut exister; l’irréel n’est rien de plus que cette
négation de l’existence que devient toute conscience humaine qui
tente d’abandonner la raison. La vérité est la
reconnaissance de ce qui est; la raison est le seul moyen de parvenir
à la connaissance, le seul critère de la vérité.
« La question la plus perverse que vous puissiez poser est: "La
raison de qui?" La réponse est: la vôtre. Il importe peu
que votre savoir soit vaste ou modeste, c’est votre esprit à
vous qui doit l’acquérir. Il n’y a que votre propre savoir
qui vous permette d’agir. Vous ne pouvez revendiquer, vous ne pouvez
demander aux autres de prendre en considération que votre savoir
personnel. Votre esprit est votre seul juge de la vérité
– et si certains ont une opinion différente de la vôtre,
c’est la réalité qui tranchera entre vous. Seul
l’esprit humain peut accomplir ce processus d’identification
complexe, délicat et crucial qu’est le fait de penser. Seul
votre jugement personnel peut diriger ce processus. Et seule
l’intégrité morale peut guider votre jugement.
« Vous parlez de "l’instinct moral" comme s’il
s’agissait d’une aptitude opposée à la raison alors
que la raison humaine est précisément sa faculté morale.
Une conduite rationnelle est un processus de choix permanent en
réponse à la question: vrai ou faux? Oui ou non? Une graine
doit-elle être plantée en terre pour grandir – oui ou non?
Faut-il désinfecter la plaie d’un blessé pour le soigner
– oui ou non? Peut-on convertir l’électricité
atmosphérique en énergie cinétique – oui ou non?
Ce sont les réponses à de telles questions qui sont à
l’origine de tout ce que vous avez aujourd’hui – et ces
réponses ont été fournies par un esprit humain, dans un
dévouement sans faille à la vérité.
«Un processus rationnel est un processus moral. Vous pouvez vous
tromper à chaque étape, sans aucune autre garantie que votre
propre rigueur; vous pouvez chercher à tricher, à falsifier les
faits et éviter l’effort de la recherche – mais dans la
mesure où le dévouement à la vérité est le
sceau de la moralité, il n’y a rien de plus grand, de plus noble
et de plus héroïque que l’acte d’un homme qui prend
la responsabilité de penser.
« Ce que vous appelez "âme" ou "esprit",
c’est votre conscience; ce que vous appelez "libre arbitre",
c’est votre liberté de penser ou de ne pas penser: c’est
l’origine de toute votre volonté, de toute votre liberté,
le choix ultime qui commande tous les choix que vous faites, qui
détermine votre personnalité et votre vie.
« La pensée est la vertu première de l’homme, de
laquelle toutes les autres découlent. Et son vice premier, la source
de tous ses maux, est cet acte inqualifiable que vous pratiquez tous en
refusant obstinément de l’admettre: la fuite, la suspension
intentionnelle de la conscience, le refus de penser – non
l’aveuglement, mais le refus de voir; non l’ignorance, mais le
refus de savoir. C’est l’acte de ne pas concentrer votre esprit,
de le noyer dans un brouillard intellectuel, afin de n’avoir pas
à endosser la responsabilité de juger, et cet acte repose
ultimement sur cette prémisse inavouable: que les choses cesseront
d’exister si vous refusez de les identifier, que "A" ne sera
pas "A" tant que vous ne l’aurez pas admis.
« Ne pas penser est un acte nihiliste, un désir de nier
l’existence, une tentative d’anéantissement de la
réalité. Mais l’existence existe; la
réalité est inébranlable, c’est elle qui
détruit ceux qui la rejettent. En refusant de dire "Cela
est", vous refusez de dire "Je suis". En suspendant votre
jugement, vous reniez votre personne. Quand un homme déclare:
"Qui suis-je pour savoir?", il déclare: "Qui suis-je
pour vivre?"
« Voilà votre premier choix moral, à chaque instant et en
toute circonstance: la pensée ou la non pensée,
l’existence ou la non-existence, A ou non A, la réalité
ou le néant.
« La tendance rationnelle d’un homme place la vie à
l’origine de toute action. Sa tendance irrationnelle y place la mort.
« Vous dîtes sottement que la morale est relative au contexte
social et que l’homme pourrait s’en passer sur une île
déserte – alors que c’est précisément sur
une île déserte qu’il en aurait le plus besoin. Laissez-le
claironner, votre Robinson, quand il n’y a pas de dupe à
exploiter, qu’un rocher peut servir de maison et un tas de sable de
vêtements, que la nourriture va lui tomber toute cuite dans le bec,
qu’il pourra moissonner demain en consommant son stock de semences
aujourd’hui; la réalité aura vite fait de le dresser,
comme il le mérite. La réalité lui montrera que la vie
est une valeur à conquérir et que la pensée est
nécessaire à cette conquête.
« Si j’utilisais votre langage, je dirais qu’il n’y a
qu’un commandement moral: "Tu penseras". Mais un
"commandement moral" est une contradiction dans les termes. Est
moral ce qui est choisi, non ce qui est imposé; ce qui est compris,
non ce qui est aveuglément exécuté. Est moral ce qui est
rationnel, et la raison ne reçoit pas d’ordres.
« La morale dont je vous parle, celle qui se fonde sur la raison, se
résume à un seul axiome: l’existence existe; et à
un seul choix: la vie. Tout le reste en découle. Pour vivre,
l’homme doit tenir trois valeurs en haute estime: la raison,
l’intentionnalité et l’estime de soi. La raison, comme son
seul moyen de connaissance; l’intentionnalité, comme son choix
en faveur du bonheur que ce moyen doit lui permettre d’atteindre;
l’estime de soi, comme la certitude inébranlable que son esprit
est capable de penser et qu’il est digne d’être heureux, ce
qui signifie: digne de vivre. Ces trois valeurs sont la base de toutes les
vertus humaines, qui sont elles-mêmes liées à
l’existence et à la conscience. Ces vertus sont la
rationalité, l’indépendance,
l’intégrité, l’honnêteté, la justice,
la productivité et la fierté.
« La rationalité est la reconnaissance du fait que l’existence
existe, que rien ne peut modifier la réalité et que rien ne
doit supplanter l’acte de la percevoir, c’est-à-dire
l’acte de penser; que la raison est notre seul juge des valeurs et
notre seul guide d’action; que la raison est un absolu qui
n’admet pas de compromis; que la moindre concession à
l’irrationnel détruit la conscience en la détournant de
la perception des faits de la réalité au profit de leur
falsification; que la foi, loin d’être un raccourci vers la
connaissance, n’est qu’un court-circuit qui détruit
l’esprit, que l’acceptation d’une allégation
mystique est un désir d’annihilation de l’existence qui
concrètement, dévaste la conscience.
« L’indépendance est la reconnaissance du fait que vous
êtes responsables de votre jugement et que rien ne peut vous y
soustraire; que personne ne peut penser à votre place, de même
que personne ne peut vivre à votre place; que le plus destructeur, le
plus méprisable abaissement est d'accepter de subordonner votre esprit
à celui d’un autre, de reconnaître son autorité sur
votre cerveau, de considérer ses assertions comme des faits, ses
affirmations comme des vérités, ses ordres comme des
intermédiaires entre votre conscience et votre existence.
« L’intégrité est la reconnaissance du fait que
vous ne pouvez nier votre conscience, de même que
l’honnêteté est la reconnaissance du fait que vous ne
pouvez nier l’existence: que l’homme est une entité
indivisible de matière et de conscience, et qu’on ne peut
opérer aucune séparation entre son corps et son esprit, entre
son action et sa pensée, entre sa vie et ses convictions; que, tel un
juge incorruptible, il ne peut sacrifier ses convictions aux désirs
d’autrui, quand bien même l’humanité entière
l’en supplierait ou le menacerait; que le courage et l’assurance
sont des nécessités pratiques, le courage étant la
façon concrète de vivre une existence véridique, de
vivre dans la vérité, et l’assurance la façon
concrète d’être véridique vis-à-vis de sa
propre conscience.
« L’honnêteté est la reconnaissance du fait que l’irréel
est irréel et qu’il ne peut avoir aucune valeur, que ni
l’amour, ni la gloire, ni l’argent ne sont des valeurs
s’ils sont obtenus frauduleusement; que toute tentative d’obtenir
une valeur en abusant l’esprit des autres revient à placer vos
dupes dans une position plus élevée que celle qu’ils
méritent, à encourager leur aveuglement, leur refus de penser
et leur fuite devant la réalité, et à faire de leur
intelligence, leur rationalité et leur perception, des ennemis
à fuir et à redouter; que vous devez refuser de vivre dans la
dépendance, surtout quand il s’agit de dépendre de la
bêtise d’autrui, ou comme un idiot qui cherche à
prospérer en faisant l’idiot; l’honnêteté
n’est pas un devoir social, ni un sacrifice au bénéfice
d’autrui, mais la plus profondément égoïste des
vertus que l’homme puisse pratiquer: son refus de renoncer à la
réalité de sa propre existence au profit de la conscience
égarée des autres.
« La justice est la reconnaissance du fait que vous ne pouvez tricher
avec la nature humaine, de même que vous ne pouvez falsifier les lois
de l’univers; que vous devez juger chaque homme aussi
consciencieusement que vous jugeriez un objet inanimé, dans le
même respect incorruptible de la vérité, par un processus
d’identification et d’analyse strictement rationnels; que chaque
homme doit être jugé pour ce qu’il est et traité en
conséquence; que, de même que vous achetez moins cher un morceau
de fer rouillé qu’un lingot l’or, vous avez moins
d’estime pour un bon à rien que pour un héros; que votre
jugement moral est la monnaie avec laquelle vous rémunérez les
hommes pour leurs vertus et leurs vices, et que ce paiement exige de vous la
même conduite irréprochable que celle que vous adoptez lors de
vos transactions financières; que vous devez tenir les vices des
hommes pour méprisables, et admirer leurs vertus; que laisser
d’autres soucis prendre le pas sur celui de la justice revient à
dévaluer votre monnaie morale, corrompre le bien en faveur du mal, car
une défaillance de la justice affaiblit toujours le bien et renforce
toujours le mal; que la banqueroute morale consiste à accepter que les
hommes soient punis pour leurs vertus et récompensés pour leurs
vices; qu’enfin la disparition de la justice mène à l’effondrement,
à la dépravation complète et à ce culte de la
mort qu’est la consécration de la conscience à la
destruction de l’existence.
« La productivité est votre acceptation de la moralité,
la reconnaissance du fait que vous choisissez de vivre; que le travail
productif est le processus par lequel la conscience de l’homme
entretient sa vie, un processus perpétuel et intentionnel
d’acquisition de la connaissance et de transformation de la nature, de
matérialisation des idées, d’imprégnation de ses
propres valeurs dans le monde; que tout travail est créatif s’il
est issu d’un esprit pensant et non de la répétition
stupide d’une routine que d’autres lui ont enseigné;
qu’il vous appartient de choisir votre travail, dans un champ de
possibilités aussi étendu que votre esprit même, car rien
de plus ne vous est possible et rien de moins n’est digne d’un
humain; que chercher à exercer des emplois qui dépassent vos
capacités ferait de vous un automate stressé gaspillant son
temps et son énergie; de même que vous complaire dans un
métier qui n’exige pas que vous donniez le meilleur de
vous-même, serait freiner vos élans et vous fourvoyer tout
autant: car ce serait oublier que votre travail est le processus par lequel
vous réalisez vos valeurs, et que perdre l’ambition de
réaliser vos valeur, c’est renoncer à vivre; ce serait
oublier que si votre corps est une machine, c’est à votre esprit
de le guider, aussi loin qu’il le pourra, avec la réussite comme
objectif; qu’un homme sans but est une barque à la dérive
prête à être broyée par le premier rocher venu,
qu’un homme qui ne développe pas son esprit est une machine en
panne vouée à la rouille, qu’un homme qui laisse autrui
décider de son destin n’est qu’un déchet
qu’on amène au tas d’ordures; qu’un homme qui fait
des autres son but est un auto-stoppeur sans destination qu’aucun
conducteur ne devrait jamais prendre; que votre travail est le but de votre
vie et que vous devez écarter à l’instant tous ceux qui
prétendent avoir des droits dessus, que chaque valeur que vous pouvez
trouver ailleurs que dans votre travail, amour ou admiration, ne doit
être partagée qu’avec ceux que vous choisissez, et qui
poursuivent les mêmes buts que vous en toute indépendance.
« La fierté est la reconnaissance du fait que vous
êtes vous-même votre plus haute valeur et que, comme toutes les
valeurs de l’homme, celle-ci doit être méritée, que
la construction de votre propre personnalité est la condition
préalable à toute réussite; que votre caractère,
vos actes, vos désirs, vos émotions émanent de votre
esprit; que, de même que l’homme doit produire les biens
matériels nécessaires à sa vie, il doit acquérir
les traits de caractère qui donnent de la valeur à cette vie;
que, de même que l’homme est un autodidacte dans le domaine matériel,
il est un autodidacte dans le domaine spirituel; que vivre exige une certaine
estime de soi, mais que l’homme, qui n’a pas de valeurs
innées, n’a pas non plus de fierté innée: il doit
la construire en façonnant son âme à l’image de son
idéal moral, celle de l’Homme avec un grand “H”, cet
être rationnel qu’il est fait pour devenir, s’il le veut;
que la condition nécessaire à l’estime de soi est cet
amour-propre rayonnant d’une âme qui désire ce qu’il
y a de meilleur dans tous les domaines, matériels ou intellectuels,
une âme qui aspire par dessus tout à sa propre perfection
morale, ne plaçant rien au dessus d’elle; et que la preuve de
votre estime de vous-mêmes est votre répugnance et votre
révolte contre le rôle d’animal sacrificiel, contre
l’odieuse impertinence de tout credo qui propose d’immoler cette
valeur irremplaçable qu’est votre conscience et cet incomparable
trésor qu’est votre existence en faveur de la fuite aveugle et
de la pourriture intellectuelle qu’on vous propose à la place
« Est-ce que vous commencez à comprendre qui est John
Galt? Je suis l’homme qui a gagné ce pour quoi vous ne vous
êtes pas battus, ce à quoi vous avez renoncé, ce que vous
avez trahi et corrompu sans toutefois réussir à le
détruire complètement, et que vous cachez maintenant comme un
secret honteux, en passant votre vie en excuses devant chaque cannibale
professionnel, de peur qu’on découvre que quelque part à
l’intérieur de vous, vous mourrez d’envie de dire ce que
je dis maintenant devant le monde entier: je suis fier de ma propre valeur et
je suis fier d’aimer la vie.
« Ce désir – que vous partagez quoique vous vouliez le
considérer comme mauvais – est la dernière
étincelle de bien au dedans de vous, mais c’est un désir
dont il faut se rendre digne. Le bonheur est le seul but moral de
l’homme, mais il ne peut être atteint que par l’exercice de
la vertu. La vertu n’est pas un but en soi. Il n'y a pas de
récompense propre à la vertu, et la vertu n’est pas non
plus la rançon du mal. La vie est la récompense de la vertu et
le bonheur est le but et la récompense de la vie.
« Votre corps connaît deux sensations fondamentales, le plaisir
et la douleur, en signe de bien-être ou d’altération, qui
sont un baromètre de l’alternative ultime, la vie ou la mort; de
même votre conscience connaît deux émotions fondamentales,
la joie et la peine, en réponse à la même alternative.
Vos émotions sont une appréciation de ce qui est favorable
à votre vie ou de ce qui la menace et qui synthétisent en un
éclair la somme de vos pertes ou profits. Vous ne pouvez agir sur
votre capacité à sentir ce qui est bon ou mauvais pour vous,
mais ce que vous considérez comme bon ou mauvais, ce qui vous donne de
la joie ou de la peine, ce que vous aimez ou haïssez, ce que vous
désirez ou redoutez, cela dépend de votre échelle de
valeurs. Les émotions sont inhérentes à votre nature,
mais leur contenu est dicté par votre esprit. Votre capacité
émotionnelle est un moteur vide, et vos valeurs sont le carburant avec
lequel votre esprit le remplit. Si vous choisissez un mélange contradictoire,
votre moteur sera obstrué, votre transmission grippée, et vous
serez brisé à votre première tentative de mettre en
marche la machine que vous, le conducteur, aurez sabotée.
« Si vous tenez l’irrationnel comme échelle de valeur et
l’impossible comme concept du bien, si vous attendez des
récompenses que vous n’avez rien fait pour mériter, une
fortune ou un amour dont vous n’êtes pas dignes, si vous
espérez que les lois de la causalité seront
défaillantes, que A deviendra non A selon vos caprices, c’est
que vous désirez l’opposé de l’existence; et vous
allez l’avoir. Ne vous plaignez pas alors de ce que la vie est
frustrante et que le bonheur n’est pas accessible à
l’homme; vérifiez votre carburant: il vous a amené
là où vous vouliez aller.
« Le bonheur ne peut être atteint sur ordre de caprices
émotionnels. Le bonheur n’est pas la satisfaction de
n’importe quel désir irrationnel auquel vous pourriez vous
abandonner aveuglément. Le bonheur est un état de joie non
contradictoire – une joie sans ombre ni culpabilité, une joie
qui ne s’oppose à aucune de vos valeurs et qui ne vous
mène pas à votre perte; vous ne pouvez l’atteindre en
échappant à la raison, que vous devez au contraire utiliser
pleinement, vous ne pouvez l’atteindre non plus en falsifiant la
réalité, mais en accomplissant des valeurs réelles; le
bonheur n’est pas le lot de l’ivrogne, mais celui du producteur.
Le bonheur n’est permis qu’à l’homme rationnel,
celui qui ne poursuit rien d’autre que des buts rationnels, n’aspire
qu’à des valeurs rationnelles, et trouve sa joie seulement dans
des actes rationnels.
« De même que j’entretiens ma vie, non pas en volant ou en
mendiant, mais par mon propre effort, de même je ne cherche pas
à trouver mon bonheur dans l’affrontement ou la supplication,
mais dans l’accomplissement personnel. De même que je ne
considère pas le plaisir des autres comme le but de ma vie, je ne
considère pas non plus mon plaisir comme le but de la vie des autres.
De même qu’il n’y a pas de contradiction dans mes valeurs
ni de conflit entre mes désirs, il n’y a pas non plus de
victimes ou de conflits d’intérêt entre des hommes
rationnels, des hommes qui ne désirent pas ce qu’ils n’ont
pas gagné et qui ne se regardent pas les uns les autres avec une
avidité de cannibales, des hommes qui ne font ni ne demandent aucun
sacrifice.
« Le symbole de toute relation entre de tels hommes, le symbole moral
du respect de l’être humain, c’est le commerce. Nous qui
vivons de nos valeurs et non du pillage, sommes des commerçants,
à la fois matériellement et spirituellement. Un
commerçant est un homme qui gagne ce qu’il possède et
donne ce qu’il doit en retour. Un commerçant ne demande pas
d’être payé pour ses manquements, pas plus qu’il ne
veut être aimé pour ses défauts; un commerçant ne
donne pas son corps en pâture ni son âme en aumône. De
même qu’il ne donne le fruit de son travail qu’en
échange de valeurs matérielles, il donne les valeurs de son
esprit – son amour, son amitié, son estime – seulement en
échange de vertus humaines, en paiement pour le plaisir personnel et
égoïste, qu’il reçoit des hommes qu’il juge
dignes de traiter avec lui. Les parasites mystiques qui, à travers les
âges, ont insulté et méprisé les
commerçants, tout en honorant les mendiants et les pillards, avaient
un motif secret: le commerçant était l’être
qu’ils redoutaient, le modèle de l’homme juste.
« Savez-vous
quelle est mon obligation morale envers mes frères en humanité?
Aucune, si ce n’est celle que je me dois à moi-même, aux
objets de l’univers et à tout ce qui existe: la rationalité.
Je traite avec les hommes comme l’exige ma nature et la leur: à
l’aide de la raison. Je n’attends rien d’autre de leur part
que des relations dans lesquelles ils désirent entrer parce
qu’ils l’ont choisi. Il n’y a qu’avec leur esprit que
je peux traiter et uniquement dans mon intérêt personnel,
lorsqu’ils constatent que mon intérêt coïncide avec
le leur. Quand ce n’est pas le cas, je ne noue pas de relation. Je
laisse ceux qui n’ont pas d’intérêt commun avec moi
passer leur chemin sans dévier du mien. Je convainc uniquement par des
moyens logiques et ne me rends qu’à la logique. Je
n’abandonne pas ma raison ou mes affaires parce que des hommes ont
abandonné les leurs. Je n’ai rien à attendre des idiots
et des lâches; je n’attends aucun bénéfice des
vices humains, de la bêtise, de la malhonnêteté ou de la
peur. La seule valeur que les hommes puissent m’offrir est le fruit de
leur pensée. Quand je suis en désaccord avec un homme
rationnel, je laisse la réalité trancher entre nous; celui de
nous deux qui a tord en tire les leçons. L’un de nous gagne,
mais les deux en profitent. Quelque soit le sujet du désaccord, il y a
un acte funeste qui ne doit être commis en aucun cas contre quiconque,
et que personne ne doit tolérer ni pardonner. Aussi longtemps que les
hommes désireront vivre ensemble, aucun d’entre eux –
m’entendez-vous? – aucun d’entre eux ne devra prendre
l’initiative de la force physique contre les autres.
« Introduire la menace de la destruction physique entre un homme et sa
perception de la réalité revient à nier et paralyser ses
moyens de survie; le forcer à agir à l’encontre de son
propre jugement revient à le forcer à agir en dépit de
ce qu’il voit de ses yeux. Qui que ce soit, pour quelque raison que ce
soit, qui prend l’initiative de la force, est un assassin agissant sur
la base d’une prémisse mortelle, un tueur qui perpétue un
acte en quelque sorte pire que le meurtre: car il repose ultimement sur la
tentative de détruire la capacité de l’homme à
vivre.
« Ne m’objectez pas que votre esprit vous a convaincu de votre
droit de forcer le mien. La force et l’esprit sont opposés; la
morale s’arrête la où apparaît le fusil. Quand vous
déclarez que les hommes sont des animaux irrationnels et que vous
proposez de les traiter comme tels, vous vous définissez vous-mêmes
et vous vous excluez vous-mêmes de l’arbitrage de la raison; de
même que tout partisan d’un discours contradictoire s’en
exclut également. Il ne peut y avoir aucun « droit » de
détruire la source des droits, le seul moyen de juger de ce qui est
juste: l’esprit.
« Forcer un homme à abandonner son esprit et à accepter
vos désirs à la place, en remplaçant le raisonnement par
le fusil, la preuve par la terreur et en brandissant la mort comme argument
décisif, c’est tenter d’exister au mépris de la
réalité. La réalité demande à
l’homme d’agir rationnellement dans son propre
intérêt; vos fusils exigent qu’il agisse à son
encontre. La réalité menace de mort l’homme qui n’agit
pas en vertu de son jugement rationnel; vous le menacez de mort s’il le
fait. Vous le placez dans une situation où le prix de sa vie est
l’abandon de toutes les vertus exigées par la vie; et tout ce
que vous et vos méthodes pourrez obtenir sera la mort, dans un
processus de destruction graduelle, parce que vous n’aurez fait
qu’ériger la mort en pouvoir suprême, en argument ultime
entre les hommes.
« Qu’il s’agisse du voleur qui soumet le voyageur
à la menace: "la bourse ou la vie"; ou de l’homme
politique qui soumet un pays à la menace:
"l’éducation de vos enfants ou la vie", la signification
est la même: "la pensée ou la vie". Mais la
pensée et la vie sont indissociables.
« S’il y a des degrés dans le mal, il est difficile de
dire lequel est le plus ignoble: de la brute qui s’arroge le droit de
forcer l’esprit des autres, ou du déchet moral qui accorde aux
autres le droit de forcer son esprit. Voilà un absolu moral sur lequel
on ne peut transiger: je ne discute pas de la validité de la raison
avec quelqu’un qui essaye de m’en priver. Je ne discute pas avec
des gens qui estiment qu’ils peuvent m’empêcher de penser.
Je ne soumets pas mon jugement moral à un meurtrier qui désire
me tuer. Quand un homme cherche à traiter de force avec moi, je lui
réponds – par la force.
« C’est uniquement en représailles que la force doit
être utilisée, et uniquement contre ceux qui en ont pris
l’initiative. Non, je ne partage pas la détestable conception de
la morale du tueur: je ne fais que lui concéder son choix, la
destruction, et la seule qu’il ait le droit de réaliser: la
sienne. Il utilise la force pour s’emparer d’une valeur; je ne
l’emploie que pour contrecarrer une destruction: un truand
espère faire fortune en me tuant mais moi je ne m’enrichirai pas
en le tuant pour me défendre. Je ne recherche aucune valeur par de
mauvais moyens, pas plus que je ne renonce à mes valeurs devant le
mal.
« Au nom de tous les producteurs qui vous ont fait vivre et qui ont
reçu en retour vos menaces de mort, je vous mets devant cette simple
alternative: notre travail ou vos fusils. Vous pouvez choisir l’un ou
l’autre, mais pas les deux. Nous ne prenons l’initiative de la
force contre personne, et nous ne nous rendons pas devant la force. Si vous
voulez continuer à vivre dans une société
industrialisée, ce sera selon les termes de notre code moral. Ces
termes et notre mode d’action sont l’antithèse des
vôtres. Vous avez utilisé la peur comme une arme et vous avez
apporté la mort à l’homme pour le punir d’avoir
rejeté votre code moral. Nous lui offrons la vie comme
récompense pour accepter le nôtre.
« Vous qui êtes les adorateurs du zéro, vous n’avez
jamais réalisé qu’accomplir sa vie ne consiste pas
à éviter la mort. La joie n’est pas "l’absence
de tristesse", l’intelligence n’est pas "l’absence
de stupidité", la lumière n’est pas
"l’absence d’obscurité", une entité
n’est pas "l’absence d’une non entité".
Construire n’est pas s’abstenir de démolir; des
siècles d’attente passive dans une telle "abstinence"
n’érigeront pas la moindre pierre à votre place;
c’est pourquoi vous ne pouvez plus me dire à moi, le
constructeur: "Produis, et nourris-nous car en échange, nous nous
abstiendrons de détruire ta production". Je vous réponds
au nom de toutes vos victimes: périssez avec et par votre propre
néant. L’existence n’est pas la négation
d’une négation. Le mal, et non le bien, est une absence et une
négation, le mal est impuissant et n’a pas d’autre pouvoir
que celui que nous lui abandonnons. Vous pouvez périr, maintenant que
nous savons que des zéros ne peuvent asservir l’existence.
Vous
cherchez à échapper à la souffrance; nous cherchons
l’accomplissement du bonheur. Vous existez pour fuir une punition; nous
existons pour obtenir des récompenses. Les menaces ne nous motiveront
pas. Pour nous, la peur n’est pas une incitation à
l’action. Nous ne souhaitons pas éviter la mort, nous cherchons
à vivre notre vie.
« Vous qui avez perdu de vue cette différence, vous qui
proclamez que la peur et le plaisir sont des stimulants d’égale
puissance – et pensez secrètement que la peur est le plus
"pratique" – vous n’aspirez pas à la vie, et seule
la peur de la mort vous retient à l’existence. Vous vous agitez
fébrilement pour donner avec angoisse une consistance à vos
jours, en regardant vers la sortie que vous avez fermée, fuyant un
poursuivant que vous n’osez nommer, dans une terreur que vous refusez
de connaître, et plus votre peur grandit, plus vous redoutez le seul
acte qui pourrait vous sauver: penser. Le but de votre lutte est de ne pas
savoir, de ne pas entendre, de ne pas réaliser ce que je vais vous
dire maintenant: que votre morale est une morale de mort.
« La mort est l’étalon de vos valeurs, la mort est le but
que vous avez choisi, et vous ne pouvez que fuir constamment car il n’y
a pas moyen d’échapper au poursuivant qui est sur le point de
vous anéantir. Arrêtez de courir, pour une fois – il
n’y a nulle part où aller – mettez-vous à nu,
quoique vous le redoutiez, et regardez en face ce que vous avez osé
appeler un code moral.
« La damnation est le point de départ de votre morale, et la
destruction en est le but, le moyen et la fin. Votre morale commence par
maudire l’homme pour sa méchanceté, puis lui demande de
pratiquer le bien qu’elle définit comme impossible à
accomplir. Elle demande, comme premier gage de sa vertu, qu’il accepte
sans preuve l’idée de sa propre dépravation. Elle exige
qu’il se fonde, non sur une échelle de valeurs, mais sur un
critère du mal qui n’est autre que lui-même, et
d’après lequel il doit donc définir le bien: le bien est
ce qu’il n’est pas.
« Peu importe qui tire parti de son esprit égaré et
tourmenté. Que ce soit un Dieu mystique à
l’incompréhensible dessein ou le premier passant venu, qui
étrangement se trouverait avoir des droits sur cette loque humaine,
c’est sans importance. Il s’est fait dire que ce n’est pas
à lui de comprendre ce qui est bien, que son devoir est de supporter
une vie d’ascétisme, en demandant pardon pour son existence et
en remboursant indéfiniment une dette inintelligible à
n’importe quel prétendu créancier qui se trouve
être là. Sa seule notion de la valeur est un zéro: le
bien est ce qui est non humain.
« Le nom de cette monstrueuse absurdité est le
"péché originel"; l’idée d’un
péché involontaire est un affront à la morale et une
insolente contradiction dans les termes. Car ce qui ne découle pas
d’un choix est en dehors du champ de la morale. Si l’homme est
mauvais en naissant, sa volonté n'a aucun pouvoir d’y
remédier. Si sa volonté est impuissante, il ne peut être
qu’un robot amoral, ni bon ni mauvais. Considérer comme un péché
un acte qu’il n’a pas choisi de commettre est une insulte
à la morale. Considérer la nature de l’homme comme
mauvaise en elle-même est une insulte à la nature. Le punir pour
un crime qu’il aurait commis avant de naître est une insulte
à la justice. Le croire coupable dans un domaine où nulle
innocence n’est possible est une insulte à la raison.
Détruire la morale, la nature, la justice et la raison au moyen
d’un seul concept est un exploit assez prodigieux dans la malfaisance.
C’est pourtant le fondement de votre code moral.
« Ne cherchez pas à sauver votre code en prétendant que
l’homme naît en possession de son libre arbitre mais avec une
"tendance" au mal. Un libre arbitre accompagné d’une
tendance est un jeu de dés pipés, où le joueur doit
assumer les conséquences de ses pertes, alors que l’issue est influencée
par une force sur laquelle il n’a aucun pouvoir. Si cette tendance est
le résultat d’un choix, elle ne peut être innée;
sinon, il n’est pas question de libre arbitre.
«
Quelle est la nature de la culpabilité que vos professeurs appellent
"péché originel"? Pourquoi l’homme est-il
devenu mauvais quand il a été déchu de
l’état qu’ils trouvent si parfait? Leurs mythes racontent
qu’il a mangé le fruit de l’arbre de la connaissance, ce
qui veut dire qu’il a acquis l’intelligence et qu’il est
devenu un être rationnel. Plus précisément, il a acquis
la connaissance du bien et du mal: il est devenu un être moral. Il a
été condamné à gagner son pain à la sueur
de son front: il est devenu productif. Il a été soumis à
l’épreuve du désir: il est devenu sensible au plaisir
sexuel. Les maux pour lesquels ils le maudissent sont donc la raison, la
moralité, la créativité, la joie, autant de valeurs
cardinales de son existence. Ce ne sont pas ses vices que leur mythe de la
chute de l’homme stigmatisent et condamnent, ce ne sont pas ses erreurs
qu’ils tiennent pour coupables, mais l’essence de sa nature, de
son humanité. Quoi qu’il ait pu être – ce robot dans
le jardin d’Eden, dénué d’esprit, de valeurs, de
créativité, d’amour –, il n’était pas
homme.
« La chute de l’homme, d’après vos professeurs, est
le moment où il a acquis les vertus nécessaires à la
vie. Ces vertus, d’après leur norme, constituent son
péché. Son vice, accusent-ils, consiste à être un
homme. Sa culpabilité, disent-ils, c’est de vivre.
« Ils appellent cela une morale de miséricorde et une doctrine
de l’amour.
« Non, disent-ils, nous n’enseignons pas que l’homme est
mauvais: tout le mal vient de cet objet étranger: son corps. Non,
disent-ils, nous ne voulons pas le tuer, nous voulons simplement le débarrasser
de son corps. Nous cherchons à le soulager de ses souffrances,
disent-ils en le traînant vers l’échafaud pour
l’écarteler, pour séparer son âme de son corps.
« Ils ont coupé l’homme en deux, dressant chaque
moitié l’une contre l’autre. Ils lui ont dit que son corps
et sa conscience étaient deux ennemis engagés dans un conflit
mortel, deux antagonistes de nature différente, qui poursuivaient des
buts contradictoires, deux entités aux besoins incompatibles; que faire
du bien à l’un impliquait de blesser l’autre; que
l’âme appartenait à un royaume surnaturel, alors que le
corps était une prison faite pour le maintenir dans l’esclavage
terrestre; qu’enfin le bien consistait à vaincre ce corps, à
le saper par des années de lutte obstinée, à tailler son
chemin vers cette glorieuse liberté qui est celle de la tombe.
« Ils ont enseigné à l’homme qu’il
était un éclopé sans lendemain fait de deux
éléments, deux symboles de la mort. Un corps sans âme
étant un cadavre et une âme sans corps un fantôme, voilà
leur idée de la nature humaine: un champ de bataille où
s’affrontent un cadavre et un fantôme; un cadavre rempli
d’une haine farouche de lui-même et un fantôme
imprégné de la certitude que tout le savoir humain est
inexistant, que seul existe l’inconnaissable.
« Savez-vous quelle faculté humaine cette doctrine était
conçue pour ignorer? C’était la pensée humaine,
qu’il fallait nier pour démolir l’homme. Après
avoir renoncé à la raison, il s’est retrouvé
à la merci de deux monstres qu’il ne pouvait ni comprendre ni
contrôler: un corps mu par des instincts inexplicables et une âme
guidée par des révélations mystiques – il
s’est retrouvé prisonnier et ravagé dans une bataille
entre un robot et un dictaphone.
« Et maintenant qu’il se traîne au milieu des débris,
cherchant à tâtons un moyen de survivre, vos professeurs lui
viennent en aide en lui proposant une morale qui déclare qu’il
ne trouvera aucune solution, qu’il ne doit chercher aucune satisfaction
sur Terre. L’existence réelle, lui disent-ils, est ce qu’il
ne peut pas percevoir, la véritable conscience est la faculté
de percevoir l’inexistant; et s’il n’est pas capable de
comprendre cela, c’est la preuve que son existence est abjecte et sa
conscience impuissante.
« Il y a deux types de professeurs qui enseignent la morale de la mort
qui préconise la séparation de l’âme et du corps:
les mystiques de l’esprit et les mystiques du muscle, que vous appelez
les spiritualistes et les matérialistes. Les uns croient à la
conscience sans existence et les autres à l’existence sans
conscience. Tous exigent la reddition de la pensée, les uns devant
leurs révélations, les autres devant leurs réflexes.
Même s’ils se présentent avec aplomb comme de
féroces antagonistes, leurs codes moraux sont identiques, ainsi que
leurs idéaux: matériellement, l’esclavage du corps
humain, spirituellement, la destruction de la pensée.
« Le bien, disent les mystiques de l’esprit, c’est Dieu, un
être qui se définit uniquement par l’incapacité de
l’homme à le concevoir; une définition qui stérilise
la conscience de l’homme et démolit ses concepts
d’existence. Le bien, disent les mystiques du muscle, c’est la
société; quelque chose qu’ils définissent comme un
organisme sans forme physique, un super être qui ne s’incarne
dans personne en particulier et dans tout le monde en général
excepté vous. La pensée humaine, disent les mystiques de
l’esprit, doit être soumise à la volonté de Dieu;
la pensée humaine, disent les mystiques du muscle, doit être
soumise à la volonté de la société.
L’échelle des valeurs humaines, disent les mystiques de
l’esprit, est celle des plaisirs de Dieu, qui ne sont pas
compréhensibles par l’homme et doivent être
acceptés dans un acte de foi. L’échelle des valeurs
humaines, disent les mystiques du muscle, est celle des plaisirs de la
Société, qui sont au dessus du jugement des individus et
auxquels ils doivent se plier comme devant un absolu. Le but de la vie de
l’homme, disent-ils en choeur, est de devenir un zombie abject servant
des fins qu’il ne connaît pas, pour des raisons qu’il ne
doit pas questionner. Sa récompense, disent les mystiques de
l’esprit, lui sera donnée outre-tombe. Sa récompense,
disent les mystiques du muscle, sera donnée sur terre, à ses
arrière, arrière petits-enfants.
« Le mal, déclarent-ils tous deux, c’est
l’égoïsme. Le bien, disent-ils tous deux, est
d’abandonner ses désirs personnels, de se renier, de renoncer
à soi-même. Le bien, pour l’homme, consiste à nier
sa propre vie. Le sacrifice, hurlent-ils ensemble, est l’essence de la
morale, la plus haute vertu qui soit.
« Qui que vous soyez à m’écouter, si vous
êtes une victime et non un assassin, je parle en ce moment à
votre esprit en détresse, prêt à se noyer
définitivement dans les ténèbres, et s’il vous
reste encore le pouvoir de résister, de lutter grâce à
cette étincelle mourante de raison qui est en vous, faites-en usage
maintenant. Vous avez été détruits par le mot
"sacrifice". Utilisez vos dernières forces pour comprendre
ce qu’il signifie. Vous êtes encore vivants. Vous avez une
chance.
« Un "sacrifice" ne désigne pas le rejet de
l’inutile, mais du précieux. Un "sacrifice"
n’est pas le rejet du mal au bénéfice du bien, mais du
bien en faveur du mal. Un "sacrifice" est l’abandon de ce qui
a de la valeur à vos yeux au profit de ce qui n’en a pas.
« Si vous échangez un penny contre un dollar, ce n’est pas
un sacrifice. Si vous échangez un dollar contre un penny, c’en
est un. Si vous effectuez la carrière que vous désiriez,
après des années de travail, ce n’est pas un sacrifice;
si vous y renoncez alors en faveur d’un rival, c’en est un. Si
vous possédez une bouteille de lait et que vous la donnez à vos
enfants affamés, ce n’est pas un sacrifice. Si vous la donnez
aux enfants d’un voisin inconnu en laissant mourir les vôtres,
c’en est un.
« Si vous dépensez de l’argent pour aider un ami, ce
n’est pas un sacrifice; si vous le donnez à un bon à rien
anonyme, c’en est un. Si vous donnez à un ami des biens dont
vous pouvez vous passer, ce n’est pas un sacrifice; si cela vous
coûte votre propre confort, ce n’est qu’une demi vertu,
d’après la morale du sacrifice; si vous donnez au prix de votre
survie, alors seulement le sacrifice est entier.
« Si vous renoncez à vos désirs personnels, et que vous
dédiez votre vie à des êtres chers, votre vertu n’est
pas entière: vous en retirez le plaisir de vivre pour ceux que vous
aimez. Ce ne serait qu’en consacrant votre vie au hasard à des
étrangers inconnus que vous seriez pleinement vertueux. Un sacrifice
est l’abandon d’une valeur. Le sacrifice complet est l’abandon
complet de toutes les valeurs. Si vous voulez être absolument vertueux,
vous ne devez attendre en récompense de vos sacrifices ni gratitude,
ni éloge, ni amour, ni admiration, ni estime de vous-même; la
plus infime trace d’une quelconque satisfaction diminue votre vertu. Si
vous vous engagez dans des actes qui n’apportent à votre vie
aucune sorte de joie, qui ne vous offre aucune valeur, ni matérielle
ni spirituelle, aucun profit, aucune compensation; si vous parvenez à
cet état de néant complet, c’est que vous avez atteint
votre idéal de perfection morale.
« On vous dit que la perfection morale est inaccessible à
l’homme, et selon cette règle, elle l’est en effet. Vous
ne pouvez l’atteindre tant que vous vivez, mais la valeur de votre vie
est évaluée en fonction de votre capacité à
tendre vers ce zéro idéal qui n’est autre que la mort.
« Si toutefois vous vous y essayez avec un esprit vide et sans passion,
comme une plante en attente d’être mangée, sans valeurs
à rejeter ni désirs à refouler, vous n’obtiendrez
pas la médaille du sacrifice. Renoncer à ce que vous ne
désirez pas n’est pas un sacrifice. Donner votre vie pour
d’autres n’est pas un sacrifice si vous souhaitez ardemment
mourir. Pour que le sacrifice soit vertueux, vous devez désirer la vie,
l’aimer, vous devez vous consumer de passion pour ce monde et toutes
les splendeurs qu’il peut vous offrir, vous devez ressentir comme un
coup de poignard chaque renoncement à vos désirs. Ce
n’est pas uniquement la mort que la morale du sacrifice vous
présente comme un idéal, mais la mort à petit feu.
« Ne me répliquez pas que cela ne concerne que la vie terrestre.
Je n’en connais aucune autre. Et vous non plus.
« Si vous voulez sauver ce qui vous reste de dignité,
n’utilisez pas le terme "sacrifice" pour désigner vos
actions: ce mot est une marque d’infamie. Si une mère
achète du pain à ses enfants affamés au lieu de
s’offrir un chapeau, ce n’est pas un sacrifice: à ses
yeux, ses enfants valent simplement plus qu’un chapeau. Ce ne serait un
sacrifice que pour ce genre de mères qui préfèrent un
chapeau à la vie de leurs enfants, et qui ne les nourrissent que par
sens du devoir. Si un homme meurt en luttant pour sa liberté, ce
n’est pas un sacrifice: c’est qu’il n’est pas
disposé à vivre en esclave. C’est un sacrifice uniquement
pour celui qui aime l’esclavage.
« Si un homme refuse de trahir ses convictions, ce n’est pas un
sacrifice, sauf s’il est de ceux qui n’en ont aucune.
« Le sacrifice ne pourrait convenir qu’à ceux qui
n’ont rien à sacrifier; ni valeurs, ni jugements; ceux qui
n’ont pour tout désir que des fantasmes irrationnels,
conçus sans raison pour être abandonnés de même.
Mais pour un homme qui possède des repères moraux, dont les désirs
sont issus de valeurs rationnelles, le sacrifice est une abjection, un
renoncement au vrai en faveur du faux, un abandon du bien au profit du mal.
« La foi dans le sacrifice est une morale de l’immoralité;
une morale qui étale au grand jour sa propre défaillance en
admettant qu’elle ne peut fournir aucune indication aux hommes à
propos de la vertu et des valeurs et qu’il ne leur reste
qu’à immoler cette fosse à purin qu’est leur
âme. De son propre aveu, elle est incapable d’aider les hommes
à être bons et ne peut que les vouer à une
perpétuelle malédiction.
« Pensez-vous béatement que votre morale exige uniquement le
sacrifice des biens matériels? Mais que croyez-vous que sont les biens
matériels? La matière n’a de valeur que dans la mesure
où elle peut satisfaire les désirs humains. La matière
n’est qu’un instrument au service des valeurs humaines. À
quelle fin vous demande-t-on d’utiliser les biens matériels que
vous avez produits? On vous demande de les mettre au service de ce qui est
mauvais à vos yeux; au service de principes que vous n’approuvez
pas, de personnes que vous méprisez, de buts opposés à
ceux que vous poursuivez; sinon, ce n’est pas un sacrifice.
« Votre morale vous demande de renoncer aux monde matériel et de
séparer vos valeurs de la matière. Un homme dont les valeurs ne
prennent aucune forme matérielle, dont la vie n’a aucun rapport
avec les idéaux, dont les actes démentent les convictions, est
un misérable petit hypocrite; voilà pourtant l’homme qui
respecte votre morale et sépare ses valeurs du monde matériel:
celui qui aime une femme, mais couche avec une autre; celui qui admire les
compétences d’un travailleur, mais en embauche un autre; celui
qui croit en la justesse d’une cause, mais qui en finance une autre; ou
encore celui qui possède de grands dons, mais consacre ses efforts
à produire des déchets; voilà comment sont les hommes
qui ont renoncé à la matière, qui croient que leurs
valeurs spirituelles ne peuvent prendre aucune forme matérielle.
« C’est bien sûr à l’esprit que ces hommes ont
renoncé. Vous êtes un être indivisible d’esprit et
de matière: vous ne pouvez séparer les deux. Renoncez à
votre conscience et vous devenez une bête. Renoncez à votre
corps et vous devenez un objet factice. Renoncez au monde matériel et
vous vous vouez au mal.
« Et c’est précisément là le but de votre
morale. Que vous vous consacriez à ce que vous
n’appréciez pas, que vous serviez ce que vous n’admirez
pas, que vous vous soumettiez à ce que vous trouvez mauvais; que vous
abandonniez le monde à d’autres, que vous vous reniiez, que vous
renonciez à vous-mêmes. Mais vous-mêmes, c’est votre
esprit! Renoncez-y et vous deviendrez un gros morceau de viande prêt
à être dévoré par n’importe quel cannibale.
Quels
que soient leurs étiquettes et leurs prétextes, qu’ils
prétendent sauver votre âme en vous promettant le paradis, ou
sauver votre corps en vous assurant qu’ils vont vous remplir le ventre,
c’est votre esprit qu’ils vous demandent d’abandonner, tous
ceux qui prêchent la foi dans le sacrifice. Ceux qui commencent en disant:
"C’est égoïste de réaliser vos désirs
personnels, vous devez les sacrifier aux désirs des autres",
finissent en disant: "C’est égoïste d’être
fidèle à vos convictions, vous devez les sacrifier aux
convictions des autres".
« C’est bien vrai en l’occurrence: le summum de
l’égoïsme est atteint par l’esprit indépendant
qui ne reconnaît aucune autorité au-dessus de la sienne et
aucune valeur au-dessus de son propre jugement. On vous presse de sacrifier
votre intégrité intellectuelle, votre logique, votre raison,
votre attachement à la vérité, pour vous transformer en
une prostituée pour qui le plus grand bien est le bien du plus grand
nombre.
« Si vous demandez à votre code moral une réponse
à la question: "Qu’est-ce que le bien?", vous
obtiendrez invariablement cette réponse: "Le bien des
autres". Le bien est ce que les autres désirent, sans
égard pour ce que vous en pensez, ou ce que vous croyez qu’eux
devraient en penser. "Le bien des autres" est la formule magique
qui change en or tout ce qu’elle touche, la formule qui tient lieu de
caution morale à n’importe quel acte, fut-ce la destruction
d’un continent. Votre vertu première n’est ni un objet, ni
un acte, ni un principe; c’est une intention. Vous n’avez besoin
d’aucune preuve, d’aucune justification, d’aucune
réussite, vous n’avez nul besoin de réaliser
effectivement le bien d’autrui; vous n’avez qu’à
vous persuader que vos motifs étaient le bien des autres, et non le
vôtre. Votre seule définition du bien est une négation: le
bien est ce qui est "non bien" pour vous.
« Votre morale, qui se prétend éternelle, universelle,
qui pose comme la détentrice incontestée des vrais valeurs,
vous présente cette règle de conduite comme un absolu: si vous
voulez quelque chose, c’est mal; si d’autres le veulent,
c’est bien; si vous faites des efforts pour votre propre
bien-être, arrêtez; si ces efforts ont pour but le
bien-être des autres, tout va bien.
« Cette morale à double face vous déchire, mais elle
sépare aussi le genre humain en deux camps ennemis: vous d’un
côté, le reste de l’humanité de l’autre. Vous
êtes l’unique proscrit qui n’a aucun droit au désir
et à la vie. Vous êtes l’unique serviteur, les autres sont
les maîtres, vous êtes le seul qui donne, les autres sont ceux
qui reçoivent, vous êtes l’éternel débiteur,
les autres d’éternels créanciers insatisfaits. Vous ne
devez pas remettre en cause leur droit à votre sacrifice, où le
bien-fondé de leurs désirs et de leurs besoins: leurs droits
leur sont conférés par une négation, par le fait
qu’ils sont "non-vous".
« Pour ceux qui auraient malgré tout des velléités
de contestation, votre code moral a prévu un lot de consolation, un
attrape-nigaud: c’est pour votre propre bonheur, énonce-t-il,
que vous devez servir les autres, la seule manière de trouver le
bonheur est d’y renoncer en faveur d’autrui, le seul moyen de
prospérer est d’abandonner vos richesses à
d’autres, la seule façon de protéger votre vie est de
protéger tout le monde sauf vous-même. Et si vous trouvez tout
cela un peu indigeste, c’est de votre faute et c’est bien la
preuve de votre méchanceté: si vous étiez bon, vous
trouveriez votre bonheur en dressant la table pour tout le monde, et votre
dignité dans le rôle de la miette de pain qu’on balaye
d’un revers de main.
« Vous qui n’avez aucune notion de ce qu’est l’estime
de soi, vous acceptez la culpabilité sans ouvrir la bouche. Mais,
quoique vous vous en défendiez, quoique vous refusiez de vous
l’avouer en toute honnêteté, vous connaissez les raisons
cachées, les fondements réels sur lesquels repose votre
système. Ces commandements moraux qui sont une épine dans votre
coeur, vous les observez au gré du hasard, tantôt en rechignant,
tantôt en cherchant à les dénaturer hypocritement de
façon à les rendre supportables, toujours dans une
éternelle culpabilité.
« Moi, qui n’accepte que ce que je mérite, valeur ou
culpabilité, je suis là pour vous poser la question que vous
éludez. En quoi est-il moral de servir le bonheur d’autrui et
non le sien propre? Si le bien-être est une valeur, pourquoi est-il
moral pour les autres et immoral pour soi-même? S’il est immoral
de manger un gâteau pour la satisfaction de son propre estomac,
pourquoi est-ce très louable de vouloir le placer dans l’estomac
d’autrui? Pourquoi vos désirs personnels sont-ils immoraux alors
que ceux des autres ne le sont pas? Et s’il est immoral pour vous
d’acquérir ce qui a de la valeur, pourquoi est-il moral pour les
autres d’en faire autant? Si vous êtes vertueux et
désintéressés quand vous donnez aux autres, ne sont-ils
pas égoïstes et vicieux d’accepter? La vertu consiste-t-elle
à servir le vice? Le but moral de ceux qui sont bons est-il de
s’immoler en faveur de ceux qui sont mauvais?
« La réponse que vous redoutez, la réponse monstrueuse
est: non, les bénéficiaires ne sont pas mauvais, pourvu
qu’ils n’aient pas mérité ce que vous leur donnez.
Il n’est pas immoral pour eux d’accepter des dons, s’ils
sont incapables de les produire eux-mêmes, incapables de les gagner,
incapables de vous donner quoi que ce soit en retour. Il n’est pas
immoral pour eux de les accepter, à condition qu’ils n’y
aient pas droit.
« Voilà le coeur secret de votre foi, l’autre facette de
votre morale à double tranchant: il est immoral de vivre par vos
propres efforts, mais très moral de vivre des efforts d’autrui;
il est immoral de consommer votre propre production, mais très moral
de consommer celle des autres. Il est immoral de mériter, il est moral
de voler. Ce sont les parasites qui sont la justification morale de
l’existence des producteurs, seule l’existence des parasites est
une fin en soi. Il est condamnable de tirer profit de la réussite,
mais très louable de tirer profit du sacrifice. Il est mauvais de
construire votre propre bonheur, mais admirable de l’obtenir au prix du
sang d’autrui.
« Votre morale divise le genre humain en deux castes et leur commande
de vivre selon des règles opposées: ceux qui peuvent tout
désirer, et ceux qui ne doivent rien désirer, les élus
et les damnés, les cavaliers et les montures, les mangeurs et les mangés.
Et quel critère détermine votre appartenance à
l’élite morale? Simplement l’absence de valeurs.
« Quelles que soient les valeurs en question, c’est parce que
vous en manquez que vous avez des droits sur ceux qui en ont. Ce sont vos
besoins qui justifient vos droits. Si vous êtes capables de les satisfaire
vous-mêmes, vous en perdez immédiatement le droit. Au contraire,
un besoin que vous ne pouvez satisfaire vous donne un droit prioritaire sur
la vie des hommes.
« Si vous réussissez dans vos entreprises, tout homme qui
échoue dans les siennes est votre maître; si vous
échouez, tout homme qui réussit est votre esclave. Que votre
échec soit juste ou non, que vos désirs soient rationnels ou
non, que votre infortune soit le résultat d’un accident ou la
conséquence de vos vices, c’est le malheur qui vous donne droit
à des récompenses. C’est la souffrance, sans égard
pour sa nature et ses causes, la souffrance érigée en absolu
primordial, qui vous ouvre des créances sur tout ce qui existe.
« Si vous mettez fin à vos souffrances par vos propres moyens,
vous ne méritez aucun égard. Car il s’agit de votre
intérêt personnel et votre morale considère cela avec
mépris. Quelles que soient les valeurs que vous cherchez à
acquérir, richesses, nourriture, amour, si vous les obtenez
grâce à vos vertus, votre morale ne vous approuve pas: vous
n’avez provoqué aucune perte pour personne, c’est du
commerce, non de la charité; ce n’est pas un sacrifice. Les
hommes créateurs évoluent dans le domaine du commerce, du
bénéfice réciproque; au contraire, ceux qui ne
méritent rien en appellent toujours à un genre
d’échange ou le profit de l’un est la perte de
l’autre. Etre récompensé pour vos vertus, c’est
égoïste et immoral. C’est votre manque de vertu qui transforme
vos exigences en droit moral.
« Quand un code moral énonce que les besoins justifient les
exigences, il érige le vide – l’inexistence – en
critère de la vertu; il récompense un manque, un défaut
quelconque: la faiblesse, l’inaptitude, l’incompétence, la
souffrance, la maladie, le désastre ou la pénurie, en un mot:
le néant, le zéro.
« Et qui paie la facture de ces revendications? Ceux qui sont maudits
parce qu’ils ne sont pas des zéros, et d’autant plus
qu’ils sont éloignés de cet idéal. Comme toutes
les valeurs sont issues de la mise en pratique de vertus, le degré de
votre vertu indique le montant de votre amende, tout comme
l’étendu de vos fautes sert à mesurer votre gain. Votre
code moral déclare que l’homme rationnel doit se sacrifier
à l’irrationnel, l’homme indépendant au parasite,
l’homme honnête au malhonnête, l’homme juste à
l’injuste, l’homme productif au chapardeur oisif, l’homme
intègre au corrompu, l’homme fier au névrosé
larmoyant. Vous vous étonnez de la petitesse d’âme de votre
entourage? Mais les hommes qui possèdent ces vertus n’acceptent
pas votre code moral, et ceux qui l’acceptent ne possèdent pas
ces vertus.
« Quand règne la morale du sacrifice, la première valeur
à sacrifier est la moralité elle-même, puis vient
l’estime de soi. Quand le besoin est le critère moral, tout
homme est à la fois victime et parasite. Dans le rôle de la
victime, il doit travailler à satisfaire les besoins d’autrui,
tout en jouant celui du parasite dont les besoins doivent être
satisfaits à leur tour. Il ne peut s’adresser à ses
frères humains que dans l’un de ces deux costumes disgracieux:
celui du mendiant ou celui de la dupe.
« Vous redoutez l’homme qui possède un dollar de moins que
vous car à vos yeux ce dollar lui revient légitimement, et vous
vous sentez moralement coupables. Vous détestez l’homme qui a un
dollar de plus que vous car vous croyez que ce dollar devrait être
à vous, et vous vous sentez moralement frustrés. Ceux qui sont
en dessous de vous sont une source de culpabilité, ceux qui sont au
dessus, une source de frustration. Vous ne savez pas ce qu’il faut
céder ou exiger, quand donner et quand prendre, quel plaisir est
légitime et quelle dette vous devez encore rembourser. Vous luttez
pour vous soustraire aux conséquences implacables des critères
moraux que vous avez acceptés: "théorie!",
dites-vous; car elles sont sans appel: vous êtes coupables à
tout moment de votre vie, car chaque bouchée de nourriture que vous
avalez ferait bien l’affaire de quelqu’un d’autre dans le
monde, et vous évacuez le problème sous forme d’une vague
rancune, vous concluez que la perfection morale n’est ni possible ni
désirable, que vous vous en sortirez tant bien que mal, en sautant sur
les occasions qui se présentent. Vous vous dites aussi que vous
éviterez le regard des jeunes, qui vous regardent innocemment comme si
l’estime de soi était possible et qui s’attendent à
ce que vous en ayez. La culpabilité emplit votre âme. Ainsi en
est-il de chaque homme qui passe devant vous en fuyant votre regard. Et vous
vous étonnez que votre morale n’ait pas permis d’instaurer
la fraternité sur terre et de pétrir des hommes de bonne
volonté?
« Les justifications du sacrifice, telles que les avance votre morale,
sont encore plus perverses que la corruption qu’elle prétend
justifier. Vous devez vous sacrifier par amour, vous dit-elle, cet amour que
vous devez ressentir pour tout homme. Comment! Voilà une morale qui
vous demande de mépriser la prostituée parce qu’elle
donne son corps à tous sans distinction, qui vous explique ensuite que
les valeurs spirituelles sont autrement plus importantes que le corps et la
matière et c’est elle qui exige de vous que vous forciez votre
âme à aimer le premier passant venu!
« De même qu’il n’existe pas de richesse sans cause,
il n’existe pas d’amour sans cause; il ne peut exister aucune
émotion sans cause. Une émotion est une réaction
à un fait de la réalité, une appréciation
guidée par votre échelle de valeur. Aimer, c’est
valoriser. Quand un homme vous dit que vous pouvez apprécier ce qui
est sans valeur, que vous pouvez aimer ceux qui ne valent rien à vos yeux,
c’est comme s’il vous disait qu’il est possible de devenir
riche en consommant sans produire, ou que le papier-monnaie est aussi
précieux que l’or.
« Remarquez qu’il ne s’attend pas à ce que vous
éprouviez une peur sans fondement. Quand les gens de son espèce
arrivent au pouvoir, ils s’empressent d’utiliser des moyens de
vous terroriser, et de vous donner de bonnes raisons d’éprouver
la crainte par laquelle ils veulent vous asservir. Mais quand il s’agit
de l’amour, le plus élevé des sentiments, vous les
autorisez à hurler que vous êtes un délinquant moral si
vous ne parvenez pas à aimer sans raison. Quand un homme a peur sans
raison, vous appelez un psychiatre; vous n’êtes pas aussi
attentif à protéger le sens, la nature et la dignité de
l’amour.
« L’amour est l’expression des valeurs de quelqu’un,
la plus haute récompense que vous puissiez mériter pour les
qualités morales qui imprègnent votre personnalité, le
prix émotionnel offert par un homme en échange de la joie que
lui procure les vertus d’un autre. Votre morale vous demande de
séparer l’amour de vos valeurs pour le laisser tomber entre les
mains de n’importe quel vagabond, non parce qu’il en est digne,
mais parce qu’il en a besoin, non en récompense, mais en
aumône, non comme prix de ses vertus, mais comme un chèque en
blanc à ses vices. Votre morale vous dit que le but de l’amour
est de vous libérer des obligations morales, que l’amour est
supérieur au jugement moral, que le véritable amour transcende
et pardonne n’importe quel forme de mal; que plus l’amour est
grand, plus il tolère de dépravation chez la personne
aimée. Aimer un homme pour ses vertus, c’est humain et
dérisoire, vous dit-elle; mais l’aimer pour ses défauts,
c’est divin. Aimer ceux qui sont dignes d’amour, c’est un
acte intéressé; aimer ceux qui en sont indignes, c’est un
beau sacrifice. Vous devez offrir votre amour à ceux qui ne le
méritent pas, et moins ils le méritent, plus vous devez les
aimer; plus l’objet est répugnant, plus l’amour est noble.
Plus il est pénible d’aimer, plus c’est vertueux. Et si
vous parvenez au stade du tas d’ordures qui accueille tout et
n’importe quoi de la même manière, si vous cessez
complètement d’apprécier les valeurs morales, vous avez
enfin atteint la perfection morale.
« Voilà ce qu’est votre morale sacrificielle et
voilà ce que sont les idéaux inséparables qu’elle
vous offre: réformer la société pour en faire un parc
à bétail humain; et remodeler votre esprit à
l’image d’un tas d’ordures.
« C’était votre but et vous l’avez atteint. Pourquoi
geignez-vous maintenant à cause de l’impuissance des
l’homme et la futilité de leurs aspirations? Parce que vous avez
été incapables de prospérer en prônant la
destruction? Parce que vous avez été incapables de trouver la
joie en vénérant la douleur? Parce que vous avez
été incapables de vivre en plaçant la mort au sommet de
vos valeurs?
« Votre capacité à vivre tant bien que mal reflète
votre capacité à vous défaire de ce code moral, pourtant
vous croyez que ceux qui le prônent sont des amis de
l’humanité, et vous vous maudissez vous-mêmes sans oser
remettre en cause leurs motifs et leurs buts. Regardez-les tels qu’ils
sont maintenant que vous êtes face à votre dernier choix; et si
vous choisissez de périr, faites-le en ayant bien conscience de la
facilité dérisoire avec laquelle cet ennemi s’est
arrogé votre vie.
« Les mystiques des deux écoles qui prêchent la foi
sacrificielle utilisent un seul point faible: le manque de confiance dans
votre propre intelligence. Ils vous disent qu’ils possèdent un
savoir qui dépasse l’intelligence, un type de connaissance
supérieure à la raison, un mystérieux canal qui les
relie directement à une sorte de bureaucrate universel qui leur
indique en exclusivité des astuces secrètes. Les mystiques de
l’esprit déclarent posséder un sens supplémentaire
que vous n’avez pas: ce sixième sens spécial leur donne
des informations qui contredisent l’intégralité des
connaissances fournies par les vôtres. Les mystiques du muscle ne s’encombrent
pas d’une histoire de perception extrasensorielle: ils affirment
purement et simplement que vos sens ne sont pas fiables, et que vous
êtes aveugles, sans préciser comment ils le savent. Ces deux
sortes de mystiques exigent que vous infirmiez votre propre conscience et que
vous vous abandonniez à leur pouvoir. Ils vous présentent comme
preuve de la supériorité de leur savoir, le fait qu’ils
affirment le contraire de tout ce que vous savez, et comme preuve de leurs
capacités supérieures à gérer l’existence,
le fait qu’ils vous mènent à la misère,
l’auto immolation, la famine et la destruction.
« Ils prétendent percevoir un mode d’existence
supérieure à celle que vous menez sur terre. Les mystiques de
l’esprit l’appellent "autre dimension", ce qui consiste
à renier toute dimension. Les mystiques du muscle l’appellent
"futur", ce qui consiste à renier le présent.
Exister, c’est posséder une identité. Quelle est
l’identité de leur monde supérieur? Ils vous disent sans
cesse ce qu’il n’est pas, mais jamais ce qu’il est. Tout ce
qu’ils peuvent identifier devant vous consiste en des négations:
Dieu est ce qu’aucun esprit humain ne peut concevoir, disent-ils avant
de vous demander de considérer cela comme une connaissance; Dieu est
un non-homme, le paradis est une non-terre, l’âme est un
non-corps, la vertu est le non-profit, A est non-A, la perception est le
non-sensible, la connaissance est la non-raison. Leurs définitions ne
sont pas des définitions, mais des annulations.
« Seule une métaphysique pour parasites peut s’accrocher
à l’idée d’un univers ou le zéro absolu
serait un critère d’identification. Un parasite cherche
évidemment à éviter de parler de sa propre nature. Un
parasite cherche évidemment à fuir la nécessité
d’avouer que la substance qui nourrit son univers personnel,
c’est le sang.
« De quelle nature est ce monde supérieur auquel ils sacrifient
le monde réel? Les mystiques de l’esprit maudissent la
matière, les mystiques du muscle maudissent le profit. Les premiers
veulent que les hommes s’élèvent en renonçant au
monde, les seconds souhaitent que les hommes héritent du monde en
renonçant au profit. Leurs mondes immatériels et sans profit
sont des contrées où coulent à flot des rivières
de lait, où le vin jaillit des rochers sur commande, où des
gâteaux tombent des nuages pour peu qu’on ouvre la bouche.
Ici-bas, dans ce monde où dominent le matérialisme et la course
au profit, un énorme investissement en vertu – intelligence,
intégrité, énergie, compétence – est
nécessaire à la simple construction d’un kilomètre
de voie ferrée; dans leur monde immatériel et sans profit, ils
voyagent de planète en planète au gré de leurs
désirs. Si une personne honnête leur demande comment, ils
répondent avec dédain que "comment" est un concept
vulgaire et matérialiste, à bannir au profit de cet autre
concept digne d’esprits supérieurs: "d’une
manière ou d’une autre". Dans ce monde limité par la
matière et le profit, c’est la réflexion qui est
récompensée; dans un monde libéré de ces
restrictions, ce sont les souhaits qui sont exaucés.
« Voilà la totalité de leur petit secret minable. Le
secret de toute leur philosophie ésotérique, de leur
dialectique aux sens cachés, de leurs regards évasifs et de
leurs mots ronflants, le secret pour lequel ils détruisent la
civilisation, le langage, l’industrie et la vie; le secret pour lequel
ils se crèvent les yeux et les tympans, renient leurs sens,
stérilisent leurs esprits, attaquent la raison, la logique, la
matière, l’existence et la réalité. Leur secret,
c’est qu’ils cherchent à ériger en absolu au sein
de ce brouillard factice, un seul principe sacré: leurs désirs.
« Les limites qu’ils veulent repousser sont les lois de
l’identité. Ils cherchent à se libérer du fait que
A sera toujours A, sans égard pour leurs larmes et leur fureur;
qu’aucun fleuve de lait ne viendra les nourrir sous prétexte
qu’ils ont faim; que l’eau coulera toujours vers le bas
même si c’est le contraire qui les arrange, et que s’il
veulent en amener en haut d’un gratte-ciel, cela ne pourra se faire que
par un processus de pensée et de travail, dans lequel ce qui compte,
ce sont les tuyauteries et non les sentiments. Ils veulent échapper au
fait que leurs sentiments sont incapables de déplacer le moindre grain
de poussière, de même qu’ils sont incapables de modifier
la nature des actes qu’ils ont commis.
« Ceux qui vous disent que l’homme est incapable de percevoir
autre chose qu’une réalité déformée par ses
sens, veulent dire en fait qu’eux-mêmes souhaitent percevoir une
réalité déformée par leurs émotions. Votre
esprit perçoit les choses telles qu’elles sont.
Séparez-les de la raison, et elles deviendront des "choses telles
que vos émotions les perçoivent".
« Il n’y a pas de révolte honnête contre la raison;
et quand vous acceptez une fraction de leur credo, c’est seulement
parce que vous cherchez à réaliser quelque chose que votre
raison vous interdit. La liberté à laquelle vous aspirez
n’est autre que le désir d’éluder le fait que si
vous volez pour vous enrichir, vous êtes un vaurien, quelle que soit
votre propension à la charité et le nombre de prières
que vous récitez; que si vous couchez avec des prostituées,
vous êtes un mari indigne, quelle que soit l’attention que vous
accorderez le lendemain à votre femme; que vous êtes une
entité indivisible, et non une série de morceaux
éparpillés dans un univers où rien ne colle, où
rien ne vous engage à quoi que ce soit, un univers de cauchemar
où l’identité change et se métamorphose au hasard,
où les héros et les crapules sont interchangeables au
gré de points de vues arbitraires; qu’enfin vous êtes un
être humain; que vous êtes une entité; que vous
êtes.
« Quelle que soit la passion avec laquelle vous prétendez que
votre souhait mystique est d’atteindre une vie meilleure, toute
révolte contre l’identité est un désir
d’inexistence.
« Le désir de ne pas être quelque chose de
spécifique est un désir de ne pas être.
« Vos professeurs, les mystiques des deux écoles, ont
renversé la causalité dans leurs têtes, et ils essayent
de la renverser dans la réalité. Ils prennent leurs
émotions pour la cause et leur intelligence pour l’effet. Ils
font de leurs émotions des outils de perception de la
réalité. Ils prennent leurs désirs pour un principe
primordial, qui supplante les faits. Un homme honnête ne désire
pas tant qu’il n’a pas identifié l’objet de son
désir. Il dit: "Cela est, par conséquent je le veux".
Eux disent: "Je le veux, par conséquent cela est".
« Il veulent tricher avec l’axiome de l’existence et de la
conscience, il veulent faire de leur conscience non pas un instrument de
perception de la réalité, mais un instrument de
création; ils veulent que l’existence soit assujettie à
la conscience; ils veulent être ce Dieu qu’ils ont
créé à leur image, ce Dieu capable d’extraire un
univers du néant au gré de sa fantaisie. Mais on ne triche pas
avec la réalité. Ce qu’ils obtiennent est le contraire de
ce qu’ils souhaitent. Ils veulent un pouvoir absolu sur
l’existence; au lieu de cela, ils perdent le pouvoir de leur
conscience. En refusant de savoir, ils se condamnent à l’horreur
de l’inconnu.
« Ces désirs irrationnels qui vous ont amené à
partager leur foi, ces émotions que vous vénérez comme
des idoles, en sacrifiant le monde sur leur autel, cette obscure passion
incohérente que vous portez en vous et que vous prenez pour la voix de
Dieu ou de vos glandes, ne sont rien de plus que le cadavre de votre esprit.
Une émotion qui s’oppose à la raison, une émotion
que vous ne pouvez ni contrôler ni expliquer, n’est qu’une
carcasse de pensée frelatée que vous avez interdit à
votre esprit de réformer.
« À chaque fois que vous vous êtes laissés aller
à refuser de penser, à refuser de voir, à
préserver vos désirs de la confrontation aux faits de la
réalité, à chaque fois que vous avez choisi de dire: "Laissez-moi
soustraire au jugement de la raison les biscuits que j’ai volés,
ou l’existence de Dieu, laissez-moi mon petit domaine
d’irrationalité, et je me comporterai en homme raisonnable pour
le reste", vous avez corrompu votre conscience et votre esprit. Votre
esprit est alors devenu semblable à un jury pressuré qui
reçoit ses ordres d’un monde parallèle et qui
déforme les preuves pour se conformer aux instructions inexplicables
et terrifiantes qu’il n’ose discuter. Le résultat est une
réalité amputée et fragmentée, où les
morceaux que vous voulez voir flottent dans la masse de ceux que vous
ignorez, retenus les uns aux autres par ce formol spirituel qu’est
l’émotion sans la pensée.
Les
liens que vous cherchez à briser sont les lois de la causalité:
elle ne permettent aucun miracle. Les lois de la causalité sont celles
de l’identité appliquées à l’action. Toute
action est réalisée par une entité. La nature
d’une action est déterminée par la nature de
l’entité qui agit. Une entité ne peut agir à
l’encontre de sa propre nature. Une action non causée par une
entité doit l’être par un zéro, ce qui signifierait
qu’un zéro contrôlerait quelque chose, qu’une
non-entité contrôlerait une entité, que
l’inexistant régirait l’existant, comme dans
l’univers voulu par vos professeurs. Car voilà l’origine
de leur doctrine des actions sans cause, la raison de leur révolte
contre la raison, l’objectif de leur morale, de leurs théories
politiques et économiques, l’idéal vers lequel il veulent
tendre: le règne du zéro.
« Les lois de l’identité ne vous permettent pas de manger
plusieurs fois le même gâteau. Elles ne vous permettent pas de
manger un gâteau qui n’existe pas encore. Mais si vous noyez ces
évidences dans le brouillard de votre esprit, si vous faites
exprès d’être aveugles, alors vous pouvez essayer de
proclamer votre droit de manger votre gâteau aujourd’hui et le
mien demain, vous pouvez prêcher que le meilleur moyen d’obtenir
un gâteau est de le manger avant de l’avoir
préparé, que pour produire il faut commencer par consommer, que
les besoins de chacun lui donne des droits sur toutes choses puisque rien
n’est causé par quoi que ce soit. Et le corollaire de ce qui est
matériellement sans cause est ce qui est spirituellement
immérité.
« À chaque fois que vous vous révoltez contre la
causalité, votre motivation n’est pas de l’éviter,
mais de la renverser, ce qui est pire. Vous voulez de l’amour non
mérité, comme si l’amour qui est l’effet, pouvait
vous procurer la valeur qui en est la cause. Vous voulez de
l’admiration non méritée, comme si l’admiration,
qui est l’effet, pouvait vous procurer la vertu qui en est la cause.
Vous voulez des richesses non gagnées, comme si la richesse qui est
l’effet pouvait vous donner la compétence qui en est la cause.
Vous implorez la miséricorde, pas la justice, la miséricorde,
comme si le pardon immérité pouvait effacer la cause de votre
supplication. Et pour pouvoir vous adonner à ce sale petit simulacre,
vous soutenez les doctrines de vos professeurs qui proclament que la
dépense, l’effet, créé la richesse, la cause; que
les machines, l’effet, engendrent l’intelligence, la cause; que
vos désirs sexuels, l’effet, sont l’origine de vos valeurs
philosophiques, la cause.
« Qui paye pour cette orgie? Qui est à l’origine de ce qui
est soi-disant sans cause? Qui sont les victimes, qui demeurent inconnues et
périssent en silence, de peur que leur agonie ne vous dérange
dans votre certitude qu’elles n’existent pas? C’est nous,
les hommes de l’esprit.
« Nous sommes à l’origine de toutes les valeurs que vous
convoitez, nous qui entretenons le processus de la pensée, processus
qui consiste à identifier ce qui est et à découvrir les
relations causales. Nous avons appris à connaître, à
parler, à produire, à désirer, à aimer. Vous qui
rejetez la raison, si nous ne l’avions préservée, vous ne
seriez pas capables de satisfaire ni même de concevoir vos
désirs. Vous seriez incapables de vouloir des vêtement, qui
n’auraient pas été fabriqués, des voitures, qui
n’auraient pas été inventées, de l’argent,
qui n’aurait pas été imaginé pour acheter des
biens qui n’existeraient pas. Vous n’auriez aucune idée de
ce qu’est l’admiration, qui n’aurait été
offerte à personne, puisque personne n’aurait rien accompli, ni
l’amour qui ne concerne que ceux qui entretiennent leur capacité
à penser, à choisir, à apprécier.
« Vous qui jaillissez comme des sauvages hors de la jungle de vos
émotions pour atterrir sur la Cinquième Avenue de notre New
York, et qui affirmez vouloir de l’électricité, mais sans
les générateurs qui la produisent, c’est notre fortune
que vous consommez tout en nous détruisant, ce sont nos valeurs que
vous vous appropriez tout en nous maudissant, c’est notre langage que
vous utilisez tout en reniant l’intelligence.
« Vos mystiques de l’esprit ont copié notre monde en
omettant notre existence pour inventer leur paradis et ils vous ont promis
des biens miraculeusement sortis du néant de la non matière. De
même, vos modernes mystiques du muscle négligent notre existence
et vous promettent un paradis où la matière se travaille toute
seule, sans raison, pour prendre la forme désirée par votre non
pensée.
« Pendant des siècles, les mystiques de l’esprit ont
vécu du racket de protection, en rendant la vie terrestre
insupportable pour vous faire payer cher leur secours, en prohibant toutes
les vertus nécessaires à l’existence pour charger vos
épaules de culpabilité, en condamnant comme
péchés la production et la joie pour faire du chantage aux
pêcheurs. Nous, les hommes de l’esprit, avons été
les victimes anonymes de leur foi, nous qui avons consenti à contrer
leur morale pour supporter la damnation promise à ceux qui
s’attachaient à la raison, nous qui pensions et agissions,
pendant qu’eux espéraient et priaient, nous qui étions
voués aux gémonies, nous qui étions les trafiquants de
vie quand vivre était un crime, pendant qu’ils se glorifiaient
de distribuer généreusement tout en les méprisant les
biens matériels produits par… par qui, au fait?
« Désormais nous sommes enchaînés et forcés
à produire par des sauvages qui ne nous concèdent même
pas le statut de pêcheurs; des sauvages qui prétendent que nous
n’existons pas, puis menacent de nous ôter cette vie que nous ne
possédons pas, si nous refusons de leur fournir ces biens que nous ne
produisons pas. Désormais, nous sommes censés continuer
à gérer des chemins de fer et savoir à quel instant
arrivera un train qui doit traverser tout un continent, nous sommes
censés continuer de faire tourner des usines et connaître la
structure exacte des molécules qui composent chaque
élément des ponts sur lesquels vous marchez et des avions qui
vous portent dans les airs. Et tout cela pendant que des tribus de mystiques
grotesques et minables se battent sur le cadavre de notre monde, en
bafouillant dans leur non-langage qu’il n’y a ni principes, ni
absolu, ni connaissance, ni pensée.
« S’abaissant en dessous du sauvage, qui s’imagine pouvoir
changer la réalité en prononçant des mots magiques, ils
croient qu’ils peuvent la modifier en ne prononçant aucune
parole; et leur baguette magique est une vacuité totale, c’est
la prétention que rien ne peut exister s’ils refusent de
l’identifier.
« De même qu’ils vivent matériellement de richesses
volées, ils vivent intellectuellement de concepts volés, et
proclament que l’honnêteté consiste à refuser de
savoir qu’on est en train de voler. De même qu’ils utilisent
les effets en niant leurs causes, ils utilisent nos concepts tout en niant
leur origine et leur existence même. De même qu’ils
cherchent à s’emparer des usines et non à les construire,
ils essayent de s’emparer de la pensée et non de penser
eux-mêmes.
« Ils prétendent que la capacité à faire tourner
des manivelles suffit à faire fonctionner une usine, en
évacuant la question de savoir qui a créé l’usine;
de même, ils déclarent qu’il n’y a pas
d’entité, que seul le mouvement existe, en évacuant le
fait que le mouvement présuppose une entité qui se meut, que
sans le concept d’entité, il ne peut exister aucun concept qui
ressemble à du "mouvement". Ils affirment leur droit de
consommer ce qu’ils n’ont pas gagné, en évacuant la
question de savoir qui doit le produire; de même, ils affirment
qu’il n’y a pas de loi de l’identité, que rien
n’existe que le changement, en éludant le fait que le changement
présuppose l’existence de quelque chose qui change, passant
d’un état initial à un état final, que sans la loi
de l’identité, aucun concept tel que le "changement"
n’est possible. Ils volent les industriels tout en niant leur
importance; de même, ils cherchent à étendre leur pouvoir
sur tout ce qui existe tout en niant l’existence.
« "Nous savons que nous ne savons rien", cancanent-ils, sans
voir qu’ils prétendent justement savoir quelque chose. "Il
n’y a pas d’absolu", jacassent-ils, sans comprendre
qu’ils sont justement en train d’en énoncer un. "Vous
ne pouvez pas prouver que vous existez", ergotent-ils, sans voir que la
preuve présuppose l’existence, la conscience et un
enchaînement complexe de connaissances; l’existence de quelque
chose à connaître, d’une conscience capable de
l’appréhender, et d’un savoir à même
d’identifier des concepts tels que "prouvé" et
"non prouvé".
« Quand un sauvage de cette espèce prétend que
l’existence doit être démontrée, il vous demande de
le faire au moyen de l’inexistence. Quand il prétend que la
conscience doit être prouvée, il vous demande de le faire au
moyen de l’inconscience; il vous demande de cesser d’exister et
d’être conscient pour lui prouver la réalité de
votre existence et de votre conscience; il vous demande de devenir un
zéro qui argumente dans le vide.
« Quand il déclare que le choix d’un axiome est arbitraire
et qu’il n’admet pas celui de sa propre existence, il ne comprend
pas qu’il l’a déjà accepté par le seul fait
d’ouvrir la bouche pour parler et que l’unique moyen de le
rejeter effectivement serait de se taire et de mourir sur-le-champ.
« Un axiome est un constat qui identifie la base de la connaissance et
de tout développement en rapport avec la connaissance, une
évidence nécessairement contenue dans toute affirmation,
qu’on en soit conscient ou non. Un axiome est un énoncé
qui met en déroute ses détracteurs parce qu’ils sont
obligés de l’admettre pour pouvoir seulement tenter de le
réfuter. Laissez ces hommes des cavernes, qui rejettent l’axiome
de l’identité, essayer d’exposer leur point de vue sans utiliser
le concept d’identité ni aucun concept qui en découle.
Laissez ces humanoïdes qui n’admettent pas l’existence des
mots essayer d’inventer un langage sans substantifs, ni adjectifs, ni
verbes. Laissez ces médiums qui n’admettent pas la
validité de la perception sensorielle tenter d’expliquer leurs
expériences sans référence aux données des sens.
Laissez ces écervelés qui rejettent la validité de la
logique, démontrer qu’ils ont raison sans utiliser la logique.
Laissez à ces cervelles de pois chiches qui prétendent
qu’un gratte-ciel de cinquante étages peut se passer de
fondations arracher celles de leurs immeubles (pas des vôtres). Et aux
cannibales qui prétendent que la liberté a été
nécessaire à l’avènement de la civilisation
industrielle, mais qu’elle ne l’est plus désormais, donnez
donc une peau d’ours et une massue, pas à une chaire
d’économie à l’université.
« À votre avis, sont-ils en train de vous ramener au Moyen
Âge? Oui, ils vous ramènent vers des heures plus sombres que
toutes celles que vous avez connues. Leur but n’est pas de revenir
à l’ère préscientifique, mais à
l’ère pré-linguistique. Leur intention est de vous priver
du concept dont dépendent la culture, la pensée et la vie de
l’homme: le concept de réalité objective. Analysez le
développement de la conscience humaine et vous connaîtrez la
finalité de leur foi.
Un
sauvage est un être qui ne réalise pas que A est A, que la
réalité est réelle. Son développement s’est
arrêté au stade du bébé dont la conscience
commence à analyser les perceptions sensorielles sans distinguer
encore les objets environnants. C’est en effet le bébé
qui voit le monde comme un mouvement confus, sans entités qui se
meuvent; et la naissance de son esprit a lieu le jour où il comprend
que la forme qui le nourrit est sa mère et que le brouillard qui est
derrière elle est un rideau, que ce sont deux entités
différentes qui ne peuvent s’intervertir, qui sont ce
qu’elles sont, qui existent. Le jour où il réalise que la
matière n’a pas de volonté et où il comprend que
lui-même en a une, ce jour est celui de sa naissance en tant
qu’être humain. Le jour où il comprend que le reflet
qu’il voit dans le miroir n’est pas une illusion, qu’il est
réel en tant que reflet; que le mirage qu’il voit dans le
désert n’est pas une illusion, mais une combinaison de
lumière et d’air chaud, que ce n’est pas une ville
qu’il voit, mais le reflet d’une ville; le jour où il
réalise qu’il n’est pas un récepteur passif qui
engrange mécaniquement des sensations les unes après les autres,
que ses sens ne lui fournissent pas un savoir systématique haché
en petits morceaux indépendants du contexte, mais uniquement la
matière du savoir que son esprit doit apprendre à
intégrer; le jour où il comprend que ses sens ne le trompent
pas, que le monde est régi par la causalité, que ses organes de
perception sont des outils dénués de volonté, qui
n’ont pas vocation à inventer ou à déformer la
réalité mais à lui en fournir des preuves absolues; le
jour où il comprend que son esprit doit assimiler les matériaux
fournis par ses sens, qu’il doit analyser leur nature, leur cause, leur
contexte, dans un travail perpétuel d’identification des objets
qu’il perçoit; ce jour est celui de sa naissance comme penseur
et homme de science.
Nous
sommes les hommes qui ont connu ce jour; vous êtes ceux qui ont choisi
de le connaître partiellement; un sauvage est un homme qui ne le
connaît jamais.
« Pour un sauvage, le monde est le théâtre
d’incompréhensibles miracles, où la matière
inanimée est toute-puissante alors que lui-même est
démuni. Son monde est pire qu’inconnu; il est inconnaissable. Un
sauvage croit que les objets physiques sont doués d’une
volonté mystérieuse et imprévisible, alors que
lui-même n’est qu’un pion animé par des forces
contre lesquelles il ne peut rien. Il croit que des démons tout
puissants régissent la nature, que la réalité est un
terrain de jeu où ils peuvent transformer à tout moment son bol
de riz en serpent et sa femme en scarabée, que tout A peut devenir le
non A qui leur convient et que la seule connaissance qu’il
possède est la certitude qu’il ne doit pas chercher à
savoir. Il ne peut compter sur rien, il ne peut qu’espérer, et
il passe sa vie à espérer, à supplier ses démons
de réaliser ses prières au gré de leur bon vouloir, chantant
leur louange quand ils l’exaucent et se maudissant quand ils l’ignorent,
leur offrant des sacrifices en signe de gratitude et encore des sacrifices en
signe de contrition, se prosternant dans une adoration craintive devant le
soleil, la lune, le vent, la pluie et tout gangster qui se présente
comme leur porte-parole, pourvu que ses discours soient assez
incompréhensibles et son masque suffisamment effrayant. Il
désire, supplie, rampe et meurt enfin, vous léguant en souvenir
de sa vision de l’existence une monstruosité représentant
ses idoles, des mélanges d’hommes, d’animaux,
d’araignées, personnifications informes du monde du non A.
« Sa condition intellectuelle est la même que celle de vos
professeurs actuels et son monde est le même que celui où ils
veulent vous mener.
« Si vous ne voyez pas les moyens qu’ils comptent employer, allez
visiter n’importe quelle classe de collège et vous entendrez des
professeurs expliquer aux enfants qu’aucune certitude n’est
possible à l’homme, que sa conscience n’a aucune efficacité,
qu’il ne peut rien savoir des faits et des lois de l’existence,
qu’il ne peut connaître aucune réalité objective.
Dans ces conditions, quel est le critère de la connaissance et de la
vérité? La réponse est: ce que les autres croient. Il n’y
a pas de connaissance, enseignent-ils, il n’y a que la foi. Croire que
vous existez est un acte de foi, aussi valable que la foi d’un autre
dans son droit de vous tuer; les fondements de la science sont un acte de
foi, ni plus ni moins que la foi dans une révélation mystique;
croire qu’un générateur peut produire de la
lumière électrique est un acte de foi, aussi arbitraire que de
croire qu’on en ferait autant en caressant une patte de lapin à
la nouvelle lune. La vérité est ce que les gens veulent
qu’elle soit, et les gens sont tout le monde sauf vous. La
réalité est ce que les gens disent qu’elle est, il
n’y a pas de fait objectif, il n’y a que leurs désirs
arbitraires. Un homme qui cherche la connaissance dans un laboratoire
à l’aide de tubes à essais et de raisonnements est un
bouffon vieillot et superstitieux. Un vrai scientifique est un homme qui va
sonder le public, et sans l’avidité égoïste de tous
ces industriels qui ont un intérêt personnel à entraver
les progrès de la science, vous sauriez que New York n’existe
pas, parce qu’un sondage de la population mondiale vous
révèlerait à une écrasante majorité que
ses croyances interdisent la possibilité même d’une telle
ville.
« Pendant des siècles, les mystiques de l’esprit ont
proclamé que la foi était supérieure à la raison,
mais ils n’ont pas osé contester l’existence de la raison.
Leurs héritiers, les mystiques du muscle, ont achevé leur
travail et réalisé leur rêve: ils déclare que tout
est question de foi, et appellent cela une révolte contre la croyance.
Comme révolte contre des assertions sans fondement, ils proclament que
rien ne peut être prouvé. Comme révolte contre
l’idée d’une connaissance surnaturelle, ils proclament
qu’aucun savoir n’est possible. Comme révolte contre les
ennemis de la science, ils annoncent que la science est une superstition.
Comme révolte contre l’asservissement de la pensée, ils
proclament que la pensée n’existe pas.
« Si vous renoncez à votre perception, si vous acceptez de
remplacer vos critères objectifs par des critères collectifs,
si vous attendez que les autres vous disent ce qu’il faut penser, le
vide que vous créez ainsi ne restera pas longtemps vacant. Vous allez
vous apercevoir que vos professeurs commenceront à fixer les
règles collectives, et que si vous refusez de leur obéir,
protestant qu’ils ne sont pas l’humanité à eux tous
seuls, ils vous répondront: "Comment savez-vous que nous ne le
sommes pas?" "Être", mon ami? "Où avez-vous
déniché ce terme démodé?"
« Si vous doutez que ce soit là leur but, observez avec quelle
persévérance acharnée les mystiques du muscle
s’efforcent de vous faire oublier qu’un concept tel que la
pensé ait pu un jour exister. Observez les contorsions de langage, les
mots flous au sens élastique grâce auxquels ils évitent
soigneusement toute référence au concept de
"pensée". Votre conscience, vous disent-ils, consiste en
"réflexes", en "réactions", en
"expériences", en "impulsions"; et ils refusent en
même temps d’identifier les moyens par lesquels ils ont acquis
cette connaissance, l’acte qu’ils accomplissent en disant cela,
ou celui que vous accomplissez en écoutant. Les mots ont le pouvoir de
vous "conditionner", disent-ils tout en refusant d’identifier
les raisons pour lesquelles les mots ont aussi le pouvoir de changer
votre… votre …? Un étudiant lisant un livre le comprend
par un processus de…? de…? Un scientifique travaillant à
une invention s’engage dans un acte de …? Un psychiatre aidant un
névrosé à résoudre ses problèmes
conflictuels, le fait au moyen de…? Mystère. Un
industriel… chut! ça n’existe pas: une usine est une
"ressource naturelle", au même titre qu’un arbre, un
caillou ou une marre de boue.
« Le problème de la production, vous disent-ils, n’a aucun
intérêt et ne mérite aucune attention
particulière; le seul problème proposé à vos
"réflexes" est donc la question de la distribution. Qui a
résolu le problème de la production? L’humanité,
selon eux. Quelle était la solution? Les marchandises sont là.
Comment sont-elles arrivées là? D’une manière ou
d’une autre. De quelle cause sont-elles l’effet? Rien n’a
de cause.
« Ils prétendent que tout homme a le droit de vivre sans
travailler et, en dépit des lois de la réalité,
qu’il a droit à un "minimum vital" – un toit,
des aliments et des vêtements –, sans faire aucun effort, comme
un privilège de naissance. Qui doit lui fournir tout cela? Mystère.
Chaque homme, annoncent-ils, possède une part égale des
avancées technologiques réalisées dans le monde.
Réalisées… par qui? Mystère. Ces lâches
enragés qui posent en défenseurs des industriels
redéfinissent maintenant l’économie comme une technique
d’ajustement entre les désirs illimités des hommes et les
biens produits en quantité limitée. Produits… par qui?
Mystère. Ces escrocs intellectuels qui veulent passer pour des
professeurs se gaussent des penseurs d’autrefois car leurs
théories sociales faisaient l’hypothèse de la
rationalité humaine; mais puisque l’homme n’est pas
rationnel, déclarent-ils, il doit y avoir un système qui lui
permet d’exister en étant irrationnel, ce qui signifie: en
défiant la réalité. Qui rendra cela possible?
Mystère. À chaque fois qu’un gratte-papier griffonne des
plans pour contrôler la production du genre humain, que l’on soit
d’accord ou non avec ses statistiques, personne ne remet en question
son droit d’imposer ses idées par la force des armes.
Imposer… à qui? À votre avis? Des groupes de pipelettes
subventionnées font des tours du monde aux frais de la princesse et
s’en reviennent en disant que les peuples sous-développés
demandent de meilleures conditions de vie. Demandent… à qui?
À votre avis? Et pour devancer toute demande d’explication sur
la différence entre New York et un village de cases dans la savane,
ils avancent cette obscénité suprême qui consiste
à expliquer les développements de l’industrie humaine,
les gratte-ciel, les ponts suspendus, les moteurs et les trains, en
déclarant que l’homme est un animal qui possède un
"instinct de savoir-faire".
« Vous vous demandez ce qui ne va pas dans le monde? Vous assistez
maintenant à l’explosion de la foi dans le sans cause et dans le
non mérité. Tous vos gangs de mystiques, de l’esprit et
du muscle, se disputent farouchement le pouvoir de vous gouverner, en
grognant que l’amour est la solution à tous vos problèmes
spirituels et que le fouet est la solution à tous vos problèmes
matériels, à vous qui avez renoncé à penser. Eux
qui accordent moins de dignité à l’homme
qu’à du bétail, eux qui ignorent ce que leur dirait un
dresseur d’animaux, à savoir qu’on ne dresse pas un animal
par la terreur, qu’un éléphant maltraité, bien
loin de travailler pour ses tortionnaires ou de porter leurs fardeaux, aurait
vite fait de les piétiner; ils espèrent toutefois que
l’homme continuera à produire des tubes électroniques,
des avions supersoniques, des moteurs atomiques et des télescopes interstellaires,
en échange d’une ration de viande complétée si
nécessaire par quelques bons coups de fouet.
« Ne vous méprenez pas sur le caractère des mystiques.
L’affaiblissement de votre conscience a toujours été leur
unique objectif. Et le pouvoir de vous dominer par la force a toujours
été leur seul désir.
« Depuis les rites des sorciers de la jungle, qui stérilisaient
la pensée de leurs victimes en leur présentant une
réalité déformée en absurdités grotesques,
pour les maintenir dans une terreur arriérée pendant des
siècles; depuis les doctrines surnaturelles du Moyen Âge,
grâce auxquelles des hommes entassés pêle-mêle dans
des taudis boueux étaient maintenus dans la crainte que le
démon ne vole la soupe gagnée en dix-huit heures de travail,
jusqu’au petit professeur mielleux qui vous assure que votre cerveau
n’a pas la capacité de penser, que vos sens sont trompeurs et
que vous devez obéir aveuglément à la volonté
toute puissante de cette entité surnaturelle qu’est la
Société: c’est toujours la même recette au service
du même objectif; faire de vous une loque dénuée de toute
capacité à penser.
« Mais cela ne peut vous arriver que si vous y consentez. Et si vous y
consentez, vous méritez bien votre sort.
« Quand vous écoutez le sermon d’un mystique sur
l’impuissance de la pensée humaine et que vous commencez
à douter de votre raison et non de la sienne; quand vous permettez que
votre semi-rationalité déjà précaire soit
ébranlée par une assertion quelconque et que vous
considérez comme plus sûr de vous en remettre à
l’autorité du savoir supérieur de votre interlocuteur, la
faute est partagée: votre acquiescement le renforce dans ses
certitudes. Il en est même l’unique fondement. Le pouvoir
surnaturel que redoute le mystique, cet esprit inconnu qu’il
vénère, c’est le vôtre; et la conscience
qu’il croit toute puissante, c’est la vôtre.
« Un mystique est un homme qui a abandonné son esprit dès
qu’il a rencontré celui des autres. À un moment
donné de son enfance, quand sa propre compréhension de la
réalité s’est trouvée en conflit avec les
affirmations d’autrui, devant des ordres arbitraires ou des exigences
contradictoires, il a ressenti une telle aversion pour
l’indépendance qu’il a renoncé à ses
facultés rationnelles. Au moment de choisir entre "je sais"
et "les autres disent", il a opté pour l’autorité
des autres, il a préféré la soumission à la
compréhension, la croyance à la pensée. Car la foi dans
le surnaturel commence avec la foi dans la supériorité des
autres. Sa reddition est issue du sentiment de devoir cacher son manque de
compréhension, de l’impression que les autres possèdent
un savoir mystérieux qui lui échappe à lui seul, que la
réalité est tout ce qu’ils désirent qu’elle
soit, par des moyens à jamais hors de sa portée.
« Depuis lors, dans sa crainte de penser, il est livré à
la merci de sentiments non identifiés. Il n’a pas d’autre
guide que ses émotions, qui sont les débris de son
identité. Il s’y accroche dans une frénésie
possessive, et tout effort intellectuel qu’il peut faire est une
tentative pour se cacher à lui-même qu’il
n’éprouve que de la terreur.
« Quand un mystique affirme l’existence d’une connaissance
supérieure à la raison, il est tout à fait
sincère. Mais ce n’est pas à un super esprit universel et
omniscient qu’il fait allusion en réalité, c’est au
boniment du premier quidam qui s’est trouvé sur son chemin et
devant lequel il a renoncé à sa raison. Un mystique est
animé du désir urgent d’inculquer, de tricher, de
flatter, d’abuser; il est pressé de contraindre cette conscience
toute-puissante qui est celle des autres. "Les autres" sont la
seule clef de sa réalité, il sent qu’il ne peut exister
qu’en contrôlant leur mystérieux pouvoir, et en extorquant
leur inexplicable consentement. "Les autres" sont ses seuls moyens
de perception, et comme un aveugle qui dépend des yeux de son chien,
il sent qu’il doit les tenir en laisse pour survivre. Contrôler
la conscience des autres devient sa seule passion; le désir du pouvoir
est une mauvaise herbe qui ne peut croître que dans la vacuité
d’un esprit perdu.
« Tout dictateur est un mystique et tout mystique est un dictateur en
puissance. Un mystique demande ardemment l’obéissance des
hommes, pas leur accord. Il veut les voir renier leurs consciences devant ses
affirmations, ses ordres, ses souhaits et ses caprices; de même
qu’il renie la sienne devant les leurs. Il veut traiter avec les hommes
par la foi et la force, il ne trouve aucune satisfaction dans leur
consentement s’il doit l’obtenir par la raison et
l’exposé des faits. La raison est l’ennemi qu’il
redoute, quoiqu’il lui accorde peu de crédit. La raison, pour
lui, est un moyen de tromperie; il croit que les hommes possèdent un
pouvoir plus puissant que la raison, et que seule leur croyance sans cause ou
leur obéissance forcée peut lui apporter la
sécurité, la preuve qu’il a su pallier son absence de don
mystique. Il est avide de commander, pas de convaincre: convaincre exige de
reconnaître l’indépendance d’autrui et de se
soumettre à l’absolu de la réalité objective. Ce
qu’il recherche est un pouvoir sur la réalité et sur le moyen
qu’ont les hommes de la percevoir, leur intelligence. Il cherche le
pouvoir d’interposer sa volonté entre l’existence et la
conscience, comme si, en acceptant de falsifier la réalité
comme il leur ordonne de le faire, les hommes pouvaient en fait la créer.
« Dans le domaine matériel, le mystique est un parasite qui
exproprie les gens des richesses qu’ils ont créées; de
même, dans le domaine spirituel, le mystique pille les idées
créées par les autres. Il se ravale ainsi en dessous du rang de
l’aliéné qui projette sa propre déformation de la
réalité, en devenant un parasite de l’aliénation
qui se nourrit de la distorsion imaginée par d’autres.
Il
n’y a qu’un état qui satisfasse les désirs
d’infini, de non causalité et de non identité du
mystique: la mort. Peu importe la source inintelligible de ses sentiments
incommunicables: quiconque rejette la réalité rejette
l’existence; et les sentiments qui l’animent sont une haine
contre toutes les valeurs qui constituent la vie humaine, et un désir
avide de tout ce qui la détruit. Un mystique se délecte du
spectacle de la souffrance, de la pauvreté, du servage et de la
terreur. Tout cela lui procure une sensation de triomphe, la certitude
qu’il a vaincu la réalité rationnelle. Mais il
n’existe aucune autre réalité. Peu importe quel
bien-être il prétend servir, que ce soit celui de Dieu ou de ce
monstre informe qu’il appelle "le Peuple", peu importe
à quelle dimension surnaturelle il se réfère: dans les
faits, sur terre, son idéal concret est la mort, son désir est
de tuer, sa seule satisfaction est de faire souffrir.
« La foi des mystiques n’a jamais abouti à rien
d’autre qu’à la destruction, comme vous pouvez le
constater autour de vous une fois de plus. Et si les ravages
occasionnés par leurs actes ne les ont pas incités à
s’interroger sur leurs doctrines, s’ils prétendent
être animés par l’amour alors qu’ils empilent des
montagnes de cadavres, c’est parce que la vérité de leurs
intentions est encore pire que l’excuse obscène que vous leur
trouvez, selon laquelle ces horreurs sont au service de nobles fins. La
vérité est que ces horreurs sont leurs fins.
« Vous qui êtes assez égarés pour croire que vous
pourriez vous accommoder d’un dictateur mystique, que vous pourriez lui
agréer en obéissant à ses ordres, sachez qu’il
n’y a pas moyen de le satisfaire; si vous obéissez, il inversera
ses ordres; il cherche l’obéissance pour
l’obéissance et la destruction pour la destruction. Vous qui
êtes assez poltrons pour croire que vous pouvez vous entendre avec un
mystique en offrant vos biens à sa rapacité, sachez qu’il
n’y a pas moyen de le corrompre car le pot-de-vin qu’il veut,
c’est votre vie, aussi rapidement que vous serez disposés
à la lui donner; et que le monstre qu’il cherche lui-même
à soudoyer est ce néant enfoui dans son âme, qui le
pousse à tuer pour lui éviter d’apprendre que la mort
qu’il désire est la sienne.
« Vous qui êtes assez naïfs pour croire que les forces qui
subsistent aujourd’hui dans votre monde sont mues par
l’appât du gain, sachez que la course au pillage que pratiquent
les mystiques n’est qu’une façade destinée à
leur cacher à eux-mêmes la nature de leur mobile
véritable. Comme la richesse est un moyen au service de la vie
humaine, ils la réclament à grands cris pour imiter les
êtres vivants, pour se faire croire à eux-mêmes
qu’ils veulent vivre. Mais leur dévouement grossier aux objets
de luxe qu’ils ont volés n’est pas pour eux une
satisfaction, c’est une fuite. Ils ne veulent pas posséder votre
fortune, ils veulent que vous la perdiez; ils ne veulent pas réussir,
ils veulent que vous échouiez; ils ne veulent pas vivre, ils veulent
que vous mouriez. Ils ne désirent rien, ils détestent
l’existence. Chacun d’entre eux poursuit sa fuite en avant en
essayant de ne pas apprendre qu’il est lui-même l’objet de
sa haine.
« Vous qui n’avez jamais compris ce qu’était le mal,
vous qui considérez les mystiques comme des "idéalistes
égarés" – que votre Dieu imaginaire vous pardonne!
–, sachez qu’ils sont eux-mêmes le mal, ces objets anti-vie
qui cherchent à remplir le néant
"désintéressé" de leur âme en
dévorant le monde. Ce n’est pas à votre fortune
qu’ils veulent s'en prendre. C’est une conspiration contre
l’esprit, ce qui signifie; contre la vie et contre l’homme.
« C’est une conspiration sans chef ni boussole, menée par
tous ces petits gangsters du moment qui profitent de l’agonie
d’un pays ou d’un autre, comme autant de déchets voguant
à l’aventure sur les flots déversés par les
réservoirs crevés de l’histoire: des réservoirs
remplis de la haine de la raison, de la logique, du talent, de la
réussite et de la joie, remplis par chacun des pleurnichards
antihumains qui a un jour prêché la supériorité du
"coeur" sur l’intellect.
« C’est une conspiration menée par tous ceux qui essayent,
non de vivre, mais d’en finir avec la vie, par tous ceux qui cherchent
à couper juste un petit morceau de réalité et qui sont
attirés à travers leurs émotions vers ceux qui sont
affairés à en couper d’autres, c’est une
conspiration qui unit tous ceux qui poursuivent un zéro en guise de
valeur, dans une même tendance à la fuite: le professeur
incapable de penser, qui prend plaisir à détériorer
l’esprit de ses étudiants, l’homme d’affaires qui
s’efforce de neutraliser le talent de ses concurrents pour
protéger sa stagnation, le névrosé qui prend plaisir
à rabaisser les hommes fiers parce qu’il cultive la haine de
lui-même, l’incompétent qui s’amuse à faire
échouer les projets des autres, le médiocre qui se réjouit
en démolissant la grandeur, l’eunuque qui prend plaisir à
châtrer tout plaisir, et tous leurs fabricants de justifications
intellectuelles, ceux qui prêchent que l’immolation des valeurs
transformera les vices en vertus. La mort est la source de leurs
théories, la mort est le but concret de leurs actions et quant
à vous, vous êtes leurs dernières victimes.
« Nous qui servions à amortir les conflits nés de
l’incompatibilité de votre foi avec votre vie, nous ne sommes
plus là pour vous sauver des conséquences de vos croyances.
Nous ne sommes plus disposés à payer de nos vies les dettes que
vous avez accumulées tout au long des vôtres ou le
déficit moral creusé par toutes les générations
qui vous ont précédés. Vous avez vécu à
crédit et moi, je suis l’homme qui a fermé le compte.
Je
suis l’homme dont votre vacuité vous permettait d’ignorer
l’existence. Je suis celui que vous ne vouliez ni voir vivre ni voir
mourir. Vous ne vouliez pas que je vive parce que vous aviez peur de savoir
que je portais les responsabilités que vous rejetiez et que vos vies dépendaient
de moi; et vous ne vouliez pas que je meure, parce que vous le saviez.
« Il y a douze ans, quand je travaillais dans votre monde,
j’étais un inventeur. J’exerçais une des
professions les plus récentes dans l’histoire humaine, et
vouée à une extinction rapide dans une société
revenue au stade sous humain. Un inventeur est un homme qui demande
"pourquoi?" à l’univers et ne laisse rien
s’interposer entre son esprit et la réponse.
« Comme les hommes qui découvrirent l’usage de la vapeur
et du pétrole, j’ai découvert une source
d’énergie présente depuis la naissance du monde, mais que
personne n’avait songé à regarder autrement que comme un
objet de culte et de terreur attribué à un dieu tonitruant.
J’ai réalisé le prototype d’un moteur
expérimental qui aurait fait ma fortune et celles de mes employeurs,
un moteur qui aurait amélioré l’efficacité de
toutes les installations humaines utilisant de l’énergie,
faisant ainsi don d’une plus grande productivité à chaque
heure que vous passiez à gagner votre vie.
« Un soir, lors d’une réunion à l’usine,
j’ai été menacé de mort à cause de cette
réalisation. J’ai entendu trois parasites affirmer que mon
cerveau et ma vie étaient leur propriété, que mon droit
d’exister était subordonné à la satisfaction de
leurs désirs. Le but de mon talent, disaient-ils, était de
servir les besoins de ceux qui en avaient moins que moi. Je n’avais pas
le droit de vivre, disaient-ils, à cause de mes aptitudes; au
contraire, leur droit de vivre à eux était inconditionnel, du
fait de leur incompétence.
« Alors je compris ce qui n’allait pas dans le monde, je compris
ce qui détruisait les hommes et les nations, et à quel niveau
devait se jouer la bataille pour la vie. Je vis que l’ennemi
était une morale inversée, qui tirait toute sa force de mon
seul consentement. Je vis que le mal était impuissant, car le mal
était l’irrationnel, le néant, l’anti-réel,
et qu’il ne pouvait triompher que si le bien se résignait
à le servir. Ces parasites qui m’entouraient en proclamant leur
dépendance vis-à-vis de mon esprit, ces parasites qui
espéraient que je me sacrifierais pour eux, que je me
résignerais à un esclavage qu’ils n’avaient pas le
pouvoir de m’imposer, ne faisaient que compter sur un principe aussi
ancien que le monde. Car à travers toute l’histoire des hommes,
celle de l’extorsion organisée par des familles de
fainéants ou celle des atrocités commises dans les pays
collectivistes, ce sont les bons, les capables, les hommes de raison, qui ont
agit pour leur propre perte, qui ont transfusé au mal le sang de leur vertu
et accepté en retour le poison de la destruction, se battant ainsi
pour la survie du mal et l’anéantissement de leurs valeurs. Je
compris que, pour qu’un homme vertueux cède au mal et lui
accorde la victoire, il fallait à un moment donné qu’il
donne son consentement alors même que rien n’aurait pu le lui
arracher. Je vis que je pouvais mettre un terme à vos injures et
à vos attaques en prononçant un seul mot dans ma tête:
"non". Et je l’ai prononcé.
« J’ai quitté cette usine. J’ai quitté votre
monde. Je me suis consacré à éclairer vos victimes et
à leur fournir la méthode et l’arme pour vous combattre.
La méthode consistait à accepter de vous regarder pour ce que
vous étiez. L’arme était la justice.
« Si vous voulez savoir ce que vous avez perdu quand j’ai
quitté votre monde avec mes grévistes, allez sur une terre
déserte et inconnue des hommes et demandez-vous comment vous comptez
survivre, et combien de temps vous y parviendrez sans avoir à penser,
sans personne pour vous montrer ce qu’il faut faire; ou alors, si vous
acceptez de penser, demandez-vous ce que vous seriez capables de
découvrir, demandez-vous combien d’inventions strictement
personnelles vous avez faites au cours de votre vie, et quelle proportion de
votre temps vous avez passé à reproduire des actes appris de
quelqu’un d’autre; demandez-vous si vraiment vous seriez capables
de découvrir comment cultiver la terre pour en extraire votre
nourriture, si vraiment vous seriez capables d’inventer une roue, un
levier, une bobine d’induction, un générateur et un tube
électronique. Maintenant, pensez-vous encore que les hommes capables
sont des exploiteurs qui vivent du fruit de votre labeur en volant les
richesses que vous produisez? Persistez-vous à croire que vous avez le
pouvoir de les asservir? Laissez vos femmes jeter un coup d’oeil
à la jungle où vivent leurs homologues aux faces rabougries et
aux seins tombants, qui pilent, heure par heure, siècle après
siècle, la bouillie familiale dans une bassine; puis laissez-les se
demander si leur "instinct de savoir-faire" peut vraiment leur
fournir des réfrigérateurs, des machines à laver et des
aspirateurs, et sinon, si elles osent encore mépriser ceux qui ont
créé tout cela, sans pourtant faire appel à leur
"instinct".
« Sauvages que vous êtes, ouvrez les yeux et cessez de marmonner
que les idées sont subordonnées aux moyens de production, que
les machines sont autre chose qu’un pur produit de la pensée
humaine. Moralement, vous n’avez jamais atteint l’âge
industriel, vous en êtes resté à la morale de
l’ère barbare où la misérable subsistance des
hommes était obtenue par le travail physique des esclaves. Les
mystiques ont toujours voulu posséder des esclaves, pour les
protéger de la réalité matérielle qu’ils
redoutent. Mais vous, petits activistes grotesques, vous regardez avec des
yeux aveugles les gratte-ciel et les cheminées d’usine qui vous
entourent en rêvant d’asservir ceux qui les ont
érigées, scientifiques, inventeurs ou industriels. Quand vous
exigez la propriété collective des moyens de production, ce que
vous réclamez en fait, c’est la propriété
collective de l’intelligence. J’ai enseigné à mes
grévistes la réponse que vous méritiez: "allez-y,
essayez!"
Vous
vous déclarez incapables de maîtriser les forces de la
matière, et pourtant vous voulez diriger l’esprit des hommes
aptes à réaliser des prouesses qui vous dépassent. Vous
vous dites incapables de survivre sans nous, mais vous voulez nous dicter
notre façon de vivre. Vous proclamez avoir besoin de nous, mais vous avez
l’impertinence de prétendre nous gouverner par la force. Et vous
espérez que nous, qui ne redoutons pas ce monde physique qui vous fait
si peur, nous allons nous incliner devant un rustre qui vous a
persuadé de l’élire pour nous commander?
« Vous proposez d’établir un ordre social fondé sur
le principe suivant: que vous êtes incapables de diriger votre vie
personnelle, mais capables de diriger celle des autres; que vous êtes
inaptes à vivre librement, mais aptes à devenir des
législateurs tout puissants; que vous êtes incapables de gagner
votre vie en utilisant votre intelligence, mais capables de juger des hommes
politiques et de les désigner à des postes où ils auront
tout pouvoir sur des techniques dont vous ignorez tout, des sciences que vous
n’avez jamais étudiées, des réalisations dont vous
n’avez aucune idée, des industries gigantesques dans lesquelles,
selon votre propre aveux, vous seriez incapables d’exercer les
fonctions les plus modestes.
« Vous êtes des dépendants; de cette dépendance
innée provient votre culte du zéro: ce symbole
d’impuissance que vous vénérez est l’idée
que vous vous faites de l’homme et la référence à
partir de laquelle vous cherchez à remodeler votre âme.
"C’est humain!" gémissez-vous à la vue de
n’importe quelle dépravation, vous rabaissant vous-même au
rôle de "l’humain" tel que vous le concevez: celui du
faible, de l’imbécile, du perfide, du menteur, du
défaillant, du couard, de l’escroc, mais jamais, au grand jamais!
celui du héros, du penseur, du producteur, de l’inventeur ou de
l’homme d’action, comme si "ressentir" était
humain, mais non penser, comme si échouer était humain mais non
réussir, comme si la corruption était humaine mais non la
vertu. Comme si la mort était le principe de l’humanité,
mais non la vie.
« Pour nous priver de notre honneur, afin de pouvoir ensuite nous
priver de nos richesses, vous nous avez toujours regardés comme des
esclaves indignes de toute récompense morale. Vous chantez les
louanges de toute organisation qui prétend ne faire aucun profit, en
maudissant les hommes qui ont réalisé les profits
nécessaires à l’existence de cette organisation. Vous
considérez comme de "l’intérêt public"
tout projet au service de ceux qui ne payent rien; ce n’est pas dans
l’intérêt public de fournir des services à ceux qui
les payent. Tout ce qui passe en aumônes est un
"bénéfice public". Faire du commerce est une injure
publique. Le "bien public" est le bien de ceux qui ne font rien
pour le mériter; Ceux qui le méritent n’ont droit
à rien. Le "public", pour vous, est quiconque a
échoué dans l’accomplissement de ses valeurs. Quiconque y
a réussi, quiconque fournit les biens indispensables à votre
survie, est exclu du public et de l’espèce humaine.
« Quelle folie vous a fait croire que vous sortiriez indemnes de ce
tissu de contradictions érigé en idéal de
société, alors qu’il suffisait à vos victimes de
dire "non" pour démolir tout l’édifice de ce
beau plan? Quel mendiant assez fou croirait que sa misère le place en
situation confortable pour menacer ses bienfaiteurs? Vous gémissez,
comme lui, que vous comptez sur notre pitié, mais en secret, sous
l’emprise de votre code moral, vous espérez pouvoir compter sur
notre culpabilité. Vous vous attendez à ce que nous nous sentions
coupables de nos vertus en présence de vos vices, de vos souffrances
et de vos échecs: coupables de réussir notre vie, coupables
d’aimer cette existence que vous maudissez. Pourtant vous nous suppliez
de vous aider à vivre.
« Vous vouliez connaître John Galt? Je suis le premier homme de
talent à avoir refusé de me sentir coupable; le premier
à ne pas faire pénitence pour mes vertus et à ne pas
accepter qu’elles soient utilisées contre moi; le premier
à refuser de souffrir le martyre entre les mains de ceux qui voulaient
me voir périr pour avoir eu le privilège de les maintenir en
vie; le premier à leur avoir dit que je n’avais pas besoin
d’eux, et que tant qu’ils n’apprendraient pas à
traiter avec moi en commerçants, donnant valeur contre valeur, ils
devraient exister sans moi, tout comme j’existerai sans eux: je leur
laisserai ainsi le soin de comprendre lequel d’entre nous a besoin de
l’autre, et lequel possède le moyen de survie le plus efficace.
« J’ai réalisé intentionnellement ce que
d’autres ont fait jadis en silence, sans le savoir. Depuis toujours,
des hommes intelligents se sont mis en grève, dans la protestation et
le désespoir, mais ils ne connaissaient pas le sens profond de leur
acte. L’homme qui s’est retiré de la vie publique pour
penser sans avoir à partager ses réflexions; l’homme qui
a passé sa vie dans l’ombre d’un emploi subalterne, en
gardant pour lui la flamme de son esprit, sans jamais lui donner forme, sans
jamais accepter qu’elle serve les desseins d’un monde
méprisable; l’homme vaincu par le dégoût, qui a
abandonné avant d’avoir commencé, l’homme qui a
renoncé plutôt que de devoir céder, l’homme qui
n’a utilisé qu’une fraction de ses capacités,
brisé qu’il était par le désir ardent d’un
idéal introuvable; tous, ils étaient en grève, en
grève contre la déraison, en grève contre votre monde et
vos valeurs. Mais dans l’ignorance de leurs propres valeurs, ils ont
renoncé à savoir; dans la nuit de leur indignation sans espoir,
alors qu’ils étaient passionnés sans connaissance du désir
et justes bien qu’ignorant de la justice, ils vous ont
cédé le pouvoir de la réalité et abandonné
l’impulsion de leur esprit, et ils ont péri dans une amertume
stérile, en rebelles au service d’une révolte incomprise,
en amoureux ignorant tout de leur amour.
« Les temps abominables que vous appelez le Moyen Âge furent une
période de grève de l’intelligence, pendant laquelle les
hommes de talent vivaient clandestinement, étudiant en secret, avant
de disparaître avec l’oeuvre de leur esprit; seule une
poignée de courageux martyrs résistait pour maintenir en vie
l’espèce humaine. Toutes les époques dominées par
les mystiques furent marquées par la stagnation et la misère:
beaucoup d’hommes étaient alors en grève contre
l’existence, survivant à peine par leur travail, n’offrant
aux griffes des gouvernants que des restes de leur maigre pitance. Ces hommes
refusèrent de penser, d’entreprendre et de produire à
l’idée que le bénéficiaire final de leurs
réalisations serait un dégénéré couvert
d’or, considéré comme omniscient et capable de faire
mentir la raison par la grâce de Dieu et d’une bande de malfrats
organisés. L’histoire humaine est une route déserte dans
la nuit de la force et de la foi, jalonnée ci et là de ces
quelques gerbes de lumières que furent les idées
libérées des hommes de l’esprit, incarnées dans
ces merveilles que vous avez admirées brièvement avant de les
précipiter dans le néant.
« Mais cette fois, il n’y aura pas d’anéantissement.
Le jeu des mystiques est terminé. Vous allez périr avec et par
votre irréalité. Nous, les hommes de raison, nous survivrons.
« J’ai appelé à la grève les martyrs qui
persistaient à demeurer parmi vous. Je leur ai donné
l’arme qui leur manquait: la connaissance de leurs propres valeurs
morales. Je leur ai enseigné que le monde était à nous,
pour peu que nous décidions de le réclamer, parce que notre
morale était une morale de vie. Eux, les grandes victimes qui ont
produit toutes les merveilles du court printemps de l’humanité,
eux, les industriels, les conquérants de la matière, ignoraient
la nature de leurs droits. Ils savaient qu’ils étaient
l’énergie du monde: je leur ai dit qu’ils
méritaient la gloire.
« Vous qui osez nous regarder comme des infirmes moraux devant le
premier mystique évoquant des visions surnaturelles; vous qui vous
chamaillez comme des vautours pour de l’argent volé, quoique
vous honoriez davantage les cartomanciens que les faiseurs de fortunes; vous
qui parlez des hommes d’affaires avec indignation, quoique vous teniez
en haute estime n’importe quel poseur exalté soi-disant artiste,
sachez que votre morale prend sa source dans ce miasme mystique
émanant du marais originel, ce culte de la mort qui jette
l’anathème à l’homme d’affaires pour la seule
raison qu’il vous maintient en vie. Vous qui prétendez vous
élever au-dessus des soucis purement matériels et des besoins
physiques soi-disant grossiers, savez-vous vraiment qui est le plus
écrasé par ces soucis et dépendant de ces besoins?
Est-ce l’Hindou qui s’épuise du matin au soir à pousser
une charrue pour un bol de riz, ou le fermier américain assis sur son
tracteur? Qui est le vainqueur de la réalité physique:
l’homme qui dort sur une paillasse ou celui qui dort sur un matelas
rembourré? Quels monuments représentent le mieux le triomphe de
l’esprit humain sur la matière: les taudis insalubres qui
bordent le Ganges ou le front de mer de New York?
Tant
que vous ne connaîtrez pas les réponses à ces questions,
tant que vous n’aurez pas appris à regarder avec respect les
réalisations de l’esprit humain, vous risquez fort de
disparaître de la surface de cette Terre que nous aimons et que nous ne
vous permettrons pas de condamner. J’ai dessiné en perspective
le cours ordinaire de l’histoire en vous laissant le soin de
découvrir la nature du fardeau dont vous aviez l’intention de
vous délester sur l’épaule des autres. Vos
dernières ressources vitales vont maintenant être
aspirées par ceux qui sont sans mérite, les adorateurs et les
convoyeurs de la mort. Ne prétendez pas qu’une réalité
malveillante vous a vaincus. C’est votre évasion de la
réalité qui est en cause. Ne prétendez pas que vous
allez périr pour un idéal noble; vous allez mourir
d’avoir abreuvé la haine de l’homme.
« Mais à ceux d’entre vous qui gardent un fond de
dignité et se sentent encore attirés par la vie, je donne une
chance de faire un choix. Choisissez si vous voulez vraiment mourir pour des
principes moraux auxquels vous n’avez jamais cru et que vous
n’avez jamais appliqués. Arrêtez-vous au bord de
l’autodestruction pour examiner vos valeurs et votre vie. Vous saviez
faire un inventaire de vos richesses: maintenant faites un inventaire de
votre esprit.
« Depuis votre enfance, vous avez caché un secret honteux: tout
au fond de vous-même, vous n’avez jamais désiré
vivre moralement, vous n’avez jamais désiré vous
sacrifier, vous avez toujours appréhendé et
détesté votre code moral, et vous n’avez jamais
osé avouer, même à vous-mêmes, que vous
étiez dépourvu de ces "instincts" moraux que les
autres manifestaient autour de vous. Plus ces "instincts" vous
étaient étrangers, plus vous proclamiez votre amour
désintéressé et votre serviabilité à
l’égard des autres, par crainte qu’ils ne
découvrent votre véritable personnalité, cette
personnalité que vous trahissiez et dissimuliez comme une tare. Et
eux, qui vous trompaient autant que vous les abusiez, criaient à haute
voix leur approbation de peur que vous ne perceviez en eux ce même
inavouable secret. Aujourd’hui encore, l’existence pour vous est
une grande mise en scène, une pièce que vous vous jouez les uns
aux autres, chacun croyant être la seule exception honteuse, chacun
s’en remettant au savoir inconnu des autres pour juger de la morale,
chacun falsifiant la réalité pour trouver grâce aux yeux
des autres, sans que personne ne trouve le courage de briser ce cercle
vicieux.
« Malgré toutes les entorses que vous faites à votre foi
impraticable, malgré la misère de cet équilibre de
cynisme et de superstition dans lequel vous vivez, vous persistez à
vouloir préserver le principe mortel selon lequel la morale et la
pratique seraient incompatibles. Depuis l’enfance, vous êtes
terrorisés par un choix que vous n’avez jamais osé
envisager clairement: si tout ce qui est concret, tout ce que vous devez
faire pratiquement pour atteindre vos buts, tout ce qui vous nourrit, vous
réjouit et vous profite, est mauvais; et si le bien, la morale, sont
tout ce qui est impraticable, tout ce qui échoue, détruit,
frustre, tout ce qui vous blesse et vous apporte pertes et douleurs; alors
vous avez le choix entre la vie et la morale.
« Le seul effet de cette doctrine meurtrière a été
de déplacer la morale en dehors de la vie. Vous avez grandi dans
l’idée que la morale n’entretenait aucune relation
nécessaire avec la réalité, sauf comme frein et comme
menace, et que l’existence était une jungle amorale où
n’importe quoi pouvait fonctionner. Et, dans cette inversion des
concepts qui caractérise vos esprits figés, vous n’avez
pas réalisé que les démons maudits par votre foi
étaient précisément les vertus propres à assurer
la vie et les moyens concrets de l’existence. Vous avez oublié
que si le "bien" idéal était l’auto immolation,
toute estime de soi devenait impossible; vous avez oublié que si le
"mal" concret était la production de biens matériels,
il fallait bien que le vol soit admissible en pratique.
« Imprégnés d’une morale sans consistance, vous
êtes impuissants comme une branche balancée par le vent: vous
n’osez pas vivre complètement, mais vous n’osez pas non
plus être entièrement mauvais. Quand vous êtes
honnêtes, vous avez le sentiment d’être des dupes; quand
vous trichez, vous vous sentez craintifs et honteux. Quand vous êtes
contents, votre bonheur est entaché de culpabilité; quand vous
souffrez, votre douleur est aggravée par le sentiment que c’est
là votre condition. Vous vous apitoyez sur les hommes que vous
admirez, croyant qu’ils sont condamnés à la chute; vous
enviez ceux que vous détestez, croyant qu’ils sont les
maîtres de l’existence. Vous vous sentez désarmés
devant un scélérat, croyant que le mal est fait pour gagner,
puisque la morale est concrètement impuissante.
« La morale, pour vous, est un épouvantail fait
d’obligations, d’ennui, de punitions, de souffrance, un
mélange hybride de votre premier instituteur et de votre percepteur
actuel, planté dans un champ stérile avec un bâton pour
chasser vos plaisirs; et le plaisir, pour vous, c’est le cerveau
imbibé de l’alcoolique, la prostituée simplette,
l’imbécile qui dilapide son argent aux courses, puisque le
plaisir ne peut pas être moral.
« Si vous analysez ce qu’est concrètement votre croyance,
vous comprendrez qu’elle vous condamne, vous, votre vie et votre vertu.
Vous en tirerez donc cette conclusion grotesque: que la morale est un mal
nécessaire.
« Vous ne comprenez pas pourquoi vous vivez sans dignité, aimez
sans passion et mourrez sans résistance? Vous vous demandez pourquoi
vous ne voyez autour de vous que des questions sans réponse, pourquoi
la vie est déchirée par des conflits insolubles, pourquoi vous
passez votre temps à enjamber des barrières irrationnelles afin
de pas être confronté à de fausses alternatives, comme
l’âme ou le corps, l’intelligence ou le coeur, la
sécurité ou la liberté et le profit personnel ou le bien
public?
Vous
vous plaignez de ne trouver aucune réponse. Mais par quels moyens
espériez-vous en trouver une? Vous rejetez votre instrument de
perception, votre esprit, et vous vous plaignez ensuite que l’univers
est un mystère. Vous jetez vos clefs, et vous déplorez que
toutes les portes vous sont fermées. Vous vous engagez dans la voie de
l’irrationnel, et vous êtes furieux de n’y trouver aucun
sens.
« L’argument qui est sur vos lèvres et grâce auquel
vous pensez pouvoir vous échapper depuis deux heures que je vous
parle, est cette recette de lâche contenue dans la phrase: "Mais
nous n’avons pas besoin de pousser à
l’extrême!" L’extrême auquel vous cherchez
depuis toujours à échapper, est la reconnaissance du fait que
la réalité est ultime, que A est A et que la
vérité est vraie. Votre code moral impossible à
appliquer, ce code qui exige l’imperfection ou la mort, vous a
éduqué à penser que toute idée était
vague, toute définition solide impossible, tout concept approximatif,
toute règle de conduite élastique et tout principe
marchandable. En vous inculquant des absolus surnaturels, il vous a
forcés à rejeter le caractère absolu de la nature. En
rendant les jugements moraux impossibles, il vous a rendu incapables de tout
jugement rationnel. Ce code moral qui vous interdit de jeter la
première pierre, vous interdit aussi de connaître l’identité
des pierres et de savoir si et quand vous allez être lapidés.
« Chaque homme qui refuse de juger, qui ne veut ni refuser ni
consentir, qui déclare qu’il n’y a pas d’absolu et
pense ainsi qu’il n’engagera pas sa responsabilité, est au
contraire responsable de tout le sang versé à ce jour sur la
terre. La réalité est un absolu, l’existence est un
absolu, un grain de poussière est un absolu; ainsi en est-il de la vie
humaine. Vivre ou mourir est un absolu. Avoir du pain ou ne pas en avoir est
un absolu. Manger son pain ou le voir disparaître dans l’estomac
d’un pillard est un absolu.
« Face à une alternative, il y a deux solutions: l’une est
correcte et l’autre fausse, mais le moyen terme est toujours mauvais.
L’homme qui se trompe mérite un certain respect, ne serait-ce
que pour avoir osé faire un choix. Mais l’homme du moyen terme
est un fripon qui anéantit la vérité pour
prétendre qu’il n’existe ni choix ni valeur, qui veut
être du côté des vainqueurs dans toutes les batailles, qui
cherche son profit dans le sang des innocents en rampant devant les
coupables, qui rend la justice en jetant voleur et volé en prison, qui
résout les conflits en ordonnant au penseur de négocier avec le
fou. Dans un compromis entre aliment et poison, c’est toujours la mort
qui gagne. D’un arrangement entre le bien et le mal, seul le mal peut
tirer profit. Dans cette transfusion de sang particulière qui draine
le bien pour nourrir le mal, l’homme du compromis, c’est le tuyau
en caoutchouc.
Vous
qui êtes moitié rationnels, moitié lâches, vous
avez engagé un jeu de dupes avec la réalité, mais les
dupes, c’est vous. Quand les hommes rabaissent leurs vertus au rang
d’approximation, le mal s’érige en absolu. Quand les
hommes vertueux renoncent à poursuivre inflexiblement leurs objectifs,
les abandonnant ainsi aux mains des canailles, vous assistez au spectacle
indécent du bien humilié, trahi et marchandé face
à un mal intransigeant et sûr de lui. De même que vous
avez cédé aux mystiques du muscle quand ils vous ont dit que la
revendication d’un savoir quelconque était une preuve
d’ignorance, de même à présent, vous leur
cédez parce qu’ils clament qu’il est immoral de prononcer
un jugement moral. Quand ils crient que vous êtes égoïstes
d’être certains d’avoir raison, vous vous hâtez de
les rassurer en murmurant que vous n’êtes sûrs de rien.
Quand ils hurlent qu’il est immoral de camper sur vos convictions, vous
vous empressez de dire que vous n’en avez aucune. Quand les bandits des
républiques populaires d’Europe grognent que vous êtes
coupables d’intolérance, parce que vous ne regardez pas votre
désir de vivre et leur envie de vous tuer comme de simples
différences d’opinion, vous vous faites tout petits pour
balbutier que vous tolérez toutes les horreurs. Quand un clochard
flânant dans un bidonville asiatique vous aboie dessus: "Comment
osez-vous être riches?", vous vous excusez en implorant sa
patience le temps de vous débarrasser de vos biens. Vous êtes
maintenant dans l’impasse à laquelle devait vous mener le
renoncement à votre droit d’exister. Vous avez d’abord cru
que cette trahison était "seulement un compromis". Vous avez
accepté l’idée qu’il était mal de vivre pour
vous-mêmes et que la morale exigeait que vous viviez pour vos enfants.
Puis vous avez admis qu’il était égoïste de vivre
pour vos enfants, car la morale demandait que vous vous donniez à la
communauté. Ensuite, qu’il était égoïste de
vous donner à votre communauté, qu’il fallait vous
consacrer à votre pays. Désormais, vous abandonnez ce pays, le
plus billant de tous, aux griffes de tous les rebuts du globe, sous
prétexte qu’il est immoral de vivre pour votre pays et que votre
devoir est de servir la terre entière. Des hommes qui n’ont pas
le droit de vivre pour eux-mêmes, n’ont droit à rien, et
ne conserveront rien.
« Après avoir tout renié, après vous être
privé d’armes, de certitudes et d’honneur, vous commettez
maintenant votre dernière trahison en achevant votre faillite
intellectuelle: devant les mystiques des républiques populaires qui
prétendent être les champions de la raison et de la science,
vous vous inclinez en répondant que la foi est votre principe de base.
Les destructeurs, selon vous, sont dans le camp de la raison, et vous dans
celui de la foi. Aux débris moribonds de rationalité qui
subsistent encore dans l’esprit hagard de vos enfants, vous
déclarez que vous n’avez aucun argument à proposer pour
soutenir les idées qui ont fondé ce pays, qu’il n’y
a aucune justification rationnelle à la liberté, à la
propriété, à la justice et au droit, lesquels reposent
en dernière analyse sur la foi; que d’après la logique
c’est l’ennemi qui a raison, mais que la foi est heureusement
supérieure à la raison. Vous déclarez à vos
enfants qu’il est logique de piller, d’asservir, d’exproprier,
de torturer et d’assassiner, mais qu’ils doivent résister
à la tentation d’être logiques en se contraignant à
la discipline de l’irrationnel; que les gratte-ciel, les usines, les
radios et les avions sont issus de la foi et de l’intuition mystiques,
alors que les famines, les camps de concentration et les pelotons
d’exécution sont l’expression d’un mode
d’existence rationnel; et que la révolution industrielle a
été menée par des hommes de foi pour en finir avec la
domination de la raison et de la logique qui caractérisait le Moyen
Âge! Dans le même souffle, vous déclarez à ces
enfants que les pillards contrôlant les républiques populaires
vont surpasser ce pays dans la production de biens matériels
puisqu’ils sont les représentants de la science, quoique
l’intérêt pour les biens matériels soit
détestable; vous leur déclarez que les idéaux des
pillards sont nobles, mais qu’ils n’ont pas, contrairement
à vous, les moyens de les atteindre; que votre combat contre les
pillards consiste à réaliser leurs aspirations avant eux, en
renonçant au plus vite à toutes vos richesses. Après
tout cela, vous vous demandez pourquoi vos enfants deviennent des terroristes
et des délinquants, vous vous étonnez que les conquêtes
des pillards s’étendent jusque devant vos portes, et vous
blâmez la bêtise humaine, déclarant que les masses sont
imperméables à la raison.
« Vous oubliez un peu vite que les pillards sont en lutte ouverte
contre l’intelligence, que le but qu’ils poursuivent en
perpétrant leurs horreurs sanglantes est de punir ceux qui ont
l’audace de penser. Vous oubliez que la plupart des mystiques du muscle
ont commencé comme mystiques de l’esprit, car la
différence entre eux est bien ténue; vous oubliez que ces deux
sortes de mystiques sont les deux facettes d’une même
humanité déchirée, qui cherche à se raccommoder
dans l’alternance désespérée entre la destruction
de la chair et celle de l’esprit; que ce sont eux qui dominent vos
collèges, comme ils dominent les parcs à esclaves de
l’Europe et les bidonvilles putrides de l’Inde, à la
recherche de n’importe quel refuge contre la réalité et
la pensée.
« Vous oubliez tout cela volontairement en vous accrochant à
votre "foi" hypocrite qui vous ordonne d’ignorer que les
pillards vous étranglent, d’ignorer qu’ils sont les
représentants réels et concrets de cette morale à
laquelle vous ne voulez ni obéir ni résister; d’ignorer
que leur façon de pratiquer la foi en faisant de la terre un
holocauste est la seule possible, d’ignorer que vous avez
renoncé à la seule manière de vous opposer à eux,
qui est de refuser le rôle d’animal sacrificiel et
d’affirmer fièrement votre droit d’exister; enfin, votre
foi vous commande d’ignorer que si vous voulez les combattre
réellement, c’est votre morale que vous devez rejeter.
« Vous refusez de voir tout cela parce que votre amour-propre est
enchaîné à ce "désintérêt"
mystique dont vous vous réclamez depuis tant d’années
sans jamais le mettre en pratique, au point que la seule idée de le
rejeter vous emplit de terreur. Vous avez investi cette valeur suprême
qu’était votre amour-propre dans une sécurité
factice et vous êtes tombés dans le piège de votre
morale, qui vous oblige à combattre pour la foi autodestructrice si
vous voulez le préserver. Il est piquant de constater que ce besoin
d’amour-propre, que vous ne savez ni expliquer ni définir,
relève de ma morale et non de la vôtre; c’est là
votre contradiction fatale.
«Même s’il ne parvient pas à savoir pourquoi,
même s’il ne fait que ressentir l’existence sans la
comprendre, l’homme sait que son besoin désespéré
d’amour-propre est une question de vie ou de mort. Parce qu’il
est un être de conscience et de volonté, il sait qu’il
doit connaître ce qui convient à l’entretien de sa vie. Il
sait qu’il doit avoir raison; il sait que s’il se trompe dans ses
actes, il met sa vie en danger; il sait que s’il se trompe sur
lui-même, s’il est mauvais, c’est qu’il est impropre
à l’existence.
« Tout acte de l’homme est un choix de vie; le seul fait de
manger signifie pour lui qu’il s’estime digne de vivre; dans
chaque plaisir qu’il recherche, il affirme implicitement qu’il
croit mériter le bonheur. Il n’a pas le pouvoir de supprimer son
besoin d’amour-propre. Il doit se contenter de choisir sur quelle
échelle il veut le mesurer. Et il commet une erreur fatale quand, au
lieu de choisir comme critère sa propre vie, il en choisit un qui la
détruit, un critère qui contredit l’existence et dresse
l’amour-propre contre la réalité.
« Les doutes sans cause, les sentiments secrets
d’infériorité et d’indignité trahissent une
crainte cachée: celle d’être incapable de traiter avec
l’existence. Plus grande est la crainte, plus intense est la tentation
de se raccrocher à une doctrine étouffante et
meurtrière. Aucun homme ne peut survivre s’il se
considère lui-même comme mauvais: cela ne peut le conduire
qu’à la démence ou au suicide. Pour y échapper,
s’il a choisi une norme irrationnelle, il tentera de tricher, de se
dérober, d’oublier. Il se trompera lui-même sur la
réalité, l’existence, le bonheur et la pensée; et
il se trompera finalement sur l’amour-propre, en luttant pour
préserver ses illusions plutôt que de risquer de
découvrir ses lacunes.
Avoir
peur de faire face à un problème, c’est croire que la
solution est pire.
« Ce ne sont pas les crimes que vous avez commis, ce ne sont ni vos
échecs, ni vos défauts, ni vos erreurs qui infectent votre
âme d’une culpabilité permanente, mais le vide sur lequel
vous comptez pour leur faire face; aucun péché originel, aucune
mystérieuse déficience innée ne sont en cause. Votre
culpabilité provient de votre refus de juger, de votre refus de
penser. La peur et la culpabilité qui vous habitent sont
réelles et méritées, mais elles n’ont pas pour
origine les raisons superficielles que vous invoquez, elles ne proviennent
pas de votre "égoïsme", de votre faiblesse ou de votre
ignorance, mais d’un danger qui menace concrètement votre
existence: vous avez peur parce que vous avez renoncé à vos
moyens de survie; vous vous sentez coupables parce que vous y avez
renoncé volontairement.
« L’amour-propre est la confiance dans la capacité de
l’esprit à penser, et c’est votre esprit que vous avez
trahi. Le "moi" que vous cherchez, ce "moi" profond que
vous ne parvenez ni à définir ni à exprimer, n’est
constitué ni de vos émotions ni de vos rêves
évanescents, mais de votre intellect, ce juge suprême que vous
avez renié sur les conseils de cet avocat véreux que vous
appelez "sentiments". Maintenant vous errez à travers la
nuit que vous avez vous-mêmes créée, dans la quête
désespérée d’une lumière inconnue, mus par
la vision d’une aube entrevue jadis et à jamais perdue.
« Observez l’abondance dans la mythologie des légendes de
paradis perdus, que ce soit l’Atlantide, le jardin d’Éden
ou d’autres royaumes de perfection et d’abondance. La source de
ces légendes existe, non dans le passé de la race humaine, mais
dans celui de chaque homme. Leur sens repose en vous – non comme un
souvenir solide, mais diffus et douloureux comme un désir sans espoir;
quelque part, dans les premières années de votre enfance, avant
d’avoir appris à vous soumettre, à accepter la terreur de
la déraison et à douter de la valeur de votre esprit, vous avez
vécu un état d’existence radieuse, vous avez connu
l’indépendance d’une conscience rationnelle face à
un monde ouvert. Voilà ce que vous cherchez, voilà le paradis
que vous avez perdu – et qu’il vous appartient de retrouver.
« Il y en a parmi vous qui ne sauront jamais qui est John Galt. Mais
ceux d’entre vous qui ont un jour connu l’amour de la vie et la
fierté d’en être digne, ceux qui ont un instant
porté un regard optimiste sur ce monde, ceux-là savent ce que
signifie être homme. Quant à moi, je n’ai rien fait de
plus que connaître le trésor que cela représente.
J’ai choisi de mettre constamment en pratique ce que vous n’avez
connu que furtivement.
« Ce choix vous appartient maintenant. Il consiste à accepter de
vous consacrer à ce qu’il y a de plus élevé et de
plus noble: l’engagement de votre esprit dans la compréhension
que deux et deux font quatre.
« Qui que vous soyez, vous qui êtes seuls face à mes
paroles, munis de votre seule honnêteté pour parvenir à
les comprendre, sachez que vous avez encore la possibilité
d’être des hommes. Mais il vous faudra repartir de rien, accepter
de vous mettre à nu devant la réalité, et renverser une
lourde erreur historique en déclarant: je suis, donc je vais penser.
« Acceptez le fait que votre vie dépend implacablement de votre
esprit. Reconnaissez que vos luttes, vos doutes, vos tricheries et vos
fuites, n’étaient rien d’autre qu’une tentative
désespérée d’échapper à la
responsabilité de votre conscience et de votre volonté, une
quête de savoir automatique, d’action instinctive,
d’intuition certaine; et quoique vous disiez vouloir ainsi devenir des
anges, ce que vous visiez étaient en fait le statut d’un animal.
Acceptez comme idéal moral, le devoir de devenir des hommes.
« Ne dites pas que vous n’en savez pas assez pour faire confiance
à votre propre intelligence. Etes-vous plus en sécurité
en vous abandonnant aux mystiques après avoir rejeté le peu que
vous saviez? Vivez et agissez dans les limites de votre savoir en le laissant
s’étendre autant qu’il est possible. Arrachez votre esprit
au chantage de l’autorité. Acceptez le fait que vous
n’êtes pas omniscients, mais que ce n’est pas en jouant aux
zombies que vous le deviendrez; que votre esprit est faillible, mais que ce
n’est pas en y renonçant que vous le rendrez infaillible;
qu’une erreur commise par vous est préférable à
dix vérités acceptées dans un acte de foi, parce que
dans le premier cas vous pouvez vous corriger alors que dans le deuxième
vous détruisez votre capacité à distinguer le vrai du
faux. Au lieu de rêver d’être des automates omniscients,
acceptez le fait que l’homme ne peut acquérir son savoir
autrement que par sa propre volonté et son propre effort, que
c’est là sa spécificité, sa nature, sa morale et
sa gloire.
« Retirez au mal cette licence perpétuelle que vous lui accordez
en proclamant que l’homme est imparfait. Selon quel critère
pouvez-vous donc le maudire ainsi? Acceptez le fait que dans le domaine de la
morale, il n’y a que la perfection qui vaille. Mais la perfection ne se
mesure pas, comme le veulent les mystiques, à la capacité
à pratiquer l’impossible, la vertu ne dépend pas de
questions à propos desquelles aucun choix n’est possible.
Fondamentalement, l’homme ne connaît qu’une alternative:
penser ou ne pas penser; c’est à cela que se jauge sa vertu. La
perfection morale est une rationalité sans brèche; ce
n’est pas l’atteinte d’un certain niveau intellectuel, mais
l’usage complet et inflexible de l’intelligence, ce n’est
pas l’étendue du savoir, mais la reconnaissance de la raison
comme un absolu.
« Apprenez à faire la différence entre des erreurs
de connaissance et de morale. Une erreur dans la connaissance n’est pas
une faute morale, pourvu que vous cherchiez à la corriger; seul un
mystique pourrait juger les êtres humains sur le critère
d’une hypothétique omniscience systématique. Un acte
immoral est le choix conscient d’une action que vous savez être
mauvaise, ou un refus de savoir intentionnel, une suspension du discernement
et de la pensée. Ce que vous ignorez ne constitue pas une charge
morale à votre encontre; mais dès lors que vous refusez de
savoir, vous plantez la graine de l’infamie dans votre âme.
Pardonnez l’erreur de connaissance, mais n’acceptez aucune
entorse à la morale. Accordez le bénéfice du doute
à ceux qui cherchent à savoir, mais traitez en assassins
potentiels ces insolents dépravés qui veulent vous imposer
leurs vues, proclamant pour justifier leurs exigences qu’ils
n’ont aucune raison à donner, que ce sont les sentiments qui les
animent. Traitez de même ceux qui rejettent un argument
irréfutable en disant: "ce n’est que de la logique",
car ce qu’ils veulent est: "ce n’est que la réalité".
Or le seul système que l’on puisse opposer à la
réalité est fondé sur un désir de mort.
« Acceptez le fait que l’accomplissement de votre bonheur est le
seul but moral de votre vie, et que le bonheur – non la souffrance ou
l’indulgence facile envers vous-même – est la preuve de
votre intégrité morale, parce que c’est la marque et le
résultat de la loyauté avec laquelle vous réalisez vos
valeurs. Vous avez redouté de prendre la responsabilité du
bonheur, vous vous êtes trop méprisés pour oser affronter
la discipline rationnelle qu’il exigeait – et cette amertume
anxieuse qui vous hante désormais est le résultat de votre
refus de savoir qu’il n’y a pas de substitut moral au bonheur,
qu' aucun homme n’est plus méprisable que le couard qui renonce
à le conquérir et qui craint d’affirmer son droit
d’exister, démontrant ainsi qu'il n’a même pas
envers la vie la loyauté d'un oiseau ou d'une fleur cherchant le
soleil. Rejetez l’humilité, ce vice dont vous vous couvrez comme
d’un haillon en l’appelant vertu. Apprenez l’estime de
vous-mêmes, ce qui signifie: la lutte pour le bonheur. Et en comprenant
que la fierté est la somme de toutes les vertus, vous apprendrez
à vivre comme des hommes.
Comme
premier pas vers l’amour-propre, apprenez à traiter comme le
cannibale qu'il est tout homme qui exige votre secours. Car cet homme
considère que votre vie lui appartient. Aussi écoeurante que
soit une telle posture, il y a quelque chose de plus écoeurant encore:
votre consentement. Croyez-vous qu’il soit toujours juste d’aider
un autre homme? Non, si celui-ci prétend qu’il a droit à
votre aide ou que vous avez le devoir moral de l’aider. Oui, si cela
correspond à votre désir personnel, au plaisir
égoïste que vous trouvez à apporter votre soutien à
un homme et à des efforts que vous estimez. Souffrir en soi
n’est pas une valeur; seul le combat de l’homme contre la
souffrance en est une. Si vous choisissez d’aider un homme qui souffre,
faites-le uniquement en vous fondant sur ses vertus, sur sa lutte pour la
guérison, sur son attachement à la raison, ou parce qu’il
souffre injustement; alors votre action est encore un échange et sa
vertu est la contrepartie de votre aide. Mais aider un homme
dénué de vertus, l’assister pour la seule raison
qu’il souffre, accepter ses fautes, ses besoins comme autant de
revendications, c’est admettre la suprématie du zéro sur
vos valeurs.
« Un homme sans vertus est un ennemi de l’existence qui agit
selon des principes mortels; l’aider implique de cautionner le mal et
de soutenir la destruction. Tout hommage à un zéro, ne
serait-ce que sous la forme de quelques centimes ou d’un simple
sourire, est une trahison envers la vie et tous ceux qui luttent pour la
maintenir. C’est grâce à de tels centimes et à de
tels sourires que la désolation a pris racine au sein de votre monde.
« Ne dites pas que ma morale vous est trop difficile à pratiquer
et que vous la redoutez comme vous redoutez l’inconnu. Tous les moments
de vie que vous avez traversés, vous les devez aux valeurs de mon code
moral. Mais vous avez réprimé, nié et rejeté cela
avec force. Vous avez continué à sacrifier la vertu au vice, et
le meilleur de ce qu’il y a dans l’homme à ce qu’il
y a de pire. Regardez autour de vous: ce que vous avez fait à la
société, vous l’avez d’abord fait à votre
âme. L’une est à l’image de l’autre. Cette
épave lugubre qui est désormais votre monde, est
l’expression physique de votre trahison envers vos valeurs, vos amis,
vos défenseurs, votre futur, votre pays, votre trahison envers
vous-même.
« Nous que vous appelez maintenant à votre secours mais qui
ne répondrons plus à vos appel, nous avons vécu parmi
vous, mais vous n’avez pas su nous connaître, vous avez
refusé de penser et de voir ce que nous étions. Vous avez
ignoré le moteur que j’ai inventé et vous l’avez
abandonné à la rouille. Vous avez ignoré le héros
qui sommeillait en vous, et vous n’avez pas su me reconnaître
quand je vous croisais dans la rue. Lorsque vous pleuriez de désespoir
pour l’esprit inaccessible qui avait, vous les sentiez,
déserté le monde, vous lui donniez mon nom, mais ce que vous
appeliez était votre amour-propre trahi. Vous ne retrouverez pas
l’un sans l’autre.
« Vous avez refusé de reconnaître la valeur de
l’esprit humain, en cherchant à diriger les hommes par la force.
Ceux qui se sont soumis n’avaient pas d’esprit à
soumettre, ceux qui en avaient étaient de ceux qui ne se soumettent
pas. Ainsi du génie créateur qui, après avoir
endossé dans votre monde les habits du playboy, s’est
consacré à détruire les richesses, préférant
anéantir sa fortune que de la déposer devant les armes. Ainsi
du penseur, de l’homme de raison, qui s’est fait pirate dans
votre monde, pour défendre ses valeurs par la force en réponse
à la vôtre, plutôt que de se soumettre à la
règle de la brutalité. M’entendez-vous, Francisco d’Anconia et Ragnar Danneskjöld, mes premiers amis, mes camarades
de combat, mes compagnons bannis, au nom et en l’honneur desquels je
parle?
« Nous avons commencé tous les trois ce que
j’achève aujourd’hui. Nous avons résolu tous les
trois de venger ce pays et de libérer son âme
enchaînée. Cette inégalable nation a été
construite sur le fondement de ma morale, sur l’inaliénable
suprématie du droit de l’homme à exister, mais vous vous
êtes détournés de cela en refusant de l’admettre.
Vous aviez sous les yeux une réussite sans précédent, et
vous avez pillé ses effets en reniant sa cause. Devant ces monument de
morale que sont une usine, une route ou un pont, vous avez continué
à traiter ce pays d’immoral, et le progrès de
"cupidité matérielle", vous vous êtes
employés à trouver des excuses à la magnificence de ce
pays face à la décadence de l’Europe lépreuse et
mystique qui vous présentait la famine primordiale comme idole.
« Ce pays – un produit de la raison – ne pouvait survivre
par la morale du sacrifice. Il n’a pas été construit par
des hommes en quête d’auto immolation ou en attente
d’aumônes. Il ne pouvait vivre en accord avec la doctrine
mystique qui prône la séparation de l’âme et du
corps, qui enseigne que le monde est mauvais et que ceux qui
réussissent sont des dépravés. Dès son origine,
ce pays représenta une menace pour les règles anciennes des
mystiques. Dans l’immense feu d’artifice de sa jeunesse, ce pays
montra à la face d’un monde incrédule quelle grandeur
était accessible à l’homme, quel bonheur était
possible sur terre. C’était l’un ou l’autre:
l’Amérique ou les mystiques. Les mystiques le savaient; vous
non. Vous les avez laissés vous infecter du culte du besoin, et ce
pays s’est transformé en géant dirigé par un gnome
malfaisant pendant que son âme survivante était précipitée
dans l’ombre pour travailler et vous nourrir en silence, cette
âme anonyme, déshonorée, reniée, mais
héroïque et industrieuse. M’entends-tu maintenant, Hank Rearden, la plus grande victime que j’ai
vengée?
« Ni lui ni aucun d’entre nous ne reviendra tant que la route ne
sera pas dégagée pour reconstruire ce pays, tant que
l’épave de la morale du sacrifice ne sera pas anéantie.
Le système politique d’un pays est fondé sur son code
moral. Nous reconstruirons le système américain sur le principe
moral qui en est le fondement originel, mais que vous avez traité
comme un sujet de honte, dans votre évasion effrénée du
conflit entre ce principe et votre morale mystique: ce principe énonce
que l’homme est une fin en lui-même, non un moyen au service des
fins d’autrui, et que la vie de l’homme, sa liberté et son
bonheur, lui appartiennent en vertu d’un droit inaliénable.
« Vous qui avez perdu la notion de ce qu’est un droit, vous qui
hésitez dans une fuite stérile entre l’affirmation que
les droits sont un don de Dieu, un cadeau surnaturel reposant sur la foi, ou
que les droits sont un don de la société, qu’il faut
arracher à son désir arbitraire, apprenez que les droits de l’homme
ne découlent ni de la loi divine ni de la loi sociale, mais de la loi
de l’identité. A est A; et l’Homme est l’Homme. Ses
droits sont les conditions d’existence requises par sa nature pour sa
propre survie. Si l’homme doit vivre sur Terre, il a le droit d’utiliser
sont esprit, il a le droit d’agir selon son propre jugement, il a le
droit de travailler pour ses propres valeurs et de posséder le fruit
de son travail. Si la vie sur Terre est son but, il a le droit de vivre en
tant qu’être rationnel; la nature lui interdit l’irrationnel.
Tout groupe humain, toute nation qui tente de nier les droits de
l’homme choisit invariablement l’erreur, ce qui signifie: le mal,
ce qui signifie: l’anti-vie.
« Les droits sont un concept moral – et la morale est une
question de choix. Les hommes sont libres de ne pas choisir leur survie comme
critère de leur morale et de leurs lois, mais il ne sont pas libres de
se soustraire au fait que l’alternative consiste en une
société cannibale, surnageant dans
l’éphémère en dévorant ce qu’elle a
de meilleur, avant de s’effondrer comme un corps cancéreux,
lorsque les bien-portant ont été mangés par les malades,
quand le rationnel a été consumé par
l’irrationnel. Tel a été le destin de vos sociétés
dans l'histoire, mais vous avez refusé d’en connaître la
cause. Je suis ici pour l'énoncer: l'agent du châtiment a
été la loi de l'identité, à la laquelle vous ne
pouvez échapper. Tout comme il est impossible à un homme de
vivre par des moyens irrationnels, cela est impossible à deux hommes,
deux mille ou deux milliards. De même que l’homme ne peut
survivre en défiant la réalité, aucune nation, aucun
pays ni aucun monde ne le peut. A est A. Le reste est l’affaire du
temps et de la générosité des victimes.
« De même que l’homme ne peut exister sans son corps, aucun
droit ne peut exister sans celui de le traduire dans la réalité
– droit de penser, de travailler et de conserver le fruit de son
travail; ce qui signifie: sans le droit de propriété. Les
actuels mystiques du muscle qui vous proposent la frauduleuse alternative
entre les "droits de l’homme" et "les droits de
propriété", comme si les uns pouvaient se passer des
autres, font une grotesque et ultime tentative pour ressusciter la doctrine
de l’opposition entre l’âme et le corps. Seul un
fantôme peut exister sans propriété matérielle;
seul un esclave peut travailler sans droit sur le produit de son effort. La
doctrine selon laquelle les "droits de l’homme" sont
supérieurs aux "droits de propriété" signifie
simplement que certains êtres humains ont le droit d’exproprier
les autres; comme les gens capables n’ont rien à gagner des
incapables, cela signifie concrètement le droit des incapables de
posséder les capables et de les utiliser comme du bétail.
Quiconque considère cela comme juste et humain n’a pas droit au
titre d’"humain".
La
source des droits de propriété est la loi de la
causalité. Toute propriété, toute forme de richesse, est
produite par l’esprit et le travail de l’homme. Puisque vous ne
pouvez obtenir d’effet sans cause, vous ne pouvez obtenir de richesse
sans sa source: l’intelligence. Vous ne pouvez forcer
l’intelligence à fonctionner: ceux qui sont capables de penser,
ne travailleront pas de force ou ne produiront guère plus que ce
qu’il en coûte de les maintenir en esclavage. Vous ne pouvez
obtenir les produits de l’esprit d’un homme qu’en acceptant
ses conditions, par l’échange et le consentement.
N’importe quelle autre politique à l’égard de la
propriété de l’homme est une politique de criminels, quel
que soit le nombre de ceux qui la soutiennent. Les criminels sont des
sauvages qui ne voient qu’à court terme et meurent de faim quand
leur proie leur échappe – exactement comme vous mourrez en ce
moment, vous qui croyez que le crime devient "un moyen pragmatique"
pour peu que votre gouvernement décrète que le pillage est légal
et la résistance au pillage illégale.
« Le seul but légitime d’un gouvernement est de
protéger les droits de l’homme, ce qui signifie: le
protéger de la violence physique. Un gouvernement légitime est
simplement un policier agissant comme agent d’autodéfense, qui
ne doit donc utiliser la force que contre ceux qui en prennent
l’initiative. Les seules fonctions légitimes d’un
gouvernement sont: la police, pour vous protéger des criminels;
l’armée, pour vous protéger des envahisseurs
étrangers; et la justice, pour protéger votre
propriété et vos contrats du pillage et de la fraude, et mettre
fin aux discordes selon des règles rationnelles, en application de
lois objectives. Mais un gouvernement qui prend l’initiative de la
force contre des hommes qui n’ont agressé personne ou celle de
la répression armée contre des victimes désarmées
est une machine de cauchemar destinée à anéantir la
morale: un tel gouvernement démolit sa propre justification et
échange son rôle de protecteur contre celui de pire ennemi du
genre humain, passant du stade de policier à celui du criminel
détournant son droit d’utiliser la violence pour en abuser
contre des victimes privées de leur droit à
l’autodéfense. Un tel gouvernement substitue à la morale
la règle sociale suivante: que chacun brime ses voisins autant
qu’il le souhaite, pourvu que son propre gang soit plus puissant que
celui des autres.
« Il faut être une brute, un fou ou un lâche pour accepter
un tel mode de vie, pour accepter de signer ainsi à ses semblables un
chèque en blanc sur sa vie et son esprit, pour accepter
l’idée que les autres ont le droit de disposer de sa personne
à leur guise, que le désir de la majorité est
omnipotent, que la force physique des muscles et du nombre est un substitut
à la justice, à la réalité et à la
vérité. Nous, les hommes de l’esprit, nous qui ne sommes
ni des maîtres ni des esclaves mais des commerçants, nous
n’émettons ni n’acceptons de chèques en blanc. Nous
ne vivons ni ne travaillons qu’avec la réalité objective.
« Aussi longtemps que les hommes, du temps de la sauvagerie,
n’eurent pas assimilé le concept de réalité
objective et crurent que le monde physique était régi par la
volonté de démons inconnaissables, aucune pensée, aucune
science, aucune production ne furent possibles. C’est seulement lorsque
les homme découvrirent que la nature était un absolu ferme et
prévisible qu’ils devinrent capables de compter sur leur savoir,
choisir leur chemin, planifier leur avenir et lentement, sortir de leurs
cavernes. Mais maintenant vous avez replacé l’industrie moderne
et son immense complexité de précision scientifique dans les
mains de démons inconnaissables – le pouvoir imprévisible
des désirs arbitraires d’ignobles petits bureaucrates
invisibles. Un fermier ne se fatiguerait pas un seul jour à travailler
la terre s’il ne pouvait estimer ses chances de moissonner ensuite.
Mais vous espérez que des géants industriels, qui planifient
sur des décennies, investissent sur des générations et
signent des contrats pour quatre-vingt dix neuf ans, vont continuer à
travailler et à produire, en risquant à chaque instant de voir
tous leurs efforts anéantis par le premier caprice susceptible de
germer dans le crâne d’un obscur fonctionnaire. Les travailleurs
manuels vivent et planifient à l’horizon d’un jour. Plus
l’esprit est grand, plus l’horizon s’étend. Un homme
projetant de construire une hutte, pourrait la bâtir sur vos sables
mouvants, saisir un bénéfice rapide et s’enfuir. Un homme
projetant de construire un gratte-ciel, non. Il ne consacrera pas davantage
dix ans de travail acharné à inventer un nouveau produit,
s’il sait que des gangs de brutes sans scrupules concoctent des lois
contre lui, pour le lier, l’entraver et le faire échouer, et que
même s’il parvenait à ses fins au prix d’une lutte
permanente, ils s’empareraient de son invention et de ses
bénéfices
« Ouvrez les yeux, vous qui gémissez que l’idée de
rivaliser avec des hommes d’intelligence supérieure vous
terrorise, que leur esprit menace votre mode de vie, que le fort ne laisse
aucune chance au faible sur un marché d’échanges
volontaires. Qu’est-ce qui détermine la valeur matérielle
de votre travail? Si vous viviez sur une île déserte, rien
d’autre que l’effort productif de votre esprit. Moins votre
effort intellectuel serait efficace, moins votre travail physique vous
rapporterait – et vous ne pourriez occuper votre vie qu’à
une seule tâche, récolter une moisson incertaine ou chasser avec
un arc et des flèches, sans possibilité de penser au-delà.
Mais quand vous vivez dans une société rationnelle, où
les hommes sont libres de commercer entre eux, vous recevez un incalculable
surplus: la valeur matérielle de votre travail est
déterminée non seulement par votre effort, mais par les esprits
les plus productifs du monde qui vous entoure. Quand vous travaillez dans une
usine moderne, vous êtes payés non seulement pour votre travail,
mais aussi pour celui de tous les génies inventifs qui ont permis
à cette usine de voir le jour: pour le travail de l’industriel qui
l’a construite, pour le travail de l’investisseur qui a
économisé afin de risquer son argent dans le nouveau et
l’inconnu, pour le travail de l’ingénieur qui a
conçu les machines dont vous poussez les leviers, pour le travail de
l’inventeur qui a créé le produit que vous confectionnez,
pour le travail du savant qui a découvert les lois grâce
auxquelles ce produit a été conçu, pour le travail du
philosophe qui a enseigné aux hommes comment penser et que vous passez
votre temps à dénigrer.
« La machine, ce morceau cristallisé d’intelligence, est
l’outil qui étend le potentiel de votre vie en augmentant la
productivité de votre temps. Si vous travailliez comme forgeron aux
temps du Moyen Âge mystique, toute votre capacité productive se
résumerait à la fabrication d’une barre de fer en plusieurs
jours d’efforts. Combien de tonnes de rails produisez-vous par jour si
vous travaillez pour Hank Rearden? Oseriez-vous prétendre que votre
paye provient uniquement de votre travail physique et que ces rails sont le
produit de vos muscles? Le niveau de vie du forgeron est tout ce que vos
muscles vous offrent; le reste est un don d’Hank Rearden.
« Chaque homme est libre d’aller aussi loin que le lui permettent
ses capacités et sa volonté, mais sa réussite
dépend du niveau de pensée auquel il parvient à s’élever.
L’effort physique en lui-même ne permet guère de
dépasser la vie primitive. L’homme qui ne fait rien de plus
qu’un travail physique, consomme autant de biens matériels
qu’il a pu en produire, et ne laisse aucun surplus, ni pour lui ni pour
les autres. Mais l’homme qui produit une idée dans
n’importe quel domaine du savoir rationnel, l’homme qui
découvre une connaissance nouvelle, est un bienfaiteur permanent de
l’humanité. Les biens matériels ne peuvent se partager,
ils appartiennent à quelque consommateur ultime; seuls les fruits
d’une idée peuvent se partager entre un nombre illimité
d’hommes, enrichissant chaque bénéficiaire sans
coût ni sacrifice pour personne, augmentant la capacité productive
du travail de tous. C’est la valeur de son propre temps que le
"fort", l’homme intelligent, transmet aux faibles, leur
permettant de travailler dans les emplois qu’il a créés,
pendant qu’il s’affaire à d’autres
découvertes. Ceci est un échange réciproque mutuellement
avantageux; les fruits de l’esprit sont un don fait à tous les
hommes qui, quels que soient leurs talents, souhaitent vivre de leur travail
sans convoiter ce qu’ils n’ont pas gagné.
« En regard de l’énergie mentale qu’il
déploie, le créateur d’une invention nouvelle ne
reçoit qu’une faible part de ses fruits en termes de
compensation matérielle, quelle que soit la fortune qu’il
réalise, quels que soient les millions qu’il gagne. Mais
l’homme qui travaille comme portier dans l’usine confectionnant
cette invention reçoit, lui, un paiement énorme par rapport
à l’effort intellectuel que son travail lui demande. Et ceci est
vrai de tous les cas intermédiaires, à tous les niveaux
d’ambition et d’habileté. Celui qui occupe le haut de la
pyramide intellectuelle contribue davantage que tous les autres, mais ne
reçoit rien d’autre qu’une indemnité
matérielle; aucun surplus intellectuel ne s’ajoute au prix de
son temps. L’homme situé en bas qui, abandonné à
lui-même, mourrait de faim dans son inaptitude sans espoir,
n’apporte aucun surplus à ceux qui sont au dessus, mais
reçoit les fruits de tous leurs cerveaux. Telle est la nature de la
"compétition" entre les forts et les faibles d’esprit.
Telle est la réalité de l’"exploitation" au nom
de laquelle vous avez maudit les forts.
« Telle était le bien que nous vous faisions volontiers et avec
joie. Que demandions-nous en retour? Rien d’autre que la
liberté. Nous demandions que vous nous laissiez libres de fonctionner
– libres de penser et de travailler selon nos goûts –
libres de prendre nos propres risques et d’en subir les pertes –
libres de recueillir nos profits et de construire nos propres fortunes
– libres de solliciter votre raison, de soumettre nos produits à
votre jugement par le biais d’un échange volontaire, de compter
sur la valeur objective de notre travail et sur la capacité de vos
esprits à le voir – libres de compter sur votre
honnêteté et de parler à votre intelligence. Tel
était le prix que nous demandions et que vous avez jugé trop élevé.
Vous avez décidé qu’il était injuste que nous, qui
vous avons traînés hors de vos taudis, qui vous avons fourni des
appartements modernes, des radios, des cinémas et des automobiles,
possédions nos palais et nos yachts – vous avez
décidé que vous aviez droit à vos salaires, mais que
nous n’avions pas droit à nos profits, que vous ne vouliez pas
que nous traitions avec vos intelligences mais avec vos fusils. Notre
réponse a été: "soyez damnés!" Cette
sentence s’est réalisée: vous l’êtes.
« Vous n’avez pas daigné rivaliser d’intelligence
– vous rivalisez désormais de brutalité. Vous ne vous
êtes pas souciés de chercher vos récompenses dans
l’efficacité de la production – vous disputez maintenant
une course dans laquelle les récompenses dépendent de l’efficacité
du pillage. Vous avez jugé égoïste et cruel que les hommes
soient tenus d’échanger valeur contre valeur – vous avez
donc extirpé l’égoïsme de votre
société, de sorte que vous échangez désormais
extorsion contre extorsion. Votre système est une guerre civile
légale, où les hommes se constituent en groupes antagonistes et
se battent entre eux pour s’emparer de la machine à fabriquer
les lois, laquelle leur sert à écraser leurs rivaux
jusqu’à ce qu’un autre gang s’en empare à son
tour pour les évincer, le tout dans une protestation
perpétuelle d’attachement au bien non spécifié
d’un public non précisé. Vous disiez ne voir aucune
différence entre l’économique et le politique, entre le
pouvoir de l’argent et celui des fusils – aucune différence
entre la récompense et la punition, entre l’achat et le pillage,
entre le plaisir et la douleur, entre la vie et la mort. Vous apprenez la
différence maintenant.
« Il y en a parmi vous qui peuvent avancer l’excuse de
l’ignorance ou de la faiblesse d’esprit. Et les plus malfaisants,
les plus coupables d’entre vous sont les hommes qui avaient la
possibilité de savoir, mais qui ont choisi de nier la
réalité, des hommes qui ont mis cyniquement leur intelligence
au service de la force; cette engeance méprisable de mystiques de la
science qui professent une dévotion pour une prétendue
"connaissance pure" – la pureté consistant à
clamer que ce genre de connaissances n’a pas d’application
pratique dans le monde –, qui réservent leur logique à la
matière inanimée parce qu’ils croient que la question des
relations avec les hommes n’exige ni ne mérite aucune
rationalité, qui font mine de dédaigner l’argent tout en
vendant leurs âmes en échange d’un butin en forme de
laboratoire. Et puisqu’il n’existe rien qui ressemble à un
"savoir sans application pratique" ou à une "action
désintéressée", puisqu’ils refusent de mettre
leur science au service de la vie, il la mettent donc au service de la mort,
de la seule manière qui convienne à des pillards: en inventant
des armes de coercition et de destruction. Eux, les intellectuels qui
cherchent à échapper à la morale, ils sont les
damnés de cette Terre, et il n’y a pas de rémission pour
leur faute. M’entendez-vous, Dr. Robert Stadler?
« Mais ce n’est pas à lui que je souhaite parler. Je parle
à ceux d’entre vous qui ont conservé un fragment
d’âme souverain, ni vendu ni estampillé: "aux ordres
d'autres". Si, dans le chaos des motifs qui vous ont poussés
à écouter la radio ce soir, il y avait un désir
honnête, rationnel, de comprendre ce qui ne va pas dans le monde,
c’est à vous que je veux m’adresser. Selon les termes de
mon code moral, on se doit d’expliquer rationnellement la situation
à ceux qui sont concernés et qui font l’effort de savoir.
Ceux qui font en sorte de ne pas me comprendre ne m’intéressent
pas.
Je
parle à ceux qui désirent vivre et recouvrer l’honneur de
leur âme. Maintenant que vous connaissez la vérité sur
votre monde, cessez de soutenir les destructeurs. Le mal dans le monde
n’est rendu possible que par la caution que vous lui apportez. Retirez
votre caution. Retirez votre soutien. Ne tentez pas de vivre selon les termes
de vos ennemis ou de gagner à un jeu dont ils fixent seuls les
règles. Ne demandez pas de faveur à ceux qui vous ont asservis,
ne demandez pas d’aumônes à ceux qui vous ont volé,
que ce soit en subventions, en prêts ou en emplois, ne vous immiscez
pas dans leurs équipes pour récupérer ce qu'elles vous
ont pris en les aidant à voler vos voisins. On ne peut espérer maintenir
sa propre vie en pactisant avec ceux qui la détruisent. Ne vous battez
pas pour le profit, le succès ou la sécurité au prix
d’un tribut pour votre droit d’exister. Un tel tribut n’a
pas à être payé; plus vous leur donnerez, plus ils vous
demanderont. Plus les valeurs que vous chercherez et réaliserez sont
élevées, plus vous deviendrez vulnérables. Leur
système est un chantage conçu pour vous saigner, en utilisant
contre vous non vos péchés, mais votre amour de l'existence.
« N'essayez pas de progresser dans les conditions imposées par
les pillards ou de monter sur une échelle dont ils contrôlent
l’équilibre. Ne permettez pas qu’ils mettent à
profit la seule puissance capable de les maintenir au pouvoir: votre
volonté de vivre. Mettez-vous en grève – comme je
l’ai fait. Employez vos compétences et votre esprit en
privé, étendez vos connaissances, développez vos
capacités, mais ne partagez pas vos réalisations avec les
autres. Ne tentez pas de faire fortune au milieu de pillards en embuscade.
Demeurez en bas de leur échelle, ne gagnez que le strict
nécessaire, ne produisez pas un centime de trop pour alimenter leurs
gouvernements. Tant que vous êtes prisonniers, agissez en prisonniers,
ne les aidez pas à prétendre que vous êtes libres. Soyez
l'ennemi implacable et silencieux qu'ils redoutent. Obéissez sous la
contrainte, mais ne vous portez pas volontaires. Ne faites aucun pas vers
eux, ne formulez aucun souhait, aucune réclamation, aucun projet qui
abonde dans leur sens. N’aidez pas vos racketteurs à clamer
qu’ils agissent en bienfaiteurs et en amis. N’aidez pas vos
geôliers à prétendre que la prison est votre condition
naturelle d’existence. Ne leur permettez pas de falsifier la
réalité. Contre leur peur secrète, la peur de savoir
qu’ils sont inaptes à l’existence, cette falsification est
leur unique barrage. Abattez-le et laissez-les sombrer; votre caution est
leur seul réconfort.
« Saisissez toute opportunité de disparaître et de vous
soustraire à leur emprise, sans pour autant devenir un bandit et créer
un gang rival du leur; construisez activement la vie qui vous ressemble avec
ceux qui acceptent votre code moral et qui désirent lutter pour vivre
en hommes. Vous n’avez aucune chance de gagner selon leur morale de
mort ou leur credo de la foi et de la force; vivez selon le critère
qui récompense l’honnêteté: celui de la vie et de
la raison.
« Agissez en êtres rationnels et cherchez à devenir une
référence pour tous ceux qui ont soif
d’intégrité – agissez selon vos valeurs
rationnelles, que ce soit seul au milieu de vos ennemis, avec une
poignée d’amis choisis ou comme fondateur d’une modeste
communauté à l'aube de la renaissance du genre humain.
« Quand l’empire des pillards s’effondrera, privé de
ses meilleurs esclaves, quand il arrivera au stade de chaos
incontrôlable, à l’image des nations opprimées de
l’orient mystique, quand il se dissoudra en troupeaux de voleurs
affamés se massacrant entre eux, quand les avocats de la morale du
sacrifice périront avec leur idéal ultime, alors sonnera
l’heure de notre retour.
« Nous ouvrirons les portes de notre cité à tous ceux qui
méritent d’y entrer, une cité de vergers, de
marchés, de pipelines, de cheminées et de demeures inviolables.
Nous agirons comme centre de rassemblement de toutes les richesses
secrètes que vous aurez produites. Arborant le signe du dollar comme
symbole – le symbole de l’échange libre et des esprits
libres –, nous viendrons pour reprendre une fois de plus ce pays aux
sauvages bornés qui n'ont jamais su en comprendre la nature, la signification
et la splendeur. Ceux qui choisiront de nous rejoindre le feront; les autres
n’auront pas le pouvoir de nous arrêter; des hordes de sauvages
n’ont jamais été un obstacle face aux hommes qui portent
l’étendard de la raison.
« Alors ce pays sera de nouveau le refuge d'une espèce en voie
de disparition: l’être rationnel. Le système politique que
nous construirons est contenu dans ce seul principe moral: aucun homme
n’obtiendra rien des autres par le recours à la force physique.
Chaque homme résistera ou tombera, vivra ou mourra en vertu de son
propre jugement rationnel. S’il échoue dans cette tâche,
il sera sa seule victime. S’il craint que son jugement soit incorrect,
il ne lui sera pas possible de s’y soustraire en se retranchant
derrière un fusil. S’il choisit de corriger ses erreurs à
temps, il tirera profit des succès exemplaires d’autrui, en
renforçant sa capacité à penser; mais un terme sera mis
à l’infamie qui consiste à faire payer aux uns de leur
vie les erreurs des autres. Dans ce monde, vous pourrez vous lever le matin
avec l’esprit de votre enfance: cet esprit d'ardeur, d'aventure et de
certitude qui vient de la sensation de traiter avec un univers rationnel.
Aucun enfant n’a peur de la nature; c’est votre peur des hommes
qui disparaîtra, cette peur qui paralyse votre âme, cette peur
que vous avez contractée dans vos premières confrontations avec
ce qu’il y a d’incompréhensible,
d’imprédictible, de contradictoire, d’arbitraire, de caché,
de faux, d’irrationnel dans l’homme. Vous vivrez dans un monde
d’êtres responsables, fiables et consistants comme des faits;
leur comportement sera garanti par un mode d’existence où
règne le critère de la réalité objective. Vos
vertus seront protégées, mais non vos vices et vos faiblesses.
Toute chance sera donnée à ce qu’il y a de bon en vous,
aucune à ce qu’il y a de mauvais. Ce que vous recevrez de la
part des hommes ne sera ni des aumônes, ni de la pitié, ni de la
miséricorde, ni le pardon de vos péchés, mais une seule
valeur: la justice. Et à l’égard des autres comme de
vous-mêmes, vous n’éprouverez ni dégoût, ni
suspicion ni culpabilité, mais un sentiment unique: du respect.
« Voilà quel futur est à votre portée. Il exige de
se battre, comme pour toute autre valeur humaine. Toute vie est une lutte en
vue d’un objectif qu’il vous appartient de choisir. Voulez-vous
continuer à vous débattre dans l’instant présent,
ou préférez-vous lutter pour le monde que je vous propose?
Souhaitez-vous continuer à descendre une paroi abrupte en vous
accrochant à ses rebords fragiles, dans une quête où
chaque souffrance est inutile et où chaque succès est un pas de
plus vers l’abîme? Ou préférez-vous entreprendre
une lutte pour remonter palier par palier dans une ascension
régulière vers le sommet, une lutte dans laquelle les
épreuves sont un investissement pour l’avenir et les
succès un pas de plus vers le monde de votre idéal moral, une
lutte par laquelle, même si mourrez avant d’atteindre la pleine
lumière du soleil, vous aurez néanmoins pu connaître
certains de ses rayons? Tel est le choix qui s’offre à vous.
Laissez votre esprit et votre amour de l’existence en décider.
« Mes derniers mots s’adressent aux héros
disséminés de par le monde, ceux qui sont prisonniers, non de
leur fuite devant la réalité, mais de leur vertu et de leur
courage désespérés. Mes frères spirituels,
examinez vos vertus et la nature des ennemis que vous servez. Vos
destructeurs vous tiennent par votre endurance, votre
générosité, votre innocence, votre amour;
l’endurance qui porte leur fardeau, la générosité
qui répond à leurs cris de désespoir, l’innocence
qui vous empêche de les condamner en vous aveuglant sur leur
méchanceté et leurs motifs, l’amour, votre amour de la vie,
qui vous fait croire que ce sont des hommes et qu’ils l’aiment
autant que vous. Mais le monde d’aujourd’hui est le monde
qu’ils voulaient. La vie est l’objet de leur haine.
Abandonnez-les à la mort qu’ils vénèrent. Au nom
de votre dévotion magnifique à cette terre, laissez-les,
n’épuisez pas votre âme splendide en aidant au triomphe de
leur noirceur. M’entendez-vous… mon amour?
« Au nom de ce qu’il y a de meilleur en vous, ne sacrifiez pas ce
monde aux plus mauvais de ses hôtes. Au nom des valeurs qui fondent
votre vie, ne laissez pas votre vision de l’homme se corrompre au contact
de la laideur, la lâcheté et la stupidité de ceux qui
n'ont jamais mérité le nom d’hommes. Ne perdez pas de vue
que ce qui convient à l’homme est la droiture,
l’intransigeance et la persévérance. Ne laissez pas votre
flamme s’évanouir dans les marécages sans espoir de
l’approximatif, du "pas tout à fait", du "pas
maintenant", du "pas du tout". Ne laissez pas périr le
héros qui est en vous, parce qu’on vous a frustrés de la
vie que vous méritiez. Regardez votre chemin et la nature de votre
combat. Le monde auquel vous aspiriez est à votre portée, il
est réel, il est possible, il est à vous.
« Mais le gagner exige une rupture totale avec celui du passé,
un rejet complet du dogme selon lequel l’homme est un animal
sacrificiel dont l’existence est vouée au plaisir des autres.
Luttez pour votre valeur personnelle. Luttez pour la vertu de votre
fierté. Luttez pour l’essence de l’homme: la
souveraineté de la raison. Luttez sans dévier avec la certitude
radieuse que votre morale est une morale de vie, que votre combat est celui
de tous les accomplissements, de toutes les valeurs, de toutes les grandeurs,
de tout le bien et de toute la joie qui ont jamais existé sur cette
terre.
« Vous vaincrez lorsque vous serez prêts à prononcer le
serment que j’ai fait moi-même au début de ma lutte
– et pour ceux qui aspirent au jour de mon retour, je vais maintenant
le répéter au monde entier: "Je jure – sur ma vie et
mon amour pour elle – de ne jamais vivre pour autrui et de ne jamais
demander à autrui de vivre pour moi". »
Ayn Rand
Extrait de
“Atlas Shrugged”
Publié
avec l’aimable autorisation du Québécois
Libre, tous droits réservés
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