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Les taux négatifs de la dette souveraine n’ont pas fini de faire parler
d’eux. Pointant du doigt leur apparition et leur développement, la Banque des
règlements internationaux (BRI) s’inquiète de leurs conséquences sur le monde
financier, l’économie réelle et la situation politique et sociale.
Tout en se défendant de mettre en cause la BCE qui en est à l’origine,
Wolfgang Schäuble y voit de son côté la source « d’énormes
problèmes », sans toutefois les identifier.
Le phénomène a pris une grande ampleur dans la zone euro, dont le stock de
la dette souveraine à plus d’un an assortie d’un taux négatif est de l’ordre
de 1.800 milliards d’euros. 60 % du stock de la dette allemande à plus d’un
an est assorti d’un taux négatif, son rendement ne devenant positif que pour
les titres à 8 ans de maturité et au-delà. Pour la France, le stock
équivalent est de 40 % et la maturité inférieure à 5 ans, au-delà de laquelle
le taux des titres devient légèrement positif. Dans le cas de la Suisse, même
les titres à dix ans ont un rendement négatif. L’Italie et l’Espagne
bénéficient de taux légèrement positifs et anormalement bas, ce qui est moins
flagrant au Royaume-uni et aux États-Unis, où les banques centrales ont
également adopté des taux directeurs proches de zéro et devancé les achats en
grand de dette souveraine de la BCE.
Les analystes financiers parlent à propos de ce phénomène – inédit pour
avoir pris de telles proportions – d’aplatissement de la courbe des taux
: ceux-ci ne montent que faiblement lorsque la maturité des titres s’accroit,
avec comme effet que le taux de la dette a dix ans est très proche de celle à
un an. Or, une telle configuration est en puissance fort perturbante pour le
système financier, notamment pour ses principaux acteurs, les banques et les
compagnies d’assurance.
Les banques se rémunèrent grâce au différentiel de taux entre leurs
emprunts à court terme et leurs prêts à moyen et long terme, en utilisant
également les dépôts non rémunérés de leur clientèle. Cet écart se réduit
lorsque la courbe des taux s’aplatit, rendant moins rentable l’activité de
crédit, le métier de base de la banque. Les compagnies d’assurance subissent
le même effet de ciseau lorsqu’elles garantissent comme en Allemagne et aux
Pays-Bas le taux des assurances-vie qu’elles commercialisent, et leur
clientèle voit sa rémunération progressivement fondre si ce n’est pas le cas,
avec le risque d’une désaffection pour ce produit à la base de leur activité
financière.
Connaissant déjà une importante baisse de leur rentabilité, les banques
sont incitées à développer leurs activités spéculatives dans des secteurs de
l’activité financière à risque accru, et les compagnies d’assurance voient la
leur s’éroder au fur et à mesure du renouvellement de leur stock
d’obligations souveraines. Résultat, l’activité d’intermédiation financière
est soumise à des tensions qui vont s’accroître avec le temps, si le
phénomène des taux négatifs s’approfondit et s’élargit comme il est
prévisible en raison de la poursuite du programme d’achat de titres de la
BCE. Il n’y a en effet pas a priori de limite à ce que les taux pénètrent
plus avant en territoire négatif, la théorie n’y voyant comme seul
obstacle que les billets de banque à taux zéro, dont la thésaurisation
devient dans ces conditions attractive. Mais il y a des limites à la
constitution de matelas de billet !
Si ce mécanisme d’aplatissement de la courbe des taux n’est pas favorable
au développement du crédit bancaire – et donc à la relance économique, pour
ceux qui fondent leurs espoirs sur l’accroissement de son offre – il n’en est
pas de même pour les finances publiques. Les États de la zone euro, à
l’exception de la Grèce, peuvent en effet financer leur déficit et faire
rouler leur dette à moindre effort, diminuant même progressivement sa charge
à endettement constant. Le phénomène est à ce point significatif que l’on
peut se demander s’il n’est pas, avec la dépréciation de l’euro, un objectif
poursuivi par la BCE sans être reconnu. Car l’apparition des taux négatifs et
la baisse générale des taux pourrait se révéler être une contribution
appréciable à la gestion de la dette, moins de ressources publiques devant
être dédiées à son service.
Mais cela a un prix : une bulle financière est actuellement en train de
gonfler sur le marché obligataire, fruit de la recherche d’un refuge par les
investisseurs confrontés aux territoires inconnus qui se présentent à eux. La
faible volatilité qui est aujourd’hui constatée sur ce marché pourrait se
retourner en une correction brutale, les investisseurs se précipitant tous
ensemble pour vendre leurs titres. La « patience » de la Fed et sa
prudence à propos du relèvement de son taux directeur exprime cette crainte.
Les dommages au sein du système financier pourraient être immenses : une
bulle sur le marché obligataire, c’est toute autre chose qu’une bulle sur
celui des actions, d’autant plus qu’elles seraient simultanées, ce phénomène
faisant partie des nouveautés d’un système financier dont la crise se
poursuit en empruntant des chemins inédits.
Une telle perspective renvoie à la constatation déjà faite que le volume
de la dette est devenu beaucoup trop important, et que les politiques de
désendettement – ou destinées à contenir la progression de la dette – ne sont
pas à la hauteur des enjeux. Et cela implique que, le problème réglé on ne
sait comment, il ne faudrait pas recommencer à creuser le trou, faute de
renouveler les dysfonctionnements. Les miracles de l’ingénierie financière ne
durent qu’un moment, sait-on désormais… Mais par quoi remplacer un
endettement qui est le moteur de la croissance, si ce n’est en
remettant en cause la nature de celle-ci et les inégalités qu’elle génère ?
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