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La sortie du film Hannah Arendt sur les écrans français est
l’occasion de rappeler le contexte dans lequel émergea le
concept aujourd’hui célèbre de « banalité du
mal ». En effet, tout le film tourne autour du procès d’Adolf
Eichmann, auquel Arendt a assisté en tant que journaliste et qui lui
inspira un livre sur ce thème. Eichmann fut un fonctionnaire nazi chargé
du transport des juifs lors de la déportation Il fut enlevé par
les services secrets israélien, le Mossad, en 1960 en Argentine,
où il se cachait. Il fut jugé à Jérusalem,
condamné à mort en décembre 1961, et pendu le 31 mai
1962.
Eichmann était-il un barbare nazi se cachant
derrière un personnage de bureaucrate ? Ou bien au contraire «
bureaucrate qui, parce qu’il était bureaucrate, avait atteint ce
niveau d’efficacité dans la barbarie » ? Hannah Arendt
choisira la seconde hypothèse
La défense
d’Eichmann a d’abord surpris tout le monde. Il plaida « Non coupable dans le sens entendu par
l'accusation. » Or, l'accusation supposait que ses
mobiles avaient été ignobles et qu'il avait parfaitement
conscience de la nature criminelle de ses actes. Mais Eichmann argumenta qu'il
ne faisait qu'obéir aux ordres, c’est-à-dire à
son devoir, et qu'en aucun cas il n’avait eu de ressentiment personnel
contre les juifs. Du début à la fin du procès, il tint
ce même discours simple : « je ne faisais qu'obéir
aux ordres et à mon devoir de soldat ».
Arendt, qui couvrait le
procès pour le New Yorker, a ainsi publié
en 1963 un livre, intitulé Eichmann à Jérusalem,
et sous-titré Rapport sur la banalité du mal. Tout au long de son ouvrage, Arendt dresse le portrait
d’un homme ordinaire, employé modèle, bureaucrate
méticuleux, caractérisé par l’absence de
pensée (de réflexion sur les fins) et par l’usage
constant d’un langage technique et juridique.
Eichmann,
lors de son procès déclara : « Je considère ce meurtre,
l’extermination des Juifs, comme l’un des crimes majeurs de
l’Humanité (...) mais à mon grand regret, étant
lié par mon serment de loyauté, je devais dans mon secteur
m’occuper de la question de l’organisation des transports. Je
n’ai pas été relevé de ce serment... (...) Je ne
me sens donc pas responsable en mon for intérieur. (...)
J’étais adapté à ce travail de bureau dans le
service, j'ai fait mon devoir, conformément aux ordres. Et on ne
m’a jamais reproché d’avoir manqué à mon
devoir. »
Selon Arendt, Eichmann n’était
pas un psychopathe mais un homme
simple, pris dans un engrenage. Elle écrit : « Il
eût été réconfortant de croire qu'Eichmann
était un monstre (mais s'il en était un, alors l'accusation
d'Israël contre lui s'effondrait, ou, du moins, perdait tout
intérêt ; car on ne saurait faire venir des correspondants de
presse de tous les coins du globe à seule fin d'exhiber une sorte de
Barbe-Bleue derrière les barreaux). L'ennui avec Eichmann, c'est
précisément qu'il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et
qui n'étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont
encore, effroyablement normaux. Du point de vue de nos institutions et de
notre éthique, cette normalité est beaucoup plus terrifiante
que toutes les atrocités réunies, car elle suppose (les
accusés et leurs avocats le répétèrent, à
Nuremberg, mille fois) que ce nouveau type de criminel, tout hostis humani
generis qu'il soit, commet des crimes dans des circonstances
telles qu'il lui est impossible de savoir ou de sentir qu'il a fait le mal. »
Autrement dit, il n'y a ni sadiques ni coupables, ni complots.
Il y a seulement la médiocrité et le laisser-aller de tous, qui
finit par produire des effets monstrueux à grande échelle. Eichmann
n’était pas stupide, ses capacités intellectuelles
étaient connues de tous.De quoi Eichmann
était-il coupable ? Sa faute, c’est d’avoir renoncé
à penser, dit Arendt. Il a envisagé son travail uniquement
comme un problème technique, sans réflexion.
Le crime administratif ou légal
Dans un documentaire consacré au
procès Eichmann, Un
spécialiste, d’Eyal Sivan et Rony Brauman sorti
en salles en 1999, on trouve un éclairage intéressant sur la notion
de crime administratif qualifié de « vrai crime
moderne ». Rony Brauman précise « il
y a toujours eu des génocides dans l’histoire de
l’humanité, mais le crime administratif apparaît avec les
Etats modernes, centralisés, fondés sur une répartition
des tâches poussée à l’extrême. Ce ne sont
que ces deux conditions qui permettent un tel crime. Dans ce sens, il est
unique, comme le sont d’autres crimes uniques, par exemple celui des
Khmers rouges ou le génocide du Rwanda. Chaque crime est unique, mais
ils ont tous quelque chose en commun : un appareil étatique bien
développé et la délégation de la
responsabilité individuelle à l’autorité
supérieure. Ceci est quelque chose d’essentiellement moderne ».
Il faut aussi rappeler les expériences du
psychologue américain Stanley Milgram
(rendues célèbres par cet autre film I comme Icare d’Henri Verneuil) sur la soumission à
l'autorité. Lors de ce protocole expérimental, environ 65% des volontaires n'ont pas
hésité à obéir aux ordres qu'on leur donnait,
allant jusqu'à envoyer des décharges potentiellement mortelles
à une personne sans défense (en fait un acteur complice
de Milgram).
Un tiers seulement des sujets ont réagi en refusant l'ordre.
L’expérience Milgram démontre ici la vérité de
l'hypothèse d'Arendt. En
effet, ce n’est pas la propension à la violence qui peut
être ici le facteur explicatif pertinent, mais une tendance à la
docilité, à la servilité, à
l’obéissance aveugle aux ordres.
Et c’est justement
là que réside l'explication des actes d'Eichmann. Les
caractéristiques de notre civilisation de masse (bureaucratie,
toute-puissance de l’État, individu ravalé au rang de
moyen) contribuent en effet à annihiler la conscience de l’homme
comme principe de réflexion sur la distinction entre le bien et le
mal.
En conclusion, il faut
reconnaitre qu’il y a des situations dans lesquelles on commet des
crimes en obéissant à la loi. C’est pourquoi il faut se
préparer à les reconnaitre et à s’y opposer, y
compris par la désobéissance.
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