I.
L’idée que quelque chose puisse très bien fonctionner en
théorie et beaucoup moins bien dans la pratique est assez répandue. [1]
Elle a généralement pour objectif de déprécier l’importance de la théorie, et
suggère qu’elle serait trop éloignée de la question pratique pour résoudre un
problème.
Le philosophe prussien Emmanuel Kant, dans son essai de 1793
intitulé « Sur le jugement populaire : ce qui est vrai en théorie
peut ne pas l’être dans la pratique », répond à cette critique. A dire
vrai, il a répondu au travers de cet essai à la critique présentée contre sa
Théorie pratique par le philosophe Christian Garve (1742–1798).
Kant a souligné que la théorie apporte « des principes
d’une nature générale », ou des règles générales. En revanche, une
théorie n’explique pas à l’Homme comment les appliquer. Selon Kant, l’acte de
jugement est nécessaire pour ce faire :
Le concept de compréhension, qui contient la règle générale,
doit être accompagné d’un acte de jugement par lequel l’individu distingue
des situations pour lesquelles une règle est applicable d’une situation où
elle ne l’est pas. [2]
Le philosophe prussien demandait le respect du rôle joué par
la théorie pour l’action humaine :
Personne ne peut prétendre en savoir beaucoup sur un certain
sujet tout en ne respectant pas la théorie, sans exposer le fait qu’il n’est
qu’un ignorant dans son propre domaine. [3]
Dans son travail méthodologique, Ludwig von Mises (1881–1973)
a souligné l’importance de la théorie pour l’action humaine à son niveau le
plus fondamental, et noté que la théorie et l’action humaine sont en fait
indissociables. Il écrit ceci :
L'action est précédée par la pensée. La pensée revient à la
délibération quant à une action future et à la réflexion suite à une action
passée. La pensée et l’action sont liées. Chaque action est basée sur une
idée définie de relations de causalité. Celui qui réfléchit à une causalité
pense à un théorème. L’action sans la pensée, la pratique sans la théorie,
sont inimaginables. Le raisonnement peut être erroné et la théorie
incorrecte, mais la pensée et la théorie ne sont pas déliées de l’action.
D’autre part, penser revient à réfléchir à une action potentielle. Même celui
qui ne pense qu’à la théorie assume que cette théorie est correcte, et que
l’action qui y est liée résulterait sur l’effet attendu. Que cette action
soit réalisable ou non n’a aucune importance.
Avec une théorie inséparable de l’action humaine, la question
à se poser est la suivante : quelle théorie est juste ? Pour des
raisons évidentes, un homme d’action est intéressé aux théories
correctes : « Peu importe sous quel angle nous l’observons, il est
impossible qu’une théorie erronée serve un Homme, une classe ou l’humanité
toute entière plus que ne le pourrait une théorie juste ». [4]
II.
Dans l’économie actuelle, la valeur de vérité d’une théorie
est mise à l’épreuve avec des « si ». Par exemple, les économistes
tentent de déterminer si une hausse de la masse monétaire mène à une hausse
des prix, si elle en est la cause – ou si c’est le contraire qui est vrai.
Une telle procédure est typique de la falsification empirique
positiviste – une méthodologie économique qui doit non seulement être rejetée
comme confusion intellectuelle, [5]
mais critiquée comme étant prône aux abus démagogiques.
Si quelqu’un pensait que rien ne puisse être certain sans
avoir d’abord subi une phase de tests (ce qui est une contradiction en soi,
mais je ne m’y attarderai pas ici), alors il devrait passer par une phase de
tests pour le prouver.
Une fois qu’une théorie semble suffisamment correcte – comme
celle qui veut qu’une hausse de la masse monétaire apporte la prospérité, ou
que les dépenses déficitaires du gouvernement génèrent de nouveaux emplois –
les gens se réjouissent de la voir entrer en pratique.
De plus, sous le régime de falsification empirique
positiviste, il y a même des raisons économiques qui justifient
l’établissement de théories pour leur seule efficacité politique – même si
elles sont erronées : ceux qui apportent une légitimité scientifique
crédible aux actions du gouvernement peuvent généralement s’attendre à être
récompensés.
Pour vous en donner une illustration métaphorique, pour rendre
le vol socialement acceptable, le voleur doit se résigner à partager une
partie de son butin avec ceux qui l’aident à rendre son crime acceptable du
point de vue de ses victimes.
Pour ce qui est des théories économiques bien intentionnées,
voyez les exemples suivants :
·
L’Etat est indispensable à la paix et la prospérité ; sans lui, le chaos
social, l’agression et la misère seraient partout. [6]
·
La production monétaire doit être monopolisée par l’Etat, et il n’y a aucun
autre moyen d’obtenir une monnaie fiable.
·
Les monnaies fiduciaires valent mieux que l’or et l’argent, puisque seules
les monnaies fiduciaires autorisent une hausse adéquate de la masse monétaire
– qui à son tour est nécessaire à la production et à l’emploi.
·
Le capitalisme exploite la classe ouvrière et génère une pauvreté de grande
échelle, engendre guerres et impérialisme ; le socialisme maintient la
paix et améliore le niveau de vie de tous.
·
La démocratie est une forme d'organisation politique qui respecte les
libertés individuelles et les droits de propriété, ce qui est nécessaire pour
la coopération pacifique et la prospérité.
Ces exemples devraient suffire à vous faire comprendre l’idée
générale. Une fois que des théories sont considérées comme bien
intentionnées, elles peuvent être mises en place. Plus une théorie est bien
intentionnée, plus il y a d'expériences sociales qui sont établies.
En revanche, s’engager dans des expériences sociales afin de
rechercher la vérité n’est pas sans conséquences – conséquences qui sont
parfois très graves, comme nous avons pu le voir suite à l’expérience du
socialisme dans de nombreux pays.
III.
En revanche, pour ce qui est de l’économie, il est parfois
possible de décider si une théorie est correcte sans passer par la phase
expérimentale.
Mises a reconstruit la science économique en tant que logique
de l’action humaine, qu’il a surnommée praxéologie. Etant une théorie
aprioriste, la praxéologie permet de déduire des vérités irréfutables de
l’axiome véritable de l’action humaine.
Pour reprendre les mots de Mises,
La praxéologie est une science théorique et systématique. Elle
n’est pas une science historique. Elle s’intéresse à l’action humaine en tant
que tel, et non aux circonstances environnementales, accidentelles et
individuelles d’actes concrets. Sa cognition est purement formelle et
générale sans référence au contenu matériel et aux caractéristiques
particulières d’un fait. Elle vise à déterminer un savoir valide quelles que
soient les instances dans lesquelles des conditions correspondent exactement
à celles sous-entendues par ses suppositions et inférences. Ses déclarations
et propositions ne sont pas dérivées de l’expérience. Elles sont, comme
celles de la logique et des mathématiques, aprioristes. Elles ne sont pas
sujettes à des vérifications ou des falsifications par des expériences ou
faits.
La praxéologie nous apporte une méthodologie qui permet une
séparation des théories économiques véritables et des autres sur le plan
aprioriste – sans passer par une expérience sociale.
Au vu des illustrations ci-dessus (sans développer l’argument trop
longtemps), nous savons que l’Etat n’est pas la solution mais la cause des
conflits sociaux les plus sévères.
La praxéologie nous enseigne également avec certitude que la
monnaie est un phénomène de marché libre ; et que l’or et l’argent, qui
sont les choix évidents de l’action de marché libre, sont des monnaies
saines. La monopolisation de la production monétaire par l’Etat apporte une
monnaie qui ne peut être qualifiée de saine.
Nous savons également qu’une hausse de la masse monétaire
n’enrichit pas une économie, et ne bénéficie qu’à ceux qui la reçoivent les
premiers (ceux qui l’émettent), et non à ceux qui la reçoivent plus tard, ou
ne la reçoivent jamais.
La praxéologie nous apprend également que le socialisme
apporte la misère, puisqu’il est une forme d’organisation sociale qui ne peut
fonctionner. Le socialisme est condamné à échouer, et le capitalisme est la
seule forme viable d’organisation sociale.
La praxéologie nous prouve également que la démocratie est –
ce qui pourrait en surprendre plus d’un – incompatible avec la préservation
des libertés individuelles et les droits de propriété, et donc la coopération
pacifique et la prospérité.
La capacité de démasquer et de démystifier des théories
économiques erronées sur la base de l’apriori, c’est-à-dire sans s’engager
dans une expérience sociale, est l’un des aspects les plus fascinants de
l’école autrichienne d’économie de Mises.
Notes
[1] « Le terme théorie est
généralement comprix comme signifiant que l’explication suggérée a été
vérifiée, et n’est plus ouverte à une remise en question », Joyce,
G. H. (1908), Principles of Logic,
Longmans, Green & Co, London et al., p. 362.
[2] Kant, I. (1992 ), Über den Gemeinspruch: Das mag in der
Theorie richtig sein, taugt aber nicht für die Praxis, Zum ewigen Frieden, H.
F. Klemme, ed., Felix Meiner Verlag Hamburg, p. 3 [A 202].
[3] Ibid, p. 4 [276].
[4] Mises, L. v. (1957), Theory
& History, p. 124.
[5] Dans ce contexte, voir Hoppe, H. H. (2006), Austrian
Rationalism in the Age of the Decline of Positivism, dans: The Economics and
Ethics of Private Property, Studies in Political Economy and Philosophy, 2nd
ed., Ludwig von Mises Institute, Auburn, US Alabama, pp. 347–379.
[6] Murray Rothbard définit l’Etat
comme suit :
Cette institution qui possède une ou deux (bien souvent deux)
des propriétés suivantes : a) il tire ses revenus d’une contrainte
physique connue sous le nom d’impôt et, b) il obtient un monopole forcé de
l’apport du service de défense (police et justice) sur un territoire donné.
Rothbard apporte une
définition positive de l’Etat : il nous dit ce qu’il est vraiment, et
pas ce qu’il devrait être (définition normative).
|