Ce monde est de plus en plus étrange.
Même les plus ardents défenseurs de la
baisse du taux directeur de la Banque centrale européenne (BCE)
opérée la semaine dernière prétendent que cela n’aura aucun effet.
Ils estiment en revanche que cette baisse est un
signal psychologique lancé aux marchés plutôt qu'un
changement significatif de politique monétaire. Selon eux,
l'engagement de Mario Draghi à faire «
ce qu’il faut » pour sauver l’euro est ainsi
réaffirmé.
En effet, même si la réduction du taux
de la BCE à 0,25% est historique, ce taux était d’un
niveau déjà faible de 0,5%. Il est donc peu probable que cette
baisse aura un impact significatif sur les conditions de prêt dans les
pays les plus touchés par la crise.
Diversité des analyses
Certains analystes pensent que ce signal
psychologique destiné à apaiser ceux qui craignent une
déflation ne fera qu'augmenter le risque de déflation
étant donné que cela signifierait que la BCE prend le risque de
déflation au sérieux !
D'autres analystes pensent que le résultat
à long terme sera une inflation, peut-être pas dans les prix
à la consommation, mais au moins dans les prix des actifs.
D'autres encore considèrent que la BCE a
outrepassé son mandat une fois de plus.
Bref, les analystes financiers pensent que cette
baisse du taux directeur de la BCE pourrait conduire à la
déflation. À moins que cela ne conduise à de l'inflation.
Ou que cela ne conduise à rien. Ou simplement à envoyer un bon
signal aux acteurs économiques. Ou pas.
Pourquoi les commentateurs sont-ils si divisés ?
Parce que cette baisse du taux directeur de la BCE
conduit la banque centrale en territoire inconnu.
Bien sûr, le monde a déjà connu
des taux directeurs nuls dans le passé. Mais, de par la
diversité des situations économiques qu'elle abrite et le
manque d'innovation des pays d'Europe du Sud, la zone euro d'aujourd'hui n'est pas le Japon des deux dernières décennies.
On touche ici au cœur du problème.
La crise des dettes publiques européennes est
structurelle. Les problèmes sont bien connus mais rapidement
oubliés dès que la discussion s'engage sur le terrain
monétaire.
Il n'est pas nécessaire de baisser le taux
d'intérêt de la BCE pour déréglementer le
marché du travail en Italie, mettre un terme à la corruption en
Grèce, accroître la productivité du Portugal et
réduire la bureaucratie en France.
L'Europe ne s'engageant toujours pas sur la voie de
telles réformes économiques
structurelles, la BCE tente de contrer le
malaise économique résultant de ce statu quo à l'aide
d'une nouvelle dose de politique monétaire agressive. Ce ne sera pas
la dernière et les prochaines prescriptions (un quantitative easing, par exemple)
seront peut-être plus fortes. Mais l'interrogation perdurera : n'est-ce
pas de l'acharnement thérapeutique sur un malade en phase terminale ?
Une politique monétaire agressive, faute de mieux
D'une certaine façon, c'est de manière
indirecte que la politique monétaire semble être devenue le dernier
espoir de l'Europe. Pendant des décennies, de nombreux pays
européens ont eu recours à toutes sortes de politiques visant
à stimuler la croissance économique sans réformes
structurelles.
La recette classique pour obtenir un petit sursaut
de croissance sans mécontenter personne est le déficit
budgétaire.
L'Europe a beaucoup fait appel à cet
expédient depuis le milieu des années 1970. À
l'époque, la plupart des États européens avaient une
dette publique égale à 30% de leur PIB. Aujourd'hui, dans la
zone euro, elle flirte avec les 90%. Quarante années de feu de paille
de déficits budgétaires a conduit à l'incendie de dettes
publiques actuel.
Une autre recette miracle était la
dévaluation. En Italie, la dévaluation était un moyen
bien commode de rester compétitif sur les marchés d'exportation
sans aborder aucun des problèmes réels du pays. Et puisque la
racine du mal n'était jamais traitée, la dévaluation suivante
n'était jamais loin.
Ces deux politiques - déficit
budgétaire et dévaluation monétaire - ont fait leur
temps. Le niveau d'endettement des États est si élevé
que le financement des dettes publiques supplémentaires devient impossible. Dévaluer est non seulement
impossible en raison du taux de change fixe entre les économies de la
zone, mais aussi parce que d'autres pays non membres de la zone euro sont en
train d'affaiblir leur monnaie.
Que reste-t-il comme moyen indolore de stimuler un
peu la croissance sans réformer les États ? Une politique
monétaire accommodante. Exactement ce que fait la BCE.
Lost in monetarization
On le voit, le problème fondamental de
nombreux pays européens est qu'ils ont oublié comment
générer une croissance économique sans dette publique,
dévaluation ou argent gratuit.
Aidons-les à se souvenir. Comment retrouver
une croissance économique soutenable ? En réformant.
Des droits de propriété bien
définis et stables, des États à taille limitée,
des taxes moins élevées et plus prévisibles, un fardeau
réglementaire moins lourd : comme le nouveau rapport Doing Business 2014 le montre, l'Europe est encore loin de satisfaire à ces
critères. La France est actuellement classée 38ème,
l'Espagne 52ème et l'Italie 65ème.
Êtes-vous économiquement myope ou astigmate ?
Tout cela explique la diversité des
commentaires face à la baisse historique du taux directeur de la BCE.
Si vous êtes surtout préoccupé
des chiffres de la croissance du prochain trimestre, voire du marché
boursier de demain, alors peut-être que la BCE a fait le bon choix
à vos yeux.
Si toutefois vous vous posez la question plus
fondamentale de savoir si Mario Draghi a fait
quelque chose pour résoudre les problèmes structurels de
l'Europe, la réponse est sans doute négative.
Pendant des décennies, l'Europe a
essayé toutes les alternatives possibles aux réformes structurelles. Les taux directeurs quasi nuls ne sont que le dernier épisode de
ce déni permanent. Ils échoueront comme tous les autres
pseudo-solutions précédentes.
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