Pour quelles
raisons les entrepreneurs arabes ne parviennent-ils pas à exploiter pleinement
leur potentiel afin d’amener la prospérité, tant pour eux-mêmes que pour
leurs pays ? Pourquoi l'économie tunisienne est-elle en panne alors que le
pays dispose d'une richesse considérable en ressources humaines et
entrepreneuriales ? L’économiste péruvien Hernando de Soto prétend que
l'Occident a fondamentalement mal interprété le printemps arabe déclenché
dans la ville tunisienne de Sidi Bouzid après le suicide du jeune Mohamed
Bouazizi, le 17 décembre 2010. Selon lui, Bouazizi et ceux qui se sont
immolés après lui, protestaient au nom des 380 millions d'Arabes qui sont
privés de toute protection juridique de leur propriété et du droit
élémentaire de travailler, de vendre et d’acheter.
En 2013, une
étude sur l'état de l'économie tunisienne a été menée conjointement par
l’Institut pour la liberté et la démocratie (ILD), que préside l’économiste
Hernando de Soto, et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de
l’artisanat (UTICA). Les travaux de l’Institut pour la liberté et la démocratie
(ILD), portent sur le rôle de l'accès aux droits de propriété dans
l'émancipation et l'enrichissement des populations défavorisées. L’étude
menée en Tunisie a été fondée sur des observations quotidiennes, l’écoute des
plaintes d’entrepreneurs de la région et s’est appuyée sur une conviction
commune : au cours des deux derniers siècles, l’histoire a démontré que
l’entreprenariat créait de la richesse et que le monde arabe – et en
particulier la Tunisie – regorgeait d’entrepreneurs ambitieux et talentueux.
Le résultat de
cette étude est un livre « L´économie informelle : comment y remédier ?
» publié à Tunis en français par
Cérès Editions. Ce livre apporte un début de réponse : ce qui bride
l'entreprenariat tunisien est un excès d'activités commerciales menées
extra-légalement, à savoir en marge de la règle de droit. Car le problème est
que sans droits de propriété privée universels, bien protégés, clairs et
transférables, il ne peut y avoir d’économie de marché. Or le constat est que
92 % des tunisiens possèdent leurs biens immobiliers sous une forme
extralégale et que 85% des
entreprises tunisiennes opèrent, également, de manière
illégale. Même constat de l'Institut, pour des pays comme l'Égypte et la
Libye où 90 % des gens ne détiennent pas légalement leurs biens
immobiliers.
C’est ce qu’on
appelle l'économie informelle ou extralégale. Elle est définie comme étant la
partie d’une économie qui n’est pas soumise aux taxes et qui n’est pas
contrôlée par les institutions étatiques ou incluse dans le calcul du PIB. En
effet, lorsqu'une activité ne dispose pas de documents officiels, elle ne
peut faire appel ni aux crédits, ni au capital. Un phénomène qu’Hernando de
Soto a déjà pu étudier au Pérou et dans toute l’Amérique latine.
L'ILD et son
équipe de chercheurs a noté que dans les 60 jours qui ont suivi l'immolation
de Bouazizi, quelque 60 personnes ont suivi son exemple dans les pays arabes
dont 5 en Egypte.
Une
exigence de liberté économique
Le livre
montre que ce qu’on a appelé « le printemps arabe » fut moins une
revendication de démocratie politique qu’une protestation pour obtenir la
liberté fondamentale de travailler et d’échanger, dans une région où plus de
90% de la population vit et travaille en dehors de la loi.
Le cas de
Mohammed Bouazizi, à l’origine du mouvement de protestation est exemplaire.
Bouazizi s'est tué après que la police lui avait confisqué tous ses fruits et
une balance électronique bricolée. C'était tout ce qu'il avait. C’était un
petit commerçant doué, qui espérait économiser assez d'argent pour s’acheter
une voiture et développer son entreprise. Comme l’atteste sa famille, il
n'avait aucun engagement politique. La liberté qu'il réclamait, était celle
d'acheter et de vendre, et de construire son entreprise sans avoir à payer
des pots de vin à la police, sans craindre d'avoir ses biens confisqués de
façon arbitraire. S'il fut un martyr, ce fut un martyr du capitalisme et non
de la démocratie.
Dans le monde
arabe, en effet, il faut en moyenne présenter quatre douzaines de documents
et supporter deux ans de tracasseries administratives pour devenir le
propriétaire légal de sa terre ou de son entreprise. Si vous n'avez pas le
temps ou l'argent pour cela, vous êtes condamné à vie au marché noir. Peu
importe si vous êtes bon, vous n’aurez jamais les moyens de sortir de la
pauvreté.
Dans la
plupart des pays en développement, ce droit de travailler n'existe pas. En
théorie, tout le monde est protégé par la loi. Mais dans la pratique, le
processus d'acquisition d'une licence légale est tellement freiné par la
corruption et la bureaucratie que seule une petite minorité peut se permettre
d’y arriver.
De Soto nous
montre cependant que cette économie informelle n’est pas seulement un
problème, c’est aussi la solution qui peut contribuer à la croissance et à la
stabilité de la région. Il plaide pour une reconnaissance légale de
l'économie informelle, en instaurant un système qui permette d'abaisser le
« coût du droit ». Il s’agit de rendre la création d'une
entreprise, moins coûteuse par un raccourcissement des délais, un allégement
des documents officiels requis et l'instauration d'une fiscalité
adaptée. Cette stratégie pourrait devenir la stratégie anti-pauvreté la
plus efficace jamais conçue.
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