Second volet de mes impressions de voyage en Russie. Aujourd’hui, parlons de la
difficulté d'effacer les traces urbaines trop visibles de l'époque communiste.
Mon 4ème voyage en Russie de cet été, outre les incontournables Moscou et St Pétersbourg, m’a emmené à Yaroslavl et sa région pendant une grosse semaine. Yaroslavl, 800 000 habitants, 250km au Nord Est de Moscou, est l’archétype de la grosse ville de province Russe. Pas connue à l’étranger (sauf des habitants de Poitiers et Coimbra, jumelées avec elle), peu d’attractivité touristique, et des restes de grands combinats pétrochimiques du temps de l’URSS qui maintiennent un semblant d’activité industrielle.
La route qui y mène depuis Moscou est encore une antique bidirectionnelle sur la moitié de la distance, dont le revêtement est souvent correct mais par endroits calamiteux: le froid fait beaucoup de mal aux plateformes, là bas. Le trafic y est surchargé, les automobilistes locaux conduisent... en force, l’accidentologie routière est très élevée en Russie, au point que quasiment tous les automobilistes ont une caméra filmant la route aux fins de preuve vis à vis de l’assurance et de la police en cas d’accident. Les villages au bord de la route sont un mélange de vieilles datchas lépreuses et de quelques maisons de bois récentes plus présentables, avec des parties communes dans un état pitoyable. Je n’ai pas traîné dans les villes moyennes du parcours (Pereslavl, Souzdal) mais il est clair que les commentaires concernant Yaroslavl s’y appliquent intégralement, sans doute en version “encore pire”.
Yaroslavl, ou les plaies du communisme qui se referment... lentement.
J'avais été impressionné par l'évolution du pays et de Yaroslavl entre 1996 et 2001: les vieilles boutiques “à la communiste” avec vendeurs-vigiles et articles cadenassés avaient disparu, et la ville s’éveillait au commerce moderne. De premiers bâtiments de style “post communiste” sortaient de terre, et surtout, la ville donnait une impression de mise en mouvement qui laissait augurer le meilleur pour les années suivantes. Je m'attendais donc à une transformation encore plus radicale entre 2001 et 2013. Déception: la région semble avoir stagné. La prolifération de centres commerciaux rutilants aux enseignes tapageuses (dont Auchan, omniprésent en Russie) n'y change rien: routes pourries, villages lépreux, parc de logements vétuste en grande partie hérité de l'époque communiste qui ne se renouvelle pas.
Immeuble typique de l'époque "Krouchtchev-Brejnev", appelé Krouchtchovka. Notez l'aspect mal entretenu non seulement de l'immeuble mais aussi de son accès. Typique du paysage Urbain de Yaroslavl, dès que l'on sort des trois axes principaux, mais aussi de toutes les villes moyennes de Russie, toutes régions confondues.
Certes, les gens essaient de se débrouiller. Les petites boutiques prolifèrent aux rez de chaussée des vieux immeubles, et très souvent, l’intérieur de ces boutiques est fort bien présenté. La restauration est loin d'être ridicule, pas chère, le service, à défaut d’être professionnel, y est attentionné, et l’effort de décoration du moindre bar est notable: les cafés de quartier en France devraient en prendre de la graine. Quelques immeubles de meilleure tenue sortent de terre dans les dents creuses du communisme.
Exemple d'épicerie et de Restaurant à Yaroslavl. L'effort de présentation intérieure des boutiques contraste avec leur allure extérieure.
Le parc auto, à 50% est-asiatique (y compris les marques de luxe comme Lexus et Infiniti, très présentes) et 25% allemand, n'est plus un sujet de railleries, les vieilles Lada et Volga représentant nettement moins de 10% du total. De nombreuses églises sont restaurées, voire reconstruites, voire... Nouvellement construites, avec parfois de fantastiques coupoles entièrement dorées.
Eglise 100% XXIème siècle, style ancien, offerte par du mécénat privé au diocèse local
Mais l'impression générale reste franchement mauvaise. Sur les deux avenues principales, la profusion commerciale a entrainé un certain effort de rénovation des immeubles tsaristes ou staliniens qui fait illusion, malgré les enseignes criardes et l’anarchie des réseaux électriques. Mais dès que l’on s’écarte de ces grands axes, les stigmates du communisme demeurent.
Ce que vous voyez la plupart du temps dans les villes "moyennes" de Russie.
L’état de surface des rues secondaires est catastrophique. Les immeubles, majoritairement de l’ère Brejnev et Krouchtchev (“Krouchtchovkas”), construits à la va vite, avec des logements de taille ridicule (30m2 tout compris était la norme pour un deux pièces), sont toujours décrépits, et leurs parties communes en piteux état, quand bien même des petits commerces, voire des supermarchés, ont colonisé les rez-de chaussée. J’espérais que nombre d’entre eux soient réhabilités, ou remplacés par des constructions plus décentes. Ce dernier cas de figure existe, mais il est rare, et si le confort des appartements a fait un bond en avant, l’extérieur n’arrive pas à se démarquer vraiment des horribles cubes de brique des années post staliniennes.
Immeubles récents à Yaroslavl, bâtis à la place de vieux immeubles.
Petite digression: n’y voyez pas là le moindre signe d’admiration pour l’ogre de Géorgie, mais l’architecture stalinienne est nettement moins laide que celle de ses successeurs, et la taille des appartements était encore acceptable. En outre, faute de maîtriser le béton, les constructions étaient encore en pierre: un gage de longévité et d'isolation. Par contre, quantitativement, l’époque stalinienne fut celle du début de la pénurie et des grandes purges: si les “Stalinkas” sont nombreuses à Moscou et St Petersbourg, le logement des provinces fut quelque peu négligé, et le parc de logements “staliniens” y représente donc une faible part du total. Mais ces logements sont aujourd’hui très recherchés de ceux qui ne peuvent s’offrir du neuf, car bien meilleurs (et moins couteux à convertir au confort moderne) que ceux des époques suivantes. Fin de la digression.
Ce mauvais état général du parc de logement, des parties communes et des rues secondaires représentent, de prime abord, pour un libéral, une énigme. Après tout, les logements n’ont ils pas été intégralement privatisés par Eltsine, la propriété des logements étant remise aux occupants ? Et les propriétaires ne sont ils pas censés mieux s’occuper de leur bien que les locataires et un propriétaire public ? Il me fallait approfondir.
Des conversations locales, complétées par une saine lecture du “global property guide”, m’ont permis d'essayer d'entrevoir ce qui s’était passé.
La privatisation inachevée
Lorsque Eltsine décida de privatiser les logements, l’engouement populaire ne fut pas si fort que cela. En effet, les russes payaient à l’état un loyer très en dessous du coût d’entretien des immeubles. Ceux ci étaient certes pourris, et les parties communes épouvantables, mais le prix payé pour cette non-qualité de service était en rapport: dérisoire. Les occupants s’aperçurent très vite que s’ils devaient entretenir eux mêmes les propriétés, les charges de co-propriétés seraient plus élevées que l’ancien prix. Nombre d’entre eux étaient financièrement misérables et nous pouvaient tout simplement pas se permettre un tel luxe. Or, Eltsine voulait vraiment se débarasser du parc de logements étatisé, dans l’espoir de faire revivre les villes.
Comme souvent dans ces situations, un compromis politique bancal fut trouvé. Les logements seraient bien remis à leurs occupants gratuitement, mais les services publics gérant les espaces communs intérieurs et extérieurs seraient maintenus. Certains furent d’ailleurs faussement privatisés, mais conservèrent un monopole d’intervention par ville ou par quartier, et payés par contrats avec les villes et non avec les occupants. Les résultats de ce compromis furent prévisibles: ces services, en sur-effectifs mais sous financés et sous occupés, sont inefficaces, et les parties communes sont gérées à la soviétique.
Pire, du fait de ce compromis, le droit russe naissant ne s’est pas penché suffisamment sur les formes juridiques nécessaires à une saine gestion des grandes co-propriétés. Or, même en France, nous savons que ce problème est difficile à traiter, et crucial pour la vie des immeubles. Et la loi Russe, mal charpentée, permet assez facilement des comportements de passager clandestin. Aussi les vraies co-propriétés privées qui marchent représentent-elles un pourcentage faible (le global property guide cite le chiffre de 1%) du parc total.
Enfin, la difficulté de fédérer les co-propriétaires rend difficile les opérations de reconstruction de neuf sur du vieux, même si quelques contre-exemples existent, comme l'opération sur la photo ci dessous, ou les occupants de vieilles Krouchtchovkas basses ont négocié avec le promoteur un logement de remplacement dans la même opération ou à proximité, dans une reconstruction de hauteur plus importante. Cependant, les coûts, physiques et bureaucratiques, induits par ce type d'opération, en limitent encore la portée.
Et voilà pourquoi l’ex-URSS, Moscou et St-Petersbourg mises à part (ces deux villes feront l’objet d’un autre article. Leur transformation bien plus spectaculaire n'est pas représentative du reste du pays), ressemble encore beaucoup à l’URSS, à partir du premier étage tout du moins !
Et le neuf ?
Quid de la construction neuve ?
Ce qui frappe en Russie, est que, contrairement à ce qu’ont connu tous les autres pays occidentaux, la construction “pavillonnaire” reste faible. Les nouvelles constructions sont d’abord des grands ensembles de grande hauteur. Ce phénomène est particulièrement évident à Moscou et St Petersbourg, et pourrait s’expliquer par l’explosion démographique de ces deux mégapoles. Mais pourquoi le pavillonnaire reste-t-il essentiellement limité à quelques niches de grand luxe et aux “datchas”, résidences secondaires prisées des classes moyennes mais souvent moins pourvues de confort moderne faute de bons raccordements aux différents réseaux ?
Tout d’abord, en Russie, les hivers sont très rudes et les voies de circulation non seulement médiocres mais souvent coupées, le déneigement ne pouvant qu’assurer une circulabilité a minima dans de telles conditions. Les russes aiment donc conserver un habitat central, bien situé par rapport aux commerces et services. D’où la préférence urbaine, de forte densité et en hauteur. Ensuite, si vous voulez développer un lotissement loin d'un point de raccordement aux réseaux, absolument tous les compléments de réseaux sont à votre charge. Ce principe (à mon sens extrêmement sain) fait certainement plus pour limiter l'étalement urbain que n'importe quel zonage.
Mais surtout, si les logements ont été privatisés gratuitement, la terre vierge est restée propriété publique et sa revente en vue de construction est donc limitée par les gouvernements locaux, qui, comme absolument tout gouvernement placé dans cette situation (le même phénomène est observable en Chine, en Espagne, en Arizona, au Nevada, pour ce que je connais), cherche à maximiser son profit en vendant peu de terrains et de droits à construire, mais très chers, son stock n’étant pas illimité.
Ajoutons que la corruption endémique qui sévit en Russie (voir le premier article de la série à ce sujet) fait que ce ne sont pas forcément des promoteurs immobiliers en situation de saine concurrence qui ont accès à ces droits à construire. Ainsi à Moscou, la principale promotrice immobilière fut pendant longtemps nulle autre que Mme Batourina, épouse du maire Youri Loujkov... Conflit d'intérêt ? Connais pas ! Loujkov a été débarqué en 2010 par le tandem Poutine-Medvedev après âpre bataille de coulisses*. Les villes de province n’échappent pas à ces situations de conflits d'intérêt peu propices à l'émergence d'une saine compétition entre offreurs.
Aussi, lorsque vous avez acheté un terrain très cher, en tant que promoteur, vous avez deux objectifs: (1) Limiter la concurrence, et militer pour “une lutte contre l’urbanisation sauvage” (pour les autres), et (2) Construire un maximum de logements sur le terrain que vous avez acquis. Voilà qui favorise plutôt la construction collective de hauteur élevée.
Conclusion: difficile de guérir du communisme, une bonne raison de s'en débarrasser aussi chez nous !
La privatisation des logements en Russie a été trop partielle, car négociée dans des conditions difficiles, pour être pleinement efficace, et de ce fait, l’aspect des quartiers russes reste fortement marqué par la lèpre du communisme. Et comme en matière immobilière, les erreurs d’un jour se paient encore des décennies plus tard, il faudra beaucoup, beaucoup de temps pour que les villes moyennes de la Russie profonde, hors de leur quartiers centraux historiques, retrouvent un aspect simplement acceptable pour un oeil occidental.
Ne nous voilons pas la face. Certaines de nos banlieues, construites dans les années 60-70 par des admirateurs de la planification communiste, commencent à ressembler étrangement aux quartiers maudits de l’ex URSS. Voilà pourquoi il faut en finir avec les scories du dirigisme paléo-marxiste qui marque encore de son empreinte un quart du marché du logement en France, pour que dans 40 ans, les touristes russes ne viennent pas constater les plaies marxistes de la France des années 1980-2040. L’exemple russe peut nous servir d’exemple de ce qu’il ne faut pas faire, tant pour sa période collectiviste que lors de sa privatisation en partie inachevée.