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Dans la sphère économique, un acte, une
habitude, une institution, une loi n'engendrent
pas seulement un effet, mais une série d'effets. De ces effets, le
premier seul est immédiat; il se manifeste simultanément avec
sa cause, on le voit. Les autres ne se déroulent que successivement,
on ne les voit pas; heureux si on les prévoit.
Entre un mauvais et
un bon Économiste, voici toute la différence: l'un s'en tient
à l'effet visible; l'autre tient compte et de l'effet qu'on voit et
de ceux qu'il faut prévoir.
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Voici comment débute ce texte de l'économiste et journaliste
libéral français Frédéric Bastiat sur les effets
superficiellement positifs à court terme, mais profondément
néfastes à plus long terme, des interventions de l'État.
Même s'il a été écrit il y a exactement 150 ans,
ce long article garde toute sa fraîcheur et sa pertinence et
décrit exactement la nature du débat telle qu'on le vit encore
aujourd'hui.
Bastiat y passe en
revue les arguments fallacieux des illettrés économiques
– les mêmes qu'on entend encore constamment – pour
justifier que l'État se mêle de favoriser le crédit,
créer des emplois, empêcher la prolifération des
machines, restreigne l'épargne, ou subventionne les arts. Douze
domaines d'intervention sont analysés et chaque fois, Bastiat montre
que les interventionnistes nous font toujours miroiter ce qu'on voit, mais
omettent de considérer ce qu'on ne voit pas.
L'extrait qui suit
s'en prend à l'argument qui veut que le progrès est l'ennemi du
travailleur. Ceux qui voudraient lire le reste de cet article ou d'autres
écrits du même auteur peuvent se rendre sur la page Frédéric Bastiat,
où l'on trouve quelques textes de ce phare du libéralisme au
19e siècle.
VIII.
Les machines
«
Malédiction sur les machines! Chaque année leur puissance
progressive voue au Paupérisme des millions d'ouvriers en leur
enlevant le travail, avec le travail le salaire, avec le salaire le Pain!
Malédiction sur les machines! »
Voilà le cri qui s'élève du Préjugé
vulgaire et dont l'écho retentit dans les journaux.
Mais maudire les machines, c'est maudire l'esprit humain!
Ce qui me confond, c'est qu'il puisse se rencontrer un homme qui se sente
à l'aise dans une telle doctrine(1).
Car enfin,
si elle est vraie, quelle en est la conséquence rigoureuse? C'est
qu'il n'y a d'activité, de bien-être, de richesses, de bonheur
possibles que pour les peuples stupides, frappés d'immobilisme mental,
à qui Dieu n'a pas fait le don funeste de penser, d'observer, de
combiner, d'inventer, d'obtenir de plus grands résultats avec de
moindres moyens. Au contraire, les haillons, les huttes ignobles, la
pauvreté, l'inanition sont l'inévitable partage de toute nation
qui cherche et trouve dans le fer, le feu, le vent,
l'électricité, le magnétisme, les lois de la chimie et
de la mécanique, en un mot dans les forces de la nature, un
supplément à ses propres forces, et c'est bien le cas de dire
avec Rousseau: « Tout homme qui pense est un animal
dépravé. »
Ce n'est pas tout: si cette doctrine est vraie, comme tous les hommes pensent
et inventent, comme tous, en fait, depuis le premier jusqu'au dernier, et
à chaque minute de leur existence, cherchent à faire
coopérer les forces naturelles, à faire plus avec moins,
à réduire ou leur main-d'oeuvre ou
celle qu'ils payent, à atteindre la plus grande somme possible de
satisfactions avec la moindre somme possible de travail, il faut bien en
conclure que l'humanité tout entière est entraînée
vers sa décadence, précisément par cette aspiration
intelligente vers le progrès qui tourmente chacun de ses membres.
Dès lors il doit être constaté, par la statistique, que
les habitants du Lancastre, fuyant cette patrie des machines, vont chercher
du travail en Irlande, où elles sont inconnues, et, par l'histoire,
que la barbarie assombrit les époques de civilisation, et que la
civilisation brille dans les temps d'ignorance et de barbarie.
Évidemment, il y a, dans cet amas de contradictions, quelque chose qui
choque et nous avertit que le problème cache un élément
de solution qui n'a pas été suffisamment dégagé.
Voici tout le mystère: derrière ce qu'on voit gît ce qu'on ne voit pas. Je vais essayer de le mettre en
lumière. Ma démonstration ne pourra être qu'une
répétition de la précédente, car il s'agit d'un
problème identique.
C'est un penchant naturel aux hommes, d'aller, s'ils n'en sont
empêchés par la violence, vers le bon marché–
c'est-à-dire vers ce qui, à satisfaction égale, leur
épargne du travail – que ce bon marché leur vienne d'un habileProducteur étranger ou d'un habile Producteur mécanique. L'objection théorique qu'on adresse
à ce penchant est la même dans les deux cas. Dans l'un comme
dans l'autre, on lui reproche le travail qu'en apparence il frappe d'inertie.
Or, du travail rendu non inerte, mais disponible, c'est
précisément ce qui le détermine.
Et c'est pourquoi on lui oppose aussi, dans les deux cas, le même
obstacle pratique, la violence. Le législateur prohibe la concurrence étrangère et interdit la concurrence mécanique. – Car quel
autre moyen peut-il exister d'arrêter un penchant naturel à tous
les hommes que de leur ôter la liberté?
Dans beaucoup de pays, il est vrai, le législateur ne frappe qu'une
des deux concurrences et se borne à gémir sur l'autre. Cela ne
prouve qu'une chose, c'est que, dans ce pays, le législateur est
inconséquent.
Cela ne doit pas nous surprendre. Dans une fausse voie on est toujours
inconséquent, sans quoi on tuerait l'humanité. Jamais on n'a vu
ni on ne verra un principe faux poussé jusqu'au bout. J'ai dit
ailleurs: l'inconséquence est la limite de l'absurdité.
J'aurais pu ajouter: elle en est en même temps la preuve.
Venons à notre démonstration; elle ne sera pas longue.
Jacques Bonhomme avait deux francs qu'il faisait gagner à deux
ouvriers.
Mais voici qu'il imagine un arrangement de cordes et de poids qui
abrège le travail de moitié.
Donc il obtient la même satisfaction, épargne un franc et congédie
un ouvrier.
Il congédie un ouvrier; c'est ce qu'on voit.
Et, ne voyant que cela, on dit: « Voilà comment la misère
suit la civilisation, voilà comment la liberté est fatale
à l'égalité. L'esprit humain a fait une conquête,
et aussitôt un ouvrier est à jamais tombé dans le gouffre
du paupérisme. Il se peut cependant que Jacques Bonhomme continue
à faire travailler les deux ouvriers, mais il ne leur donnera plus que
dix sous à chacun, car ils se feront concurrence entre eux et s'offriront
au rabais. C'est ainsi que les riches deviennent toujours plus riches et les
pauvres toujours plus pauvres. Il faut refaire la société. »
Belle conclusion, et digne de l'exorde! Heureusement,
exorde et conclusion, tout cela est faux, parce que, derrière la
moitié du phénomène qu'on voit, il y a
l'autre moitié qu'on ne voit pas.
On ne voit pas le
franc épargné par Jacques Bonhomme et les effets
nécessaires de cette épargne.
Puisque, par suite de
son invention, Jacques Bonhomme ne dépense plus qu'un franc en main-d'oeuvre, à la poursuite d'une satisfaction
déterminée, il lui reste un autre franc.
Si donc il y a dans le
monde un ouvrier qui offre ses bras inoccupés, il y a aussi dans le
monde un capitaliste qui offre son franc inoccupé. Ces deux
éléments se rencontrent et se combinent.
Et il est clair comme
le jour qu'entre l'offre et la demande du travail, entre l'offre et la
demande du salaire, le rapport n'est nullement changé.
L'invention et un
ouvrier, payé avec le premier franc, font maintenant l'oeuvre qu'accomplissaient auparavant deux ouvriers.
Le second ouvrier,
payé avec le second franc, réalise une oeuvre
nouvelle.
Qu'y a-t-il donc de
changé dans le monde? Il y a une satisfaction nationale de plus, en
d'autres termes, l'invention est une conquête gratuite, un profit
gratuit pour l'humanité.
De la forme que j'ai
donnée à ma démonstration, on pourra tirer cette
conséquence:
« C'est le capitaliste qui recueille tout le fruit des machines. La
classe salariée, si elle n'en souffre que momentanément, n'en
profite jamais, puisque, d'après vous-même, elles déplacent une
portion du travail national sans le diminuer, il est vrai, mais
aussi sans l'augmenter. »
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Il n'entre pas dans le plan de cet opuscule de résoudre toutes les
objections. Son seul but est de combattre un préjugé vulgaire,
très dangereux et très répandu. Je voulais prouver
qu'une machine nouvelle ne met en disponibilité un certain nombre de
bras qu'en mettant aussi, et forcément, en
disponibilité la rémunération qui les salarie. Ces bras
et cette rémunération se combinent pour produire ce qu'il
était impossible de produire avant l'invention; d'où il suit qu'elle
donne pour résultat définitif un accroissement de satisfaction
à travail égal.
Qui recueille cet excédant de satisfactions?
Qui? c'est d'abord le
capitaliste, l'inventeur, le premier qui se sert avec succès de la machine,
et c'est là la récompense de son génie et de son audace.
Dans ce cas, ainsi que nous venons de le voir, il réalise sur les
frais de production une économie, laquelle, de quelque manière
qu'elle soit dépensée (et elle l'est toujours), occupe juste autant
de bras que la machine en a fait renvoyer.
Mais bientôt la
concurrence le force à baisser son prix de vente dans la mesure de
cette économie elle-même. Et alors ce n'est plus l'inventeur qui
recueille le bénéfice de l'invention; c'est l'acheteur du
produit, le consommateur, le public, y compris les ouvriers, en un mot, c'est
l'humanité.
Et ce qu'on ne
voit pas, c'est que l'Épargne, ainsi procurée à tous
les consommateurs, forme un fonds où le salaire puise un aliment, qui
remplace celui que la machine a tari.
Ainsi, en reprenant
l'exemple ci-dessus, Jacques Bonhomme obtient un produit en dépensant
deux francs en salaire. Grâce à son invention, la main-d'oeuvre ne lui coûte plus qu'un franc.
Tant qu'il vend le
produit au même prix, il y a un ouvrier de moins occupé à
faire ce produit spécial, c'est ce qu'on voit; mais il y a
un ouvrier de plus occupé par le franc que Jacques Bonhomme a
épargné: c'est ce qu'on ne voit pas.
Lorsque, par la marche
naturelle des choses, Jacques Bonhomme est réduit à baisser
d'un franc le prix du produit, alors il ne réalise plus une
épargne; alors il ne dispose plus d'un franc pour commander au travail
national une production nouvelle. Mais, à cet égard, son
acquéreur est mis à sa place, et cet acquéreur, c'est
l'humanité. Quiconque achète le produit le paye un franc de
moins, épargne un franc, et tient nécessairement cette
épargne au service du fonds des salaires: c'est encore ce
qu'on ne voit pas.
On a donné, de
ce problème des machines, une autre solution, fondée sur les
faits.
On a dit: La machine
réduit les frais de production, et fait baisser le prix du produit. La
baisse du produit provoque un accroissement de consommation, laquelle
nécessite un accroissement de production, et, en définitive,
l'intervention d'autant d'ouvriers ou plus, après l'invention, qu'il
en fallait avant. On cite, à l'appui, l'imprimerie, la filature, la
presse, etc.
Cette
démonstration n'est pas scientifique.
Il faudrait en
conclure que, si la consommation du produit spécial dont il s'agit
reste stationnaire ou à peu près, la machine nuirait au
travail. – Ce qui n'est pas.
Supposons que dans un
pays tous les hommes portent des chapeaux. Si, par une machine, on parvient
à en réduire le prix de moitié, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'on
en consommera le double.
Dira-t-on, dans ce
cas, qu'une portion du travail national a été frappée
d'inertie? Oui, d'après la démonstration vulgaire. Non, selon
la mienne; car, alors que dans ce pays on n'achèterait pas un seul
chapeau de plus, le fonds entier des salaires n'en demeurerait pas moins
sauf; ce qui irait de moins à l'industrie chapelière se
retrouverait dans l'Économie réalisée par tous les
consommateurs, et irait de là salarier tout le travail que la machine
a rendu inutile, et provoquer un développement nouveau de toutes les
industries.
Et c'est ainsi que les
choses se passent. J'ai vu les journaux à 80 FR., ils sont maintenant
à 48. C'est une économie de 32 FR. pour les abonnés. Il
n'est pas certain; il n'est pas, du moins, nécessaire que les 32 FR.
continuent à prendre la direction de l'industrie du journaliste; mais
ce qui est certain, ce qui est nécessaire, c'est que, s'ils ne
prennent cette direction, ils en prennent une autre. L'un s'en sert pour
recevoir plus de journaux, l'autre pour se mieux nourrir, un troisième
pour se mieux vêtir, un quatrième pour se mieux meubler.
Ainsi les industries sont
solidaires. Elles forment un vaste ensemble dont toutes les parties
communiquent par des canaux secrets. Ce qui est économisé sur
l'une profite à toutes. Ce qui importe, c'est de bien comprendre que
jamais, au grand jamais, les économies n'ont lieu aux dépens du
travail et des salaires.
1. Voir au
tome IV, pages 86 et 94, les chap. XIV et XVIII de la Ière série des Sophismes, et, page 538, les réflexions
adressées à M. Thiers sur le même sujet; puis, au présent volume, le chap.
XI ci-après. (Note de
l'éditeur de l'édition originale.)
Article
originellement publié par le Québéquois
Libre ici
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