|
Les Questions
d'économie politique et de droit public (1961) sont
composées de deux volumes d'essais et d'articles écrits entre
1845 et 1861. Ils couvrent des sujets tels que la liberté
d'expression, le libre-échange, l'offre privée de
sécurité, le droit de la guerre, et la propriété
intellectuelle
Suite
de l’article précédent
Il
s’agit maintenant de savoir quelle voie il faut suivre pour obtenir ce
résultat le plus promptement et de la manière la moins
coûteuse.
On
peut employer deux procédés essentiellement différents :
la force ou la persuasion. On peut imposer le progrès ou le faire
accepter.
Jusqu’à
nos jours, l’école de la force, procédant par voie de
révolutions et de guerres est demeurée prépondérante,
et, à une époque récente, un souverain puissant, en
jetant l’Europe dans les hasards d’une nouvelle crise, se
glorifiait de faire « la guerre pour une idée. » Depuis la
fin du siècle dernier, l’école de la force bouleverse le
monde en vue de hâter ses progrès et, selon toute apparence,
elle le bouleversera longtemps encore. [xiii]
L’école
de la persuasion, procédant par voie de propagande pacifique, en
revanche n’est guère en crédit; au moment où nous
écrivons du moins elle est complétement effacée par les
hauts faits de sa rivale.
Enfin,
il y a l’école des éclectiques qui sont tantôt pour
l’emploi de la force, tantôt pour l’emploi de la propagande
pacifique, selon que les circonstances leur paraissent devoir faire
préférer l’un ou l’autre de ces
procédés.
Nous
appartenons pour notre part, exclusivement, à l’école de
la persuasion. Nous répudions, de la manière la plus absolue,
le concours de la force pour la réalisation de nos idées. Nous
condamnons, en conséquence, *à priori*, toute révolution,
toute guerre entreprise en vue d’accomplir un progrès, si
légitime et si nécessaire que ce progrès puisse
paraître.
Peut-être
n’est-il pas inutile dans un moment où les révolutions et
les guerres « pour une idée » sont populaires, de
résumer les raisons qui nous portent à les condamner comme
instruments de progrès, et à séparer ainsi
complétement notre cause de celle des révolutionnaires.
En
premier lieu, c’est parce que nous ne nous croyons point, nous
créature sujette à l’erreur, le droit d’imposer nos
idées. Nous sommes, par exemple, [xiv] bien convaincu que
l’amélioration matérielle, intellectuelle et morale du
sort de nos semblables, dépend de l’application de nos principes
; nous croyons que l’abondance dans la production, la justice dans la
répartition de la richesse ne peuvent être obtenues que par la
suppression des monopoles, des priviléges,
des réglementations et des interventions de tous genres qui attentent
à la liberté et à la propriété des classes
les plus nombreuses de la société. C’est là une
vérité qui nous paraît claire comme la lumière du
soleil, et nous sacrifierions au besoin toute la part de biens moraux et
matériels que nous possédons, notre réputation et notre
vie, pour l’attester. Mais si nous avons le droit de sacrifier les biens
qui nous appartiennent (encore faudrait-il cependant que nous eussions
satisfait à toutes nos obligations positives envers nos proches, pour
avoir pleinement le droit de nous donner ce luxe du martyre) sommes-nous les
maîtres de disposer, au profit de notre cause, de ce qui appartient
à autrui? En admettant même que notre jugement, naturellement
faillible, ne nous ait point trompés, en admettant que la
théorie dont nous sommes les propagateurs, soit la seule juste, la
seule utile, la seule vraie, avons-nous bien le droit de lever, pour
l’établir, des impôts sur la vie et sur la
propriété de nos semblables? [xv]
Avons-nous
bien le droit d’apporter au milieu d’eux la dévastation et
le carnage, sous le prétexte d’améliorer non leur sort,
qui ne peut que s’aggraver dans la tourmente, mais celui des
générations à venir? Avons-nous bien le droit de
décimer une génération par la conscription, les
mitraillades ou la guillotine, de la ruiner par les assignats, les réquisitions
et les contributions de guerre pour augmenter le bien-être des
générations futures? Qui nous a rendus ainsi les maîtres
de la vie et de la mort? Qui nous a investis du droit d’offrir au Dieu
que nous adorons des sacrifices humains? Sommes-nous des prêtres de
Jaggernaut et la vérité est-elle une idole barbare qui ne
puisse se frayer un chemin que sur des cadavres? Et si nous nous trompons, si
cette théorie que nous prétendons imposer par les
baïonnettes et la guillotine, si cette théorie est fausse! Si au
lieu de la vérité nous n’en possédons que le vain
mirage, de quelle responsabilité terrible n’aurons-nous pas
à supporter le poids pour avoir sacrifié des millions de
créatures humaines à ce fantôme décevant, à
cette ombre engendrée par notre orgueil et notre ignorance? Car si on
peut nous contester même le droit d’imposer la
vérité, ne nous exposons-nous pas à commettre le plus
grand et le moins excusable des crimes en imposant l’erreur? [xvi]
En
second lieu, si nous quittons le terrain des idées pour descendre sur
celui des faits, nous trouverons que l’expérience condamne
chaque jour davantage la force comme instrument de progrès.
De
tous temps, on a troublé et ensanglanté le monde au nom du
progrès; mais depuis la fin du siècle dernier, cette mauvaise
pratique des temps de barbarie a passé à l’état de
système. Tantôt, c’est la monarchie constitutionnelle
qu’il s’agit de substituer violemment à la monarchie
absolue; tantôt la république qu’il s’agit de mettre
à la place de la monarchie constitutionnelle; tantôt encore,
c’est un gouvernement étranger qu’on veut renverser pour
le remplacer par un gouvernement national; tantôt une nouvelle
organisation de la société que l’on veut substituer
à l’ancienne. La révolution américaine, la révolution
de 1789, les guerres de la République et de l’Empire, les
insurrections des colonies espagnoles, les révolutions réussies
de 1830 en France et en Belgique, les révolutions avortées en
Italie et en Pologne; enfin, la nouvelle série de révolutions
et de guerres dont le coup de pistolet du boulevard des Capucines, en 1848, a
donné le signal ont eu, toutes, le Progrès pour objet. Toutes
aussi pouvaient invoquer des griefs légitimes. Car les gouvernements
contre lesquels elles étaient dirigées laissaient
évidemment fort [xvii] à désirer. Mais si l’on
fait le compte des millions de vies qu’elles ont sacrifiées, des
milliards qu’elles ont coûtés, soit par les frais et les
ravages immédiats des appareils de destruction qu’elles ont mis
en œuvre, soit par les crises qu’elles ont occasionnées; si
encore de la sphère des intérêts matériels on
passe à celle des intérêts moraux et que l’on fasse
le compte des atteintes portées à la moralité
générale par la pratique du meurtre, du pillage et des
confiscations en masse, on se convaincra qu’à tous égards
le bilan de ces révolutions se solde en déficit; que si elles
ont emporté quelques-uns des obstacles qui obstruaient la route du
progrès, elles ont ralenti en revanche la marche des
sociétés, en décimant les populations, en dévorant
leurs capitaux actuels et en hypothéquant leurs capitaux futurs par
les emprunts publics, qu’elles ont enfin abaissé
l’étalon de leur moralité en propageant dans leur sein
les habitudes de la violence et de la spoliation. En faisant, pour tout dire,
l’inventaire complet de ces révolutions, si légitimes
qu’aient pu être les griefs qu’elles avaient pour objet de
redresser, en comparant ce qu’elles ont coûté avec ce
qu’elles ont rapporté, on se convaincra certainement que leur
passif matériel et moral dépasse de beaucoup leur actif et on
les condamnera comme des banqueroutes de la civilisation. [xviii]
—
Mais, objectent les adeptes de l’école de la force, supposons
que ces révolutions et ces « guerres pour une idée
» n’eussent pas eu lieu; supposons que les amis du progrès
se fussent interdit de recourir à la force pour le faire
prévaloir, les nations ne seraient-elles pas demeurées au point
où elles étaient il y a un siècle? Nous avons
marché dans le sang et à travers les ruines, cela est vrai; mais
nous avons marché. Eussions-nous mieux fait de demeurer immobiles?
—
Vous attribuez, répondrons-nous, aux révolutions et aux guerres
révolutionnaires, les progrès que la société a
réalisés depuis un siècle. Êtes-vous bien
sûrs que ces progrès ne se soient pas accomplis *malgré*
les révolutions et les guerres? Examinez-les un à un, en
appliquant aux faits politiques et économiques la seule méthode
qui puisse donner des résultats positifs, la méthode
d’observation et d’analyse, et vous vous convaincrez aisément
que ces progrès avaient été préparés aux
époques où l’ancien Régime subsistait encore;
qu’ils étaient en voie d’accomplissement lorsque la
tourmente des révolutions et des guerres révolutionnaires a
éclaté sur le monde; enfin que la société
marchait, qu’elle ne demeurait pas immobile, et que chaque
progrès accompli soit dans l’ordre moral, soit dans
l’ordre matériel frayait la route à un autre
progrès. La société ne serait [xix] donc pas
demeurée stationnaire, en admettant qu’elle eût été
privée de l’auxiliaire prétendu des révolutions et
des guerres « pour une idée. » A quoi nous ajouterons
qu’elle aurait marché plus vite si, au lieu de demander à
la force le triomphe de leur cause, les hommes du progrès s’en
étaient absolument interdit l’usage pour recourir seulement
à la propagande pacifique, si, en prenant le progrès pour but,
ils avaient pris pour moyen non la force, mais la persuasion.
Citons
deux exemples à l’appui, l’un choisi dans les temps
anciens, l’autre à l’époque actuelle.
Le
premier et le plus significatif, c’est l’exemple du
christianisme. A l’époque où cette nouvelle doctrine
religieuse apparut dans le monde, les circonstances étaient certes peu
favorables à la propagande pacifique. Il fallait lutter à la
fois contre des difficultés matérielles et des
difficultés morales qui pouvaient sembler insurmontables. Les moyens
de circulation pour les hommes étaient lents, et pour les idées
plus lents encore. Le paganisme était tout puissant et il avait pour
appui d’un côté la forte organisation de l’Empire
romain, de l’autre les appétits brutaux et l’ignorance des
masses. Il fallait que les apôtres de la foi nouvelle, après
avoir surmonté l’obstacle des distances et de
l’insuffisance des moyens matériels de propagande, [xx] se
résignassent à être lapidés par le peuple ou
livrés aux bêtes par les Césars. Cependant, le
christianisme, précisément parce qu’il
s’interdisait l’emploi de la force, vint à bout de tant
d’obstacles et il acquit, par cette libre conquête des
âmes, un ascendant moral que ses fautes et ses crimes, son
intolérance et sa corruption, résultats de son alliance impie
avec la force, ont pu affaiblir plus tard, mais qu’ils n’ont pu
réussir encore à effacer.
Eh
bien! si la propagande pacifique a pu donner ces résultats
éclatants il y a dix-huit siècles, dans un temps où les
instruments matériels qui lui servaient d’auxiliaires
étaient si imparfaits, et où l’éducation
intellectuelle et morale des masses était si peu avancée, que
ne pouvons-nous pas attendre d’elle aujourd’hui? Les moyens
matériels de propagande ont acquis une puissance et un développement
qui tiennent du prodige. Nous avons la vapeur pour transporter les hommes, la
presse et l’électricité pour transporter et propager les
idées. Grâce à ces outils merveilleux de la circulation,
une idée peut se répandre aujourd’hui plus rapidement
dans le monde civilisé tout entier qu’elle ne le pouvait
autrefois dans une seule province ou dans un canton. En outre, les
idées nouvelles trouvent partout pour les accueillir une classe chaque
jour plus nombreuse d’esprits avides de [xxi] lumières et
sympathiques à tout progrès. L’opinion publique subit
leur impulsion et malgré la routine, malgré la
résistance des intérêts et des préjugés,
elle finit toujours par accepter et par faire prévaloir les
idées vraiment justes, vraiment progressives. Sans doute, il y a
encore des pays où toutes les voies ne sont pas ouvertes à la
propagande pacifique, où les idées nouvelles, bonnes ou
mauvaises, vraies ou fausses, sont arrêtées par une douane
intellectuelle, restrictive ou prohibitive. Mais il en est des idées
comme des produits matériels; quand on refuse de les laisser passer
librement, elles passent en fraude, et la contrebande qui s’en fait est
d’autant plus active que la prohibition dont elles sont l’objet
est plus rigoureuse. Nulle part donc la propagande pacifique ne rencontre
plus d’obstacles qu’elle ne puisse surmonter et qu’elle ne
surmonte. D’ailleurs, en rencontrât-elle, le progrès se
ferait encore. Car il en est des institutions comme des machines : quand les
nouvelles sont vraiment supérieures aux anciennes, quand elles
constituent un progrès réel, elles s’imposent par la
force des choses, et soit par la propagande directe de la
vérité, soit par le rayonnement naturel de la
vérité, le progrès s’accomplit.
N’en
avons-nous pas eu un exemple merveilleux, et [xxii] c’est le second que
nous nous proposions de citer, dans l’agitation anglaise pour la
liberté commerciale? Quelques hommes obscurs, mais pleins de foi dans
leur idée se réunissent pour attaquer le monopole des
lois-céréales, que l’aristocratie la plus riche et la
plus puissante du globe considérait comme le fondement même de
sa grandeur. D’abord, leur entreprise est taxée de
chimérique et ils parlent dans le vide. Ils ne se laissent point
décourager. Ils se servent sans relâche de la parole et de la
presse pour gagner des partisans à leur cause et, au bout de dix ans,
ils obtiennent, non seulement l’abolition des
lois-céréales, mais encore celle du système protecteur
tout entier. Mieux encore. Cette réforme pacifiquement accomplie se
répercute dans le reste du monde : partout des réformes
douanières sont entamées à l’imitation des
réformes anglaises, et sans les révolutions et les guerres qui
sont venues se mettre en travers de l’œuvre des
réformateurs, le monde jouirait aujourd’hui du bienfait de la
liberté commerciale.
En
présence de ces résultats du procédé de la force
se servant des baïonnettes, au besoin même de la guillotine pour
frayer la voie aux idées, et répandant dans le monde la
dévastation et le carnage pour le faire progresser, et du
procédé de la persuasion qui s’adresse à la
raison, à l’esprit de justice, et dont les victoires plus
[xxiii] complètes et plus sûres que celles de la force ne
coûtent aucune larme à l’humanité, nous
n’hésitons point. Nous repoussons de toute notre énergie
l’intervention de la force pour imposer les idées; nous nous en
tenons à l’emploi exclusif de la persuasion pour les faire
accepter. Nous sommes, dans l’intérêt bien entendu du
progrès, hostile à toute révolution, si légitime
qu’elle puisse paraître, et nous considérons les
révolutionnaires comme des esprits arriérés qui, en
mettant au service de la Civilisation les procédés de la
Barbarie, ralentissent ses progrès au lieu de les
accélérer. Alors même que les doctrines dont ils se font
les apôtres armés se confondraient avec les nôtres; alors
même qu’ils travailleraient comme nous à dégager la
liberté et la propriété de leurs entraves
séculaires, au lieu de les renforcer et de les étendre, nous
répudierions leur concours. Car ils suivent la tradition du Koran, tandis que nous suivons celle de
l’Évangile. [xxiv]
A
suivre
|
|