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Les Questions d'économie politique
et de droit public (1961) sont composées de deux volumes
d'essais et d'articles écrits entre 1845 et 1861. Ils couvrent des
sujets tels que la liberté d'expression, le libre-échange,
l'offre privée de sécurité, le droit de la guerre, et la
propriété intellectuelle.
Dans cette
introduction, Molinari donne un
résumé très clair de ses idées et de leur
évolution depuis son arrivée à Paris en 1840. Il a exercé
une activité de journaliste économique, il a vécu un
exil volontaire en Belgique après le coup d’état de Louis Napoléon et s’est consacré au
travail d’économiste universitaire à Bruxelles dans les
années 1850 avant de revenir à Paris. Mais comme il l’affirme
lui-même, pendant toute cette période son «
Credo » est resté le même, à savoir une ferme
croyance dans « la Liberté et la Paix ».
Dans la
première partie de l’introduction, Molinari
formule les principes sur lesquels repose
l’organisation naturelle de la société, et les conditions
nécessaires de tout développement, de tout progrès
social : La
liberté et la propriété. L’homme qui possède des valeurs est investi
du droit naturel d’en user et d’en disposer selon sa
volonté. Les valeurs possédées peuvent être
détruites ou conservées, transmises à titre
d’échange, de don ou de legs. A chacun de ces modes
d’usage, d’emploi ou de disposition de la propriété
correspond une liberté. La liberté : du travail, de
l’enseignement, du commerce, de gouvernement, des associations, du
crédit, de la charité, des cultes, des théâtres,
des inventions. Il désigne les adversaires de la liberté :
Les privilégiés, les socialistes et les
interventionnistes.
La
deuxième partie de l’introduction est particulièrement
remarquable. Molinari y décrit les deux
stratégies possibles que les défenseurs de la liberté
pourraient adopter dans leur lutte. Dans son esprit, il y a deux
écoles de pensée à ce sujet, il y a
« l’école de la force » et «
l’école de la persuasion », et il plaide avec vigueur
en faveur de la seconde. Les 70 dernières années de guerres et
de révolutions ont montré que, malgré leurs griefs
légitimes, ceux qui utilisent la violence pour mettre un terme
à l’oppression par l’État, obtiennent des
bénéfices très inférieurs au prix à payer
en termes de destruction des biens et des vies. La conclusion de Molinari est claire : « Nous repoussons de
toute notre énergie l’intervention de la force pour imposer les
idées; nous nous en tenons à l’emploi exclusif de la
persuasion pour les faire accepter. »
Enfin, dans
une troisième partie, il définit la tâche des amis du
progrès : elle doit consister uniquement
à détruire les entraves que des intérêts
étroits et égoïstes, des passions aveugles ou des
préjugés à courte vue ont opposés depuis des
siècles à la liberté et à la
propriété. Il faut restituer aux hommes la liberté de
travailler, de s’associer, d’échanger, de prêter, de
donner, la libre jouissance et la libre disposition de leurs
propriétés, en empêchant simplement les uns d’empiéter
sur la liberté et sur la propriété des autres, et pour
éviter d’attenter à la liberté et à la
propriété sous prétexte de les garantir, en se bornant
à réprimer les atteintes qui y sont portées.
Note
: [VI] pagination originale; *mot* en italiques.
I
En
réunissant quelques travaux publiés dans une période de
quinze années en France, en Belgique et en Russie, nous nous sommes
proposé pour but d’aider à la démonstration
d’une vérité que la science économique a
commencé à mettre en lumière, mais qu’elle
n’a point réussi encore à vulgariser, savoir que les
sociétés humaines s’organisent, se développent et
progressent d’elles-mêmes, en vertu de lois inhérentes
à leur nature; qu’il suffit, en conséquence, de laisser
les individualités dont elles se composent pleinement libres de
déployer leur activité, d’user et de disposer à
leur guise des produits créés et des capitaux accumulés
en les déployant, en d’autres termes de respecter et de [vi] faire
respecter la liberté et la propriété de chacun pour que
le progrès s’accomplisse aussi largement et aussi rapidement que
possible.
La
liberté et la propriété, telles sont donc les bases sur
lesquelles repose l’organisation naturelle de la société,
et les conditions nécessaires de tout développement, de tout
progrès social.
D’où
il résulte que l’œuvre des amis du progrès doit
consister uniquement à dégager la liberté des entraves
artificielles qui la restreignent dans l’ordre matériel,
intellectuel et moral, à affranchir la propriété des
servitudes qui l’entament ou des charges qui la grèvent, en sus
de ce qui est rigoureusement nécessaire pour assurer sa conservation.
Cette
œuvre est, au surplus, beaucoup plus vaste et plus difficile que ne le
supposent ceux qui prennent le mot liberté dans l’acception
étroite et fausse que lui ont donnée les partis politiques;
ceux encore qui s’en tiennent aux définitions que les codes ont
formulées de la propriété et aux limites arbitraires et
variables que les législateurs lui ont marquées.
La
liberté embrasse, en effet, toute la vaste sphère où se
déploie l’activité humaine. C’est le droit de
croire, de penser et d’agir, sans aucune entrave préventive,
sous la simple condition de ne point porter atteinte au [vii] droit d’autrui.
Reconnaître les limites naturelles du droit de chacun, et
réprimer les atteintes qui y sont portées, en proportionnant la
pénalité au dommage causé par cet empiétement sur
le droit d’autrui, telle est la tâche qui appartient à la
législation et à la justice, et la seule qui leur appartienne.
La
propriété qui n’est, en quelque sorte, que la
condensation de l’activité humaine, se manifeste comme la
liberté dans l’ordre moral, intellectuel et matériel. Il
suffit de même de la reconnaître dans ses limites, en la grevant
simplement des frais nécessaires pour la garantir.
Or,
si nous examinons les sociétés qui se disent ou se croient le
plus libres et où la propriété passe pour être le
mieux respectée, quel spectacle frappera nos regards?
Nous
verrons que, nulle part, la liberté et la propriété ne
sont reconnues et garanties dans leurs limites naturelles; qu’il existe
partout des entraves au déploiement de l’activité de
l’homme; que la liberté des entreprises, du travail, de
l’association, de l’échange, de l’enseignement, de
la charité, des cultes, du gouvernement, est encore chargée de
restrictions ou de prohibitions; que la propriété, à son
tour, n’a point cessé d’être accablée de
servitudes et de charges de tous genres; que la [viii] propriété
des associations, par exemple, est étroitement garrottée; que la
propriété intellectuelle est soumise dans sa durée au
régime barbare du *maximum*; que la propriété morale est
à peine définie; bref que le développement harmonique de
la société sur la double base de la liberté et de la
propriété, est de toutes parts enrayé et faussé
par des abus ou des lacunes de la législation, qui maintiennent le
privilège et le monopole à la place de la liberté, le
communisme à la place de la propriété.
Différentes
causes contribuent à perpétuer ces obstacles au progrès
des sociétés : d’abord, les intérêts
ordinairement mal entendus et à courte vue des classes qui
détiennent les privilèges et les monopoles; ensuite et plus
encore l’ignorance des lois naturelles en vertu desquelles les sociétés
naissent, se conservent et se développent.
Ainsi,
il existe dans chaque pays des classes politiquement et économiquement
privilégiées. Ici, c’est la liberté du travail de
toute une race qui est confisquée dans l’intérêt
d’une classe de propriétaires d’esclaves; là,
c’est la liberté des entreprises qui est sacrifiée
à l’intérêt de corporations d’artisans,
d’agents de change, de courtiers, etc.; ailleurs, la liberté des
banques qui est confisquée au profit d’une banque d’État,
[ix] investie du monopole du crédit; ailleurs encore, la
liberté des échanges qui est surchargée de restrictions
ou de prohibitions pour satisfaire à l’intérêt
prétendu d’un petit nombre d’industries qualifiées
de nationales, à l’exclusion des autres; ailleurs enfin, la
liberté des cultes qui est immolée sur l’autel
d’une religion d’État. Les privilégiés,
ordinairement maîtres de l’appareil gouvernemental, emploient le
pouvoir dont ils disposent à maintenir et à accroître
leurs monopoles, ou si l’on veut, à étendre abusivement
les limites de leurs libertés et de leurs propriétés aux
dépens des libertés et des propriétés des autres
membres de la société.
Mais
les intérêts particuliers des classes influentes
n’agissent pas seuls dans ce sens. L’ignorance et les
préjugés des masses ne leur viennent que trop souvent en aide
pour imposer des bornes arbitraires à la liberté et à la
propriété, en invoquant l’intérêt
général.
C’est
à l’ignorance et aux préjugés des masses que doit
revenir par exemple la responsabilité des doctrines du socialisme et
des pratiques de l’interventionnisme, qui n’est qu’un
acheminement au socialisme.
Les
socialistes voient bien, quoique parfois avec un verre grossissant, les maux
qui affligent la société, mais ils en voient mal les causes.
Ils en accusent la propriété et la liberté, et ils
proposent d’organiser la [x] société sur d’autres
bases. Leurs systèmes sont tombés aujourd’hui dans un
profond discrédit; mais c’est le feu qui couve sous la cendre,
et le jour n’est pas éloigné peut-être où
les révolutions sociales succéderont aux révolutions
politiques.
Les
interventionnistes partagent, au sujet de la propriété et de la
liberté, l’erreur des socialistes, mais ils sont moins
*avancés* ou plus timides. Ils pensent que la société ne
peut être abandonnée à elle-même sous peine de
demeurer stationnaire ou même, pis encore, de retourner à la
barbarie, qu’elle a besoin d’être poussée en avant
par un gouvernement faisant office de Providence. Ce gouvernement-Providence
emploie dans l’accomplissement de sa tâche des
procédés de deux sortes : d’abord il réglemente,
en suivant les inspirations de son intelligence supposée
supérieure, la liberté et la propriété des
particuliers dans l’intérêt prétendu de la
généralité; ensuite il s’empare de certaines
branches de travail, il en subventionne ou il en protège d’autres,
aux frais de la communauté. Ainsi, il construit des routes, des
canaux, des chemins de fer, il transporte les lettres et les
dépêches, il organise l’enseignement, il salarie les
cultes, il subventionne les théâtres et encourage les arts,
etc., etc. Cette intervention dans le domaine de la production a pour objet
d’y [xi] faire régner l’ordre et d’y susciter le
progrès; mais elle a pour résultat inévitable d’y
jeter le trouble et de ralentir l’essor naturel des branches de travail
dont il s’agit précisément de hâter le
développement. En effet, tantôt, comme dans le cas de
l’enseignement et des travaux publics, le gouvernement a pour principe
de ne point couvrir ses frais, et il ralentit ou il empêche la
multiplication des entreprises libres qui sont tenues de couvrir les leurs
pour subsister; tantôt, au contraire, comme dans le cas du transport
des lettres et des dépêches télégraphiques, il
veut réaliser des bénéfices supérieurs à
ceux des entreprises libres, et dans ce but, il interdit à
l’industrie privée de lui faire concurrence. Dans les deux cas
l’ordre naturel du développement de la production est
troublé et ce développement est ralenti. Il en est de
même encore lorsqu’il subventionne ou protège certaines
branches particulières de la production matérielle ou
intellectuelle, aux dépens des autres; comme s’il était
plus capable que les intéressés eux-mêmes de savoir quels
besoins il est plus essentiel ou moins urgent de satisfaire.
Les
privilégiés, les socialistes et les interventionnistes, tels
sont donc les adversaires que nous avons à combattre pour asseoir la
société sur ses deux bases naturelles : la liberté et la
propriété. [xii]
A
suivre
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